Chapitre 2 : Kako (Le passé)

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Akira

 Cette sensation de ne pas mériter le bonheur me colle à la peau comme une sangsue invisible. Je traîne ce poids depuis trop longtemps, mais je ne peux pas m’en plaindre : après tout, la faute me revient entièrement. J’ignore comment me racheter. Je ne le pourrai probablement jamais.

 J’enfonce le menton dans mon écharpe. J’aurais dû prendre un manteau par ce froid ! J’ai beau, je l’espère, avoir mûri en grandissant, je reste toujours en proie à la bêtise. À mon âge, il serait temps que je devienne un vrai homme. Mais je m’enlise toujours, souvent malgré moi, dans l’immaturité.

 Mes jambes se bloquent subitement devant une modeste, mais jolie, maisonnette. Le mouvement de balancier du sac plastique, que je tiens au bout des doigts, s’arrête aussi. J’observe, pendant un instant, l’habitation à travers les volutes chaudes qui s’échappent de ma bouche gelée. Ma main se crispe sur les anses fragiles du sachet qui contient les courses effectuées à l’épicerie de quartier.

« Yuka… » murmuré-je pour moi-même.

 La porte s’ouvre et une apparition fantomatique se dessine devant moi. Je me cache derrière un buisson, par instinct, et réalise que je me comporte comme un pervers, mais je n’avais pas le choix. Je reconnaîtrais ce visage poupin parmi des centaines. Bien que ses lèvres soient scellées, je revois ses deux adorables dents de devant, similaires à celles d’un lapin. Aurais-je invoqué cette vision de mon passé en prononçant simplement son prénom ? Que faire, à présent ? Elle n’a certainement pas envie de discuter avec moi, ni même de poser les yeux sur ma sale tronche. Je la comprendrais : à sa place, je ressentirais la même chose.

 Elle est vêtue d’un simple kimono rose clair. Un obi rouge, une large ceinture indissociable de ce genre de vêtement, cache sa taille, et une épaisse veste de type hanten la mange presque entièrement. Elle s’emmitoufle d’un châle supplémentaire et referme la porte derrière elle. Elle avance d’un pas gracieux vers le trottoir et se rapproche dangereusement de ma cachette. Je panique à l’idée qu’elle me remarque et se méprenne sur mes intentions.

 Pendant que je réfléchis à toute allure, un cri strident retentit dans cette petite rue résidentielle déserte. Je me reconnecte à la réalité et aperçoit Yuka, devant chez elle, les fesses dans la neige. Elle a dû glisser sur le verglas qui a recouvert les marches de son perron. Sans réfléchir, je me précipite dans sa direction. Ses yeux me lancent des éclairs composés d’un mélange d’étonnement et de colère. Je lui tends la main. Elle la refuse.

— Qu’est-ce que tu fais ici, Akira ?

— Je…Je suis du quartier, tu sais…

— Et tu habites encore chez ta mère, à ton âge ?

— Oui…En tout cas, si ça peut te rassurer, sache que je ne t’espionnais pas…

— Encore heureux !

 Elle se redresse toute seule, avec beaucoup d’agilité malgré ses jambes tremblantes et les grosses sandales en bois dont elle est affublée. Je les lui désigne de l’index :

— Ce ne doit pas être facile de marcher avec des getas, ce sont de véritables engins de torture, pas vrai ?

— Je confirme. Bon, tout va bien, je n’ai rien, tu peux partir.

— Yuka…

— Tiens, tu ne m’appelles plus « la lapine » ou « grandes dents » ? Remarque, tu te réserves peut-être ce plaisir pour plus tard, lorsque tu auras du public.

— Yuka, ce…Est-ce que tu as le temps de prendre un café en ville, avec moi ?

— Je ne peux pas, sans chaperon, je te rappelle.

— Ce n’est plus interdit, seulement mal vu. De plus, ton frère et ton père se montrent souvent conciliants, non ?

— « Seulement mal vu » ? Je serais perçue comme une fille facile, dépourvue de toute moralité, mais toi, tu ne rencontrerais aucun problème si on devait sortir ensemble dans un lieu public. Ce n’est pas étonnant de ta part de ne pas t’en soucier, vu ce que tu m’as fait…

— Justement, j’aimerais qu’on en discute.

— Et qui te dit que j’ai envie de te parler ?

— Personne. Tu as toutes les raisons du monde de m’en vouloir.

— Parfait, tu as bien compris la situation. Laisse-moi éclaircir un autre point : je suis policière, maintenant. Si tu m’espionnes, ou me harcèles, je t’arrête.

— En aurais-tu le droit ? On dit que tu travailles à Shinedo. Me tromperais-je si j’affirmais que tes attributions ne dépassent pas les frontières de la capitale ?

— Alors je te ferai une clef de bras, à l’abri des regards, et tu auras bien trop honte pour admettre que tu as été tapé par une femme, qui plus est par « la lapine ».

— Écoute, je te présente mes excuses pour la manière dont je t’ai traitée au lycée. Je…J’étais jeune et con. J’ai vraiment beaucoup de mal à vivre avec ça…

— Oh mon pauvre chéri, tu culpabilises et tu as besoin de mon pardon pour avancer ? Eh bien, tu ne l’auras pas.

 À ces mots, elle ouvre son ombrelle en papier blanc, qui se confond avec le ciel de coton, afin de se protéger des flocons qui commencent à tomber. Ensuite, elle s’éloigne rapidement et je traverse la minuscule route qui sépare nos deux maisons.

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