Chapitre 3 : Torauma (Trauma)
Yuka
Il ne manque vraiment pas d’air, celui-là. Je dois tous les jours surmonter des images difficiles, vivre avec ce qu’il m’a fait subir, et je devrais en plus l’aider à recouvrer la paix ? Pourquoi ferais-je tout cela pour un homme qui m’a humiliée durant une bonne partie de ma scolarité ?
Furieuse, je tape le sol, à moitié recouvert de neige, avec mes semelles en bois. Celles-ci résonnent contre le peu d’asphalte laissé visible par les ballerines glacées qui s’écrasent mollement au sol. Je plonge l’un de mes pieds dans la poudreuse, afin de l’envoyer valser, mais celle-ci fond sur ma chaussette tabi[1], la rendant froide et humide. Je grimace, me maudis à – presque – haute voix et continue de marcher.
Au bout de quelques minutes, le marché couvert se matérialise petit à petit. Une fois proche de la cohue et de son brouhaha, je m’arrête et me racle la gorge avant de redresse la tête pour tenter de retrouver une certaine contenance. Je sors, de mon obi, l’autorisation écrite de la main de mon père pour que je puisse effectuer une sortie seule, ainsi qu’une liste de courses rédigée par les soins de ma mère. Je range le premier papier qui ne me servira à rien, à moins d’un malencontreux contrôle, et avance vers les étalages. De toute manière, je possède légalement le droit de me balader seule. Cependant, avec mon travail, je suis simplement la mieux placée pour savoir que la police a parfois la fâcheuse tendance à se prendre pour celle des mœurs, principalement dans les petites villes.
L’odeur du poisson me donne des hauts le cœur. Je me rue vers l’extérieur, afin de respirer un peu d’air frais. Lorsque je me sens mieux, je retourne à l’intérieur afin de continuer mes emplettes pour nos repas d’aujourd’hui et ceux du Nouvel An que nous devons préparer en amont. Concentrée, je me faufile à travers les stands d’un pas décidé, en ignorant les éléments qui ne m’intéressent pas. Un monsieur à la voix grasse me hèle. Je feins de ne pas l’avoir entendu, mais il poursuit :
— Mademoiselle, ne désirez-vous pas un peu de poulet pour Noël ? C’est très à la mode en Occident, et aussi à la capitale ! Vous le saviez ?
— Oui, je le savais, j’habite à Shinedo, pour votre gouverne. Et malheureusement, non, je n’ai pas besoin de volaille car nous ne célébrons pas Noël. Nous nous contentons du Nouvel An. Ma famille est très traditionnelle.
— Et vous n’avez pas de petit-copain ou de mari ? C’est romantique, Noël en couple !
— Votre question est déplacée et indiscrète, vous comprendrez aisément que je ne puisse pas y répondre. Je vous souhaite une bonne journée, monsieur.
Avant qu’il ne m’alpague à nouveau, je poursuis mes achats et ressors du marché une trentaine de minutes plus tard, les bras chargés. Les sacs, que ma mère confectionne avec les chutes de nos kimonos, menacent à tout instant de craquer. J’ai l’impression que mon cœur se trouve actuellement bloqué dans une situation similaire : il semble au bord du craquage, lui aussi, tant il bat douloureusement. Je m’assois donc sur un muret à l’écart de la petite foule et porte à mes lèvres la bouteille, contenant une boisson chaude au miel et au yuzu, achetée un peu plus tôt. J’en bois deux ou trois gorgées et lève ensuite les yeux vers le ciel. Je sens une larme chaude s’en échapper. Elle se fige rapidement sur ma joue en une traînée glacée que j’essuie. Ma peau tiraille.
Je ne veux pas rester seule. Malgré le froid, je découvre ma montre connectée, attachée autour de mon poignet, de la manche de mon kimono et appelle Misa, une amie d’enfance. Son hologramme ne tarde pas à apparaître devant moi, un bébé dans les bras.
— Yuka ? Tout va bien ?
— Oui, merci. Et toi, ça va ? Tout se passe bien avec ton petit bout ?
— Oui, tout…tout va bien.
— Je suis désolée, je sais que c’est soudain mais peut-on se retrouver cette après-midi au café où nous allions toujours près du lycée ? S’il existe encore.
— Je ne sais pas si mon mari sera d’accord et je dois m’occuper de Nao, notre fils. Mais tu es la bienvenue à la maison si tu le souhaites. Nous n’aurons pas besoin de chaperon, ce sera plus confortable.
— Tu es une femme mariée, ta simple présence pourrait me suffire de chaperon, en théorie. En tout cas, je te remercie pour ton invitation mais je ne voudrais pas te déranger, tu as tant à faire…
— S’il te plaît, viens. J’ai cruellement besoin de compagnie. Je crois que toi aussi.
— Tu n’as pas tort… Je rentre ranger les courses et prévenir mes parents. Ma visite à une amie d’enfance ne devrait pas leur poser de problèmes. J’arrive.
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[1] Les chaussettes tabi divisent les orteils en deux (une partie pour le gros orteil, l’autre pour le reste) afin de laisser passer la tige d’une sandale. Elles sont souvent portées avec les kimonos.
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