Chapitre 4 : Giron (Le débat)

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Yuka

— As-tu trouvé la maison facilement ? me questionne Misa.

 Ses mains, menues mais adultes, recouvrent, presque entièrement, le petit corps de Nao assis mollement sur ses genoux. Le bébé somnole, la tête penchée sur le côté. De temps à autre, il ouvre les yeux, dans un hoquet absolument adorable, avant de les refermer instantanément.

— Oui, même si le fait de monter dans un simple bus, et non dans une I.A de transport, m’a provoqué un sentiment étrange. La capitale regorge d’I.A.T telles que des tramways tirés par des chevaux robotiques, des métros automatisés dans tous les sens, et figure-toi que certains trains commencent même à léviter grâce aux nouvelles ondes du Dôme ! 

— Je suis bien contente que cette cochonnerie de Dôme ne s’étende pas jusqu’à Sapporo, du moins pas encore.

— Moi aussi. Remarque, cette technologie ne comporte pas que des désavantages. Les étés sont plus respirables, l’air moins pollué, les hivers davantage cléments…

— D’accord.

 Le débat se clôt bien vite. Trop vite. Tant pis, j’en ai l’habitude. Mes copines ont toujours préféré donner raison aux autres plutôt que s’embarquer dans des discussions animées. De toute façon, je ne suis pas venue chez une amie, que je n’ai plus vue depuis au moins un an, de surcroît, pour argumenter sur quelque sujet épineux que ce soit.

— Ta nouvelle maison est si jolie et bien rangée, alors que tu as un enfant en bas âge. C’est impressionnant ! remarqué-je.

— Oh non, je m’excuse sincèrement de te recevoir dans un tel bazar.

— Tu plaisantes ?

 Son salon tout en bois, de style japonais, étincelle de propreté. Les livres de la bibliothèque sont classés par couleur et par taille. Pour couronner le tout, sa table immaculée renvoie le reflet de la lampe au-dessus de nous, elle-même enrobée d’un bel abat-jour beige.

— Tu n’as ni loué ni acheté une I.A. domestique afin de t’alléger un peu ?

— Le prix des I.A.D a un peu baissé, certes, mais demeure inaccessible pour la moyenne des gens, tu sais. Nous ne pouvons pas nous le permettre. Et puis, j’aime m’occuper de l’entièreté de mon foyer par moi-même.

— Ton mari ne t’aide pas ?

— Il a un emploi du temps très chargé…

— Je vois. Dans quel domaine exerce-t-il ?

— Il travaille comme journaliste pour le Sapporo Shimbun[1]. En ce moment, il rentre tard du bureau car il collabore avec des salariés de la branche américaine et, une chose est sûre, ces gens-là n’ont pas la même éthique du travail que les Shin-Nihonniens. Ils partent de l’entreprise à cinq heures du soir, n’est-ce pas honteux et inimaginable ?

— Et que stipule leur contrat ?

— Théoriquement, ils respectent les horaires. Néanmoins, ils devraient rester davantage, par solidarité. Mais il n'en est rien ! De ce fait, mon Yukino se retrouve seul à représenter son équipe auprès de ses supérieurs, ainsi il ne peut décemment pas quitter son poste avant eux. Il faut bien qu'il y en ait un qui se comporte de façon sérieuse, tout de même !

— Je vois.

 Cette fois, je prends le rôle de celle qui abrège la conversation. Je déteste la vision du monde professionnel à Shin-Nihon. Je suis pour le travail bien exécuté, non pour l’épuisement gratuit. De plus, je trouve que Misa juge un peu rapidement des gens qu’elle ne connaît apparemment pas. Je ne me souvenais pas de ce trait de caractère chez elle. La vie de femme au foyer l’aurait-elle changée ?

— Alors, tu l’as revu, n’est-ce pas ?

— Qui ça ?

— Akira.

— Comment l’as-tu deviné ?

— Tu semblais bouleversée, tout à l’heure.

— Ah ?

— Oui, tu tremblais comme une feuille.

— L’hologramme passait peut-être mal, la couverture réseau n’est pas terrible dans le coin…

— Yuka ? Tu peux tout me dire, tu sais.

 J’avale une gorgée de thé vert pour me redonner du courage. À la place, je me brûle la langue et toussote. Misa m’apporte un verre d’eau. Cet incident a au moins le mérite de m’aider à gagner du temps afin de rassembler mes pensées.

— Oui, je suis tombée sur Akira en sortant de chez moi. J’ignore pourquoi je ne l’ai pas croisé depuis le lycée. Pourtant, je suis déjà revenue plusieurs fois chez mes parents. Je croyais qu’il avait déménagé, après tout ce temps. 

— À ma connaissance, il travaille aussi comme journaliste, mais en tant qu’indépendant, et coopère de temps en temps avec mon mari. Il écrivait des articles à Okinawa, si je ne m’abuse, avant de revenir à Sapporo à cause de la maladie de sa mère. Elle vient de décéder. Il a hérité de la maison familiale et je crois qu’il y réside toujours.

— Je vois, articulé-je sur un ton triste qui me surprend.

— Et toi, comment tu te sens ?

— Bien, pourquoi en serait-il autrement ?

— Parce que tu l’appréciais quand nous étions ados, non ? Vous avez tout de même grandi ensemble.

— Oui, on s’entendait très bien avant qu’il ne se mette, pour je ne sais quelle raison, à m’insulter à l’école et dans la rue. À cause de lui, je n’étais tranquille nulle part. Il habitait en face de chez moi, je n’en pouvais plus. J’ai curieusement arrêté de l’aimer à ce moment-là.

 Le ton ironique de ma voix casse notre échange. Misa m’adresse un sourire discret qu’elle cache rapidement derrière sa tasse de thé. Je l’imite et nous échangeons quelques banalités avant que je ne parte en prétextant ne pas vouloir la déranger plus longuement. Or, une petite voix intérieure me souffle que Misa n’a plus de tâches ménagères à effectuer avant un bon moment. Une bouffée de culpabilité me réchauffe les joues tandis que je marche dans un brouillard glacial et silencieux. Mon amie avait besoin de compagnie et je pensais éprouver la même chose. Or, à présent, je souhaite surtout me retrouver seule afin de nettoyer ma maison intérieure. Je rêverais qu’elle soit autant en ordre que celle de Misa.

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[1] Le mot « Shimbun » signifie « journal » en japonais.

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