Chapitre 5 : Kenka (La dispute)
Akira
À l’abri de la baie vitrée de mon salon, je fixe la maison d’en face à m’en décoller la rétine. Après quelques secondes, ou peut-être quelques minutes, je trouve enfin le courage de la quitter des yeux pour aller l’affronter dans la réalité. J’enfile un long manteau par-dessus mon hakama[1], enfonce mon roman du moment dans l'une de ses énormes poches, et traverse la rue afin de sonner à sa porte. Celle-ci s’ouvre sur la mère de Yuka qui se tient dans l’embrasure, droite comme un i. Sa position défensive m'évoque celle d'une louve prête à tout pour protéger ses enfants, malgré sa frêle stature, les bras croisés et les lèvres pincées, presque retroussées telles des babines.
— Bonjour Madame, cela faisait longtemps…
— Que veux-tu, jeune homme ?
— Je…Je souhaiterais parler à Yuka…
— Elle est absente !
— Connaissez-vous, à tout hasard, l’heure de son retour ?
— Non.
— Pas de problème, je reviendrai plus tard.
— Non.
— Non ?
— Tu m’as parfaitement entendue, jeune homme. Je t’interdis formellement de revenir, me prévient-elle, presque dans un grognement.
Telle mère, telle fille ! Je me rappelle enfin du caractère bien trempé, caché derrière une douce façade, de la matriarche de la famille Yamamoto. Celle-ci me fiche les jetons. Malgré tout, je décide d’attendre sa précieuse fille en m’asseyant sur un banc gelé, un peu plus loin, sous un pin aux branches alourdies par la poudreuse. Je sors mon roman, mais ne me plonge pas directement dedans. Je lève un instant la tête afin d’admirer le ciel ferreux qui continue de cracher de gros flocons blancs.
Les heures s’égrènent à mesure que mon nez coule. Je devrais rentrer avant d’attraper froid. En dépit du fait que je dispose d'une vue plutôt imprenable sur l'entrée de la demeure de Yuka depuis mon salon, je ne bouge pas. Peut-être qu’une partie de moi souhaite me punir.
La voûte céleste se remplit rapidement d’une encre plus noire encore que celle d’une seiche. Ne supportant plus le froid, je m’apprête finalement à rentrer lorsque la lumière d’un lampadaire réfléchit une large ombrelle blanche. Mon cœur menace de s’échapper en remontant par ma gorge serrée. Il tambourine comme un fou dans ma poitrine, puis dans ma trachée. Je déglutis et m’approche de Yuka. Elle sursaute avant de plisser les yeux. Lorsqu’elle me reconnaît dans la pénombre, elle me sermonne :
— Tu es vraiment con de t’approcher ainsi d’une femme seule dans une obscurité pareille ! Dois-je te rappeler que je suis…
— Oui, tu es policière, je le sais, l'interrompé-je.
— Non, tu n’as pas l’air de savoir. Tu ne te rends pas compte que je suis capable de me battre, maintenant. Je ne peux garder mon arme de service pendant mes congés, mais j’aurais pu te faire très mal. Remarque, j’aurais joui d’une bonne excuse pour t’éclater le nez.
— Quelle violence !
— Tes moqueries l’étaient également, violentes. Et il n’y avait pas que ça… Tu as pourri ma réputation en te vantant auprès de tout le monde que nous nous étions embrassés.
— Ce qui n’était pas faux…
— Je ne t’accuse pas d’avoir menti. Mais on m’a traitée de fille facile, après ça. Or, toi, tu n’as eu aucun problème, ni à me prendre mon premier baiser, ni à me calomnier. J’aurais déjà rencontré suffisamment d’obstacles à l’Académie de police, simplement à cause de mon genre…Mais mes instructeurs et camarades ont entendu parler de ma réputation de fille facile et j’en ai souffert pendant quatre ans, j’ai même été harcelée sexuellement là-bas et sur mon lieu de travail pendant que toi, tu te dorais la pilule à Okinawa et menais ta petite vie tranquille de reporter free-lance.
— Je sais, je m’excuse encore sincèrement pour tout ce que j’ai pu te dire et te faire. J’étais stupide.
— Et, visiblement, ça n’a pas changé.
— Tu avais raison, tout à l’heure. J’ai voulu me délester d’un poids trop difficile à porter. Mais je ne souhaitais pas que ça. Il fallait que je te dise que je ne t’avais pas embrassée, ce jour-là, pour me moquer de toi. J’étais sincère. Tu me plaisais. J’ai bêtement ressenti de la gêne car mes amis nous avaient surpris et…et j’ai fait le fier en te repoussant devant eux. Ensuite, je craignais de t’avoir perdue, alors je te titillais pour récupérer ton attention, comme les petits garçons qui tirent les couettes des filles qu’ils aiment bien.
— Quelle société de merde ! Tu crois vraiment que les petites filles aiment qu’on leur tire les cheveux, qu’elles pensent : « Oh il me fait du mal car il m’aime, quel romantisme ! » ? persifle-t-elle entre ses dents.
La lumière du réverbère se reflète dans ses yeux mouillés tandis que quelques secondes s’écoulent dans le silence de la nuit. Les étoiles commencent à apparaître et à clignoter une à une au rythme d’une chanson inaudible.
— Bon, tu as terminé ? demande-t-elle enfin.
— Je…
— Oui, tu es désolé, ça je l’ai compris. Mais je ne peux plus aimer, par ta faute. Je paierai toute ma vie un tribut bien plus lourd que le tien. Je ne peux pas passer l’éponge. Passe une bonne soirée.
Elle me tourne ensuite le dos pour s'éloigner et rentrer chez elle.
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[1] Un hakama est un vêtement traditionnel japonais, composé d’une sorte de pantalon large, souvent porté par les hommes, mais qui peut l’être également par les femmes.
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