Chapitre 6 : Ofuro (Le bain)
Yuka
— Souhaites-tu un peu de soupe miso, ma chérie ? me propose ma mère.
— Non merci, Maman, je n’ai pas très faim.
— Je comprends, mais tu devrais quand même en prendre un peu, c’est très digeste tu sais.
— Bof…J’ai mal au ventre, rien ne me tente. Je vais aller prendre un bain, je verrai plus tard.
— Je comprends, ma chérie. Je t’en ai déjà fait couler un.
— Merci, Maman.
Je monte les escaliers et me dirige vers la salle de bains. La baignoire remplit presque tout l’espace. Une attache en métal argenté retient mollement un pommeau en plastique beige qui menace à tout instant de se fracasser sur le carrelage à l’épaisseur et à la couleur simples. Aucune cloison ne protège la cuvette des toilettes. Je reste un instant statique, et nostalgique, comme pour m’imprégner de cette atmosphère moite. Le bruit provoqué par le ruissellement de quelques gouttes m’apaise.
Une fois sortie de ma rêverie, je me douche rapidement afin de me décrasser. Ensuite, je me saisis de la lourde plaque qui recouvre la baignoire, pour en préserver la chaleur, et la pousse sur une tablette prévue à cet effet, contre la faïence claire. Mes yeux dérivent automatiquement vers le petit tableau électronique vissé au mur. Je souris en constatant que ma mère se rappelle la température à laquelle j’aime prendre mon bain depuis mon enfance. Elle se souvient même du nombre de litres à indiquer au robinet afin que celui-ci déverse automatiquement la quantité d’eau souhaitée. J’ai beau lui répéter que je suis devenue une adulte, et que je suis capable de m’occuper de ces choses-là, elle préfère s’en charger elle-même et ainsi continuer à prendre soin de moi lorsque je retourne à la maison. Maman a toujours été faite pour être mère.
Je pénètre dans l’eau chaude, qui enveloppe doucement l'entièreté de mon corps, installe ma nuque contre le renfort en forme de coussin, et rejette la tête en arrière avant d’ordonner à mes implants de jouer de la musique. Je fixe le plafond en tentant de me concentrer sur la mélodie relaxante qui se diffuse dans mes oreilles, sans succès. Des mots s’échappent de ma bouche, sans personne pour les entendre :
« Tu te prétends repenti mais, en fait, c’est faux, n’est-ce pas ? Tu joues la comédie pour que je baisse ma garde et ainsi pouvoir m’humilier à nouveau. Pourquoi ? Ça ne t’a pas suffi de me blesser par le passé ? »
Je secoue la tête et mes larmes se mélangent à l’eau du bain.
Une heure plus tard, je m’essuie, enfile une longue chemise de nuit en flanelle, ainsi que des bas en laine, et file me coucher, l’estomac vide et douloureux. Je ne parviens pas à fermer l’œil malgré ma fatigue, hantée par l’image du visage désolé d’Akira. Je me bats contre l’envie de croire qu’il a changé en me retournant encore et encore dans mon lit.
« J’ai oublié de fermer les rideaux à cause de toi ! Pourquoi ne veux-tu pas sortir de ma tête ? » pesté-je.
Mon regard s’accroche à présent à un flocon solitaire qui se détache de la voûte étoilée. Mes yeux désirent suivre son ballet, bien que sa fin funeste paraisse logique. Je me lève et me dirige vers le carreau qui laisse entrer un éclat laiteux. Le danseur habillé de fils d'argent virevolte maintenant dans la lumière du lampadaire qui fait face à la fenêtre de ma chambre. Sous son faible halo lumineux, une silhouette masculine se dessine, assise sur le seul banc des alentours. Son bois est habillé de cristaux aux éclats bleutés et violacés. Je distingue à peine la forme d'un livre dans la main de l'homme que je reconnais malgré la pénombre et la distance.
« Quel imbécile ! À ce rythme, il va se transformer en glaçon. Il ne porte même pas de gants ! »
Une rage sourde s’empare de moi. Je regagne mon lit dans l’espoir de m’endormir, mais la vision d’Akira seul sous la neige en pleine nuit ne me quitte pas l’esprit. Je me relève et une drôle de vague de soulagement me submerge lorsque le banc vide se matérialise devant moi. Je frissonne, marche rapidement pour me pelotonner sous la couette épaisse, me concentre sur la chaleur que celle-ci me procure, ferme les paupières et me sens sombrer dans le sommeil.
Les jours se suivent et se ressemblent. Mais cette nouvelle routine m’occupe tellement que le temps passe à toute vitesse. J’ai l’impression d’être paradoxalement plus apaisée depuis que je suis rentrée, et ce malgré mes retrouvailles déplaisantes avec Akira. Bien que Noël soit passé, les décorations lumineuses écœurantes envahissent toujours Sapporo. Je ne m’y rends que très peu, à l’exception de quelques rendez-vous avec des copines du lycée. Je consacre la plupart de mon temps à la première raison de ma venue : aider ma mère à préparer le Nouvel An.
— Finalement, viens-tu pour le réveillon demain ? Maman souhaite préparer plus de mochis[1] que nécessaire, au cas où tu nous rejoindrais.
— Comme je te l’ai dit, imouto, je vais faire de mon mieux, mais j’ai été mis sur un meurtre. Une jeune fille a été tuée le jour de Noël. Certainement par son petit-ami.
— Dans ce cas, l’enquête est simple, non ? Vous devriez la boucler rapidement.
— Non, car ce malade s’est enfui, figure-toi. Il sortait certainement avec d’autres femmes dans le but de leur ôter la vie avec cruauté pendant les fêtes.
— Et après ça, tu voudrais me faire avaler que Noël est romantique…
— Il ne s’arrêtera pas en si bon chemin, si tu veux mon avis. Il risque de commettre un véritable carnage le 31 décembre, et tout le début du mois de janvier, si je ne me trompe pas concernant son profil. Il profitera certainement de la période des premières visites au temple pour s’en prendre à d’autres femmes.
— Je devrais peut-être rentrer, alors. Tu as certainement besoin de renforts et je suppose que les effectifs ont diminué avec le Nouvel An.
— Certainement pas. Je ne vais pas pousser ma propre petite sœur dans la gueule du loup ! J’ai surtout beaucoup de travail sur la planche pour remettre la main sur ce fumier. Je sais que beaucoup de femmes vivent des choses épouvantables dans notre société. J’aimerais au moins rendre justice à la victime de ce taré et qu’il ne cause plus de tort à personne. Je dois au moins cela à ses parents.
— Merci, nii-san.
— Pourquoi tu me remercies ? Il s’agit de mon travail. C’est naturel que je protège la population avec mon cerveau légendaire. Gardez-moi des mochis, je passerai très vite, que ce soit le demain pour célébrer le passage à l’an 2122 avec vous, ou un peu après.
— D’accord, sois prudent.
— Ne t’inquiète pas, tout ira bien.
Tandis que nous nous attelons à la confection des gâteaux de riz gluants en forme de boulettes, une lumière blanche et aveuglante se diffuse dans toute la pièce. Assises face à la véranda qui donne sur le quartier encore endormi, nous écrasons le riz glutineux chacune à l’aide d’un mortier.
Akira passe dans la rue. Je reconnais sa tignasse en désordre qu’il essaye de maintenir avec un semblant de gel. Son regard me semble vide, ailleurs. Il a respecté mon souhait de ne plus vouloir discuter avec lui et ne jette aucune œillade à la maison.
— Quel pauvre garçon, tout de même. Sa mère était très malade, tu sais. Elle a tenu à mourir chez elle. Elle n’avait jamais connu que cette maison, avec son défunt mari et leur fils unique. Il est revenu aussi vite que possible d’Okinawa afin d'éviter de la placer dans une maison de retraite ou de l'hospitaliser.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Je connais la vie entière de chaque habitant de ce quartier depuis bien avant ta naissance, cela t’étonne encore ?
— Non, mais pourquoi me raconter sa vie, au juste ? Tu sais très bien comment il m’a traitée.
— Oui, et je crois bien que je ne lui ai toujours pas pardonné. Je suis ta mère, Yuka. Si on te fait souffrir, je souffre également. Mais, son cœur n’est pas tout noir. Je pense même qu’il est davantage rempli de lumière. Je trouvais cela bien que tu disposes de toutes les cartes avant de te décider.
— Me décider à quoi ?
— Je ne suis pas aveugle ni sénile, ma chérie. Vous étiez inséparables durant toute votre scolarité. Tu l’appelais naïvement ton « meilleur ami », mais tes yeux te trahissaient lorsqu’il venait manger à la maison ou faire ses devoirs avec toi. Les siens aussi. Il te regardait avec beaucoup d’amour. Et tu n’avais pas forcément tort en le nommant ainsi. Tu sais, ton père est également mon meilleur ami.
— Je ne vois toujours pas de quoi tu parles.
— Tu le rejettes de tout ton être, sauf ton cœur. Ton kokoro[2] pleure, je l’entends d’ici. Pourquoi ne pas lui laisser une seconde chance ? Vous étiez jeunes…
— Cela n’excuse pas tout !
— Non, je suis bien d’accord avec toi. Je n’ai jamais affirmé que son comportement de l’époque n’avait rien de répréhensible. Quand tu te trouvais chez Misa, l’autre jour, il est venu nous voir et je l’ai sommé de disparaître. J’agirai toujours dans ton intérêt. Si tu me promets, en te montrant sincère envers toi-même, que tu n’éprouves plus rien pour lui et que tu ne souhaites plus jamais le revoir, alors je formerai un rempart de mon corps s’il le faut pour l’empêcher de te parler. Je ne veux pas que tu vives avec des regrets. Si tu sens au fond de toi que ce n’est pas un homme mauvais, mais qu’il a commis une erreur de jugement lorsqu’il avait dix-sept ans, alors peut-être que le mieux pour toi serait de lui laisser une autre chance…
Je martyrise la pâte, que je malaxe furieusement dans mon saladier en métal, pour toute réponse. Ma mère pose une main tendre sur la mienne et je redresse la tête. Ses yeux s’étirent en jolies pattes d’oie qui témoignent sa vie passée à nous aimer.
— Maman…
— Oui ?
— Nous avons trop de pâte à mochi, même si nii-san revient. Et Akira n’a plus de famille. J’ai de la peine pour lui, malgré ce qu’il m’a fait subir.
— Alors invite-le à manger avec nous ce soir. Tu peux lui promettre que, tant qu’il reste sage, je ne le mangerai pas tout cru, promet-elle en riant. Je pouffe à mon tour.
Je me lève si brusquement que ma chaise manque de tomber, enfile un hanten, me rue à l’extérieur, cours après Akira et lui crie :
— Attends !
Il se retourne et me considère avec les yeux aussi ronds que des soucoupes. Je me plie en deux, essoufflée, les mains sur les genoux.
— Tout va bien, Yuka ?
— Oui ! Ne te méprends pas, mais nous cuisinons des gâteaux de riz avec ma mère et elle tient toujours à préparer …Tu veux manger avec nous demain soir ?
— A…Avec plaisir, me répond-il dans un sourire aussi doux que dangereux pour mon cœur.
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[1] Les mochis, à prononcer « motchi », sont des gâteaux de riz gluant. Ils sont consommés toute l’année, mais connaissent un franc succès lors du Nouvel An. Malheureusement, les accidents sont nombreux en cette période, car certains les avalent d’un coup et s’étouffent avec, principalement les personnes âgées.
[2] Le cœur, dans le sens de « l’âme » (et non de l’organe en lui-même) se dit « kokoro » en japonais.
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