Chapitre 7 : Shinpai (L'inquiétude)

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Akira

 Un étrange mélange de buée et de givre recouvre la baie vitrée à travers laquelle je distingue à peine les contours de la maison de Yuka. Je plisse les yeux et me colle presque à un trou de verre laissé intact. Je me maudis intérieurement lorsque je réalise ce que je fais : ce comportement est digne, au mieux d’un tueur en série, au pire d’un harceleur, mais je ne parviens pas à détacher mon regard de ces murs blancs réchauffés par des boiseries. J’ai toujours pris soin de les observer, depuis mon retour, comme pour me rappeler mon châtiment. Aujourd’hui, je les considère toujours d’un œil rempli de culpabilité mais teinté d’un sentiment nouveau. Je me sens plein d’espoir. En ai-je pour autant le droit ?

 Une douloureuse euphorie m’envahit. Puis-je accepter la proposition de Yuka et la rejoindre chez ses parents afin de célébrer le Nouvel An avec elle ? Ne lui causerais-je pas davantage de souffrance en ne me pointant pas à la dernière minute ? De plus, rien ne me dit qu’elle partage mes sentiments. Il vaudrait donc mieux que je ne l’embête plus avec ceux-ci, de peur de la gêner. En y réfléchissant bien, il n’y a aucune raison qui justifie ma joie, à l’exception de la perspective de recevoir enfin son pardon comme un merveilleux cadeau. Je ne peux en espérer de plus beau, tel que son amour. Ma gourmandise me perdra certainement un jour.

 Migraineux, j’effectue un aller-retour jusqu’à la cuisine ouverte et me sert un café. J’enfonce mon menton dans le col roulé de mon pull, acheté lors d’un reportage en Amérique du Sud. Il faudrait peut-être que je me montre moins radin sur le chauffage. On verra la chose plus tard. Pour le moment, je me concentre sur la rivière noire qui jaillit de la cafetière pour remplir le mug que je tiens en-dessous de celle-ci. Je le porte à ma bouche et sursaute lorsque la sonnette retentit bruyamment.

  « Merde ! » râlé-je en constatant la présence indésirable d’une tâche marron sur la laine blanche de mon pull. Elle s’étend de plus en plus sur la laine blanche à mesure que les secondes s’égrènent. J’attrape un torchon pour la tamponner tout en me précipitant vers la porte d’entrée que j’ouvre à la volée. Lorsque je remarque qu’il s’agit de Yuka, joliment vêtue d’un kimono d’hiver bleu ciel, délavé par les années, et d’un hanten violet, à la doublure rose, mon cœur manque un bond.

— Yu...Yuka !

— Je…

 Affolé lorsque je remarque ses yeux embués de larmes, je me pousse sur le côté tout en ne la quittant pas des miens :

— Tout va bien ? m’enquiers-je.

— Je…je suis désolée. On…on ne fêtera peut-être…peut-être pas le Nouvel An ce soir. Mon…mon grand-frère a disparu…, bredouille-t-elle dans un hoquet, figée comme une statue.

— Quoi ? Comment ça ?

— Je…Il…

— Entre, je te verserai une tasse de café.

  Elle ne bouge toujours pas, visiblement en état de choc si j'en crois ses pupilles dilatées et sa bouche tremblante. Bien que conscient du manque de bienséance de ce geste, et des paroles que je m’apprête à prononcer, je lui tends la main :

— Je te promets que tout va s’arranger. Discutons-en ensemble.

À ma grande surprise, elle la prend. La sienne est gelée mais douce. Je la tire doucement vers l’intérieur et lui propose de s’asseoir. Elle obtempère et je pose une tasse fumante devant elle. Ses paumes rougies par le froid entourent la céramique qu’elle considère la tête baissée avant de la relever vers moi. Il règne un insupportable mélange de peur et de tristesse dans ses prunelles mouillées :

— Comme tu le sais, je fais partie de la police.

— Oui, tu as en effet insisté sur ce point plusieurs fois, plaisanté-je dans une tentative de la détendre.

— C’est également le cas de mon frère. Nous sommes du même poste de police, mais n’occupons pas la même fonction. Je travaille en tant que gendarme, lui comme enquêteur. Il était sur une affaire importante, un homicide. Ou, plus exactement, plusieurs féminicides qui ont tous eu lieu entre le réveillon et le jour de Noël. Il avait l’air d’avoir affaire à un dangereux tueur en série qui lui a échappé de peu. Il refusait de lâcher l’affaire avant le Nouvel An.

— Cela n’a rien d’étonnant. Après tout, il a une petite sœur et une mère auxquelles il semble énormément tenir.

— Oui, cette société est de loin trop laxiste avec les hommes. Certains se croient donc tout permis, et même au-dessus des lois. Quoi qu’il en soit, Kaïto était sur la piste de cet individu et à deux doigts de le coincer. Il essayait de résoudre cette enquête pour pouvoir rentrer cette après-midi, mais je n’ai plus de ces nouvelles depuis hier soir. Il ne répond pas à nos appels.

— Je comprends. Tu dois souvent t’inquiéter pour lui.

— Oui mais, au moins, à Shinedo, nous vivons ensemble, puisque je n’ai pas le droit de louer le moindre logement sans la présence d’un tuteur légal masculin, en tant que célibataire.

— Tu devrais peut-être appeler le commissariat où il bosse… Il a peut-être bien dormi après avoir arrêté son lascar. S’il lui est arrivé quelque chose en mission, ils ne tarderont pas à t’appeler.

— C’est ce que j’ai fait. Ils m’ont soutenu ne pas pouvoir me donner plus de détails, même si je suis de la maison. La procédure veut qu’un agent de Sapporo soit tenu au courant et prévienne ensuite mes parents en personne. Cela peut prendre encore une heure, peut-être deux. Le personnel est réduit le jour du Nouvel An et… Mes parents sont tout de même partis pour le commissariat le plus proche…

— Tu veux l’attendre ici ? Il est peut-être en chemin…

— Je…je veux bien s’il te plaît, merci. J’espère que je ne te dérange pas.

— Tu ne me dérangeras jamais, voyons !

 Elle s’essuie les cils à l’aide de l’épaisse manche de son kimono d’hiver. Une vague d’impuissance me percute de plein fouet et m'assomme presque. J’aimerais pouvoir retrouver son frère avec elle. J’aurais organisé une battue dans le coin en urgence s’il cela avait pu servir à quelque chose mais, au vu des circonstances, l’attente reste la meilleure option.

 Je l’enlace, sous l’élan d’une étrange pulsion de protection. Je regrette mon geste à peine deux secondes plus tard. Je ne souhaite évidemment pas abuser d’un moment de faiblesse. Je désirais simplement l’aider. Je commence à m’écarter de son corps chaud, mais elle me retient en se raccrochant à mon dos, ou plus exactement à mon pull. Elle est secouée de soubresauts. Nous restons ainsi quelques minutes jusqu’à ce qu’elle s’épanche dans un hoquet plein de larmes :

— Que ferions-nous, mes parents et moi, s’il lui était arrivé quelque chose ? Il n’aurait jamais dû entrer dans la police. Il est trop borné !

— Je comprends ce que tu ressens, je t’assure. Mais, pour ce que ça vaut, même si les situations ne sont peut-être pas comparables, je serais anéanti si tu devais trouver la mort. Pourtant, quand tu m’as dit que tu avais intégré la police, j’étais si fier de toi... Je suis sûre que tu es fière de ton frère, du fait qu’il défende ceux et celles qui en ont besoin, qu’il leur rende justice…Il a agi de façon noble et juste. Il y a encore des chances pour que son émetteur soit simplement déchargé. Il est peut-être même en chemin, qui sait ?

Elle se hisse sur la pointe des pieds et, avant même que je n’aie pu réaliser la situation, elle se met à ma hauteur et colle ses lèvres sur les miennes.

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