Chapitre 8 : Amasa (La douceur)
Yuka
Mon moment d’égarement me frappe après quelques secondes. J’aurais dû repousser Akira, et non me blottir davantage dans ses bras. Bien que je ne sois pas une lady, mon comportement reste indécent pour une jeune femme. Je chasse rapidement cette culpabilité lorsque son odeur musquée s’infiltre dans mes narines. Je savoure, malgré moi, la chaleur de son torse. Celle-ci m’apaise instantanément. L’inquiétude demeure en moi mais flotte désormais avec la même légèreté qu’une bulle de savon. Tous les sentiments que j’avais enfouis depuis des années jaillissent et remontent jusqu’à ma gorge afin de l’emprisonner. Mon cœur quitte ma poitrine pour se nicher dans ma trachée où il se met à battre. Je déglutis avec difficultés. J’aimerais tant rester ainsi pour l’éternité.
Akira se décolle de moi et je ne peux le supporter. Je tente de le rattraper par les fibres de son haut. Je ne réalise que maintenant l’étrangeté de celui-ci. Il me semble avoir déjà vu ce type de vêtement dans un magazine, mais jamais dans les rues de Shin-Nihon. Qu’importe, ma curiosité a d’autres chats à fouetter. Tout ce qui lui importe, pour le moment, est le goût et la texture des lèvres de l’homme qui se tient devant moi. Sans m’attarder sur mes réflexions et mes craintes, je prends appui sur mes orteils dans le but d'atteindre sa bouche et y goûte.
La surprise me gagne, en même temps qu’un flot incontrôlé d’émotions. Akira ne me repousse pas. Mieux encore : il pose ses mains sur ma taille. Un courant électrique traverse mon corps. La chaleur que celui d’Akira diffuse se répand également dans mes propres veines. Nos langues se cherchent. Subitement, un bruit sourd, ressemblant à celui d’une paume contre une vitre, nous fait sursauter.
— Aïe !
— Pardon, Akira ! Je ne l’ai pas fait exprès, je t’assure ! m’excusé-je en réalisant que je lui ai probablement mordu la langue par accident.
— Ne t'inquiète pas…
Nous nous retournons vers les carreaux aux contours entièrement gelés et remarquons une silhouette. Telle une ménagère d’une cinquantaine d’années, Akira s’empare d’un balai et le pointe en direction de l’intrus. Malgré son long manteau noir, et son écharpe grise dans laquelle il protège visiblement son nez du froid, je le reconnais directement et me saisis du bras d’Akira.
— C’est mon frère ! m’écrié-je, à la fois soulagée de constater qu’il se porte comme un charme, et tétanisée de honte à cause de la scène qui s’est probablement jouée devant ses yeux.
— Quoi ?
Akira laisse tomber son « arme » qui, en rencontrant le sol, produit le bruit caractéristique du bois qui rencontre du carrelage sous l’effet de la gravité. Il s’empresse de se diriger vers la porte d’entrée et l'ouvre afin d'inviter Kaïto à l'intérieur.
— Vous ne perdez pas de temps vous…, observe mon frère en demeurant sur le seuil.
— Je…
— Donc, si je comprends bien, tu préfères embrasser ton ancien harceleur et voisin, que tu connais depuis ton enfance, pendant que tes parents cherchent ton frère partout ?
— Je…J’étais très inquiète ! Pourquoi ne répondais-tu pas ?
— Mon émetteur n’avait plus de batterie…
— Il faut les recharger une fois tous les six mois, et même ainsi tu l’oublies ?
— C’est justement car les batteries durent longtemps, de nos jours, que j’omets de les recharger ! Puis-je entrer ?
— Na…naturellement, bredouille Akira comme un petit garçon pris en faute.
Nous nous poussons pour le laisser entrer. Je redresse légèrement la nuque et hisse un sourcil. J’ai beau connaître mon frère depuis ma naissance, je peine parfois à reconnaître son cynisme. J’ignore s’il est actuellement en colère ou s’il s’amuse de la situation. Akira sert du café à Kaïto et nous nous installons autour de la table, en prenant le soin de le laisser entre nous. Mon frère boit et repose la tasse avec un air quelque peu perplexe, à même la table. Le manque de soucoupe doit le surprendre. Ses moustaches, imbibées de sa boisson, frémissent. Je me retiens de rire.
— As-tu réussi à interpeller ton suspect, nii-san ?
— Oui, et même plus vite que prévu si tu veux tout savoir, imouto ! Ce bougre n’avait aucune chance contre nous.
— Nous ? demande Akira, curieux.
— Lui et ses collègues enquêteurs. Ils sont très soudés, précisé-je avant de reprendre : Dis-moi, nii-san, le terme « bougre » ne s’avère-t-il pas un tantinet faible pour parler d’un tueur en série ?
— Si, pardon. Je rectifie : cet enfoiré n’avait aucune chance parmi nous.
Il me sourit et je me détends. Un rire gras s’échappe de ma bouche que je ferme rapidement en plaquant mes deux mains dessus. Kaïto, à son tour, réprime un gloussement et me suit. Akira continue de faire preuve de stoïcité. Kaïto le remarque et le taquine avec, je le soupçonne, un malin plaisir :
— Ma sœur vous a-t-elle dit que ma famille m’imaginait en train de me vider de mon sang dans un caniveau ?
— Oui, effectivement… Elle a sonné chez moi pour me confier son inquiétude et également pour me prévenir de l’éventuelle annulation de votre fête à laquelle j’étais invité.
— Et vous avez profité d’un moment de vulnérabilité de sa part pour lui voler un baiser ? Peut-être même son premier ?
— Je le regrette…
— Ah bon, tu le regrettes ? demandé-je sur un ton amer.
— Non, non… Je ne voulais pas dire ça…
— Mais tu le pensais…
— Non, pas du tout. J’ai…J’éprouve des sentiments pour toi depuis…depuis toujours. Ils ne se sont jamais taris. Je ne suis pas parvenu à les retenir plus longtemps, voilà tout. Mais je ne désirais en aucun cas abuser de ta situation !
— Je sais, réponds-je en lui décochant un petit sourire, ravie de sa réponse.
— Vous ne l’avez pas embrassée dans le but de la souiller ou de vous moquer d’elle ?
— Nii-san ! le reprends-je sèchement.
— Non, non. Ne t’inquiète pas, Yuka. C’est ton grand-frère et j’ai longtemps mal agi avec toi par le passé : son inquiétude me paraît plus que légitime. Monsieur, j’aime votre sœur. Peut-être que je ne mérite pas son amour, après tout ce que je lui ai fait subir, mais je la laisserai en juger par elle-même. Si elle m’autorisait à partager sa vie, j’en éprouverais une joie immense. Si elle souhaite me garder auprès d’elle, ne serait-ce qu’en tant qu’ami, je pourrais déjà me considérer chanceux. Et, si le pire des cas devait se produire, je prendrais la chose comme mon châtiment, une punition juste.
— Eh bien, quel poète vous faites… Vous écrivez vous, non ?
— Oui, Monsieur, en effet. Je travaille comme journaliste indépendant.
— Le fait que vous soyez indépendant est une bonne chose.
— Pourquoi ?
— Car, si elle en a envie, vous pourrez habiter avec ma sœur à Shinedo. Je crains qu’elle n’en ait marre de partager un appartement avec son frère.
Annotations
Versions