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François rentre de l’enterrement de sa femme le cœur lourd et la tête vide dans la voiture qu’il possède depuis déjà de longues années. De trop longues années, peut-être. Mais enfin, la chose est faite et il faut bien penser à la suite. Tout dans la vie a un avant et un après. Il rentre chez lui. François Vergnier est désormais un homme seul.
Il pense au funerarium. Mot incommode, difficile, raide comme le sont les mots neufs ou les premiers souliers. Un bâtiment hexagonal avec six portes, une sur chaque côté. A l’intérieur, des pièces en forme de triangle. Drôle de forme. Pratique pour accueillir plusieurs familles. Mais à l’intérieur personne n’est à l’aise. Le cercueil au milieu n’arrange rien. Avec les fleurs en couronne, posées, là, près de la morte, il faut pour avancer de l’un à l’autre serrer des mains écouter ou donner une parole, pour se retrouver finalement coincé dans un angle entre le mur et le cercueil.
Les gens évitent le cercueil. Un premier coup d’oeil circulaire, et du regard on cherche un appui ferme, un objet, une personne connue. Alors quelqu’un d’autre arrive et l’on comprend qu’on doit avancer. On est coincé, on n’a pas le choix. Poliment on se retourne, on sourit au nouveau venu. Mais quand on est à quelques centimètres de la morte, on tire la tronche. On essaie de faire demi-tour, on reste prudemment collé au mur. Pas facile de se croiser, entre les jonchées de fleurs, le cerceuil et tout ce monde.
Certains regardent un peu étonnés trois pissenlits sur l’étole recouvrant le cercueil. Monsieur Vergnier est allé les chercher à l’entour du cimetière. Ça lui a fait du bien, de les jeter là. Mais après, il a regretté. Rajouter la mort à la mort, ce n’est pas bien. Alors toute ces fleurs, des lys blancs, des gerberas jaunes ou orange, et puis sa femme, ça fait beaucoup.
L’office, le départ, tout se passe comme dans un rêve où résonnent
le bruissement de la terre sur un coffre, le tintement aigu des encensoirs.
Par la fenêtre le long de la rivière, il regarde passer Bessèges. Bessèges, c’est le mot « Passage » en français, mais dans la langue d’ici. Le bourg est situé au débouché des eaux qui déboulent des hauteurs, les Cévennes couvertes de genêts, à la bruyère violette. Il pense, là-haut, au souffle du vent sur les narcisses et les jonquilles au bord des ruisseaux. Dans la voiture, il est assis à l’arrière. Un ami de longue date, Gilles Reboul dit « Boule », s’est proposé pour conduire. Il s’est dit, c’est bien naturel, et puis on ne sait jamais, avec l’émotion.
Nous sommes en 1969 au printemps, c’est le mois de mai. « Y’a pas de saison pour la mort » pense Vergnier. Il regarde les rues, regarde défiler les arbres en jeunes feuilles et bourgeons. La vie quoi. Il regrette, à nouveau, pour les pissenlits. Il pousse un grognement, se racle la gorge. « ça va François ? ». C’est Gilles qui l’observe par le rétroviseur. Gilles est bon camarade, attentif aux sentiments. Il a du tact, mais sait aller au devant des évènements.
Alors, il demande à François si tout va bien.
— Oui, ça va. Merci Gilles. C’est le printemps.
La femme de François reste là, en creux, comme le moule vide d’un gâteau au bord du four. On peut faire plein de gâteaux, et c’est un peu ça le bonheur, à la chaine comme à l’usine on fabrique des tables et des chaises, ou comme aux Forges on usine les tuyaux. Mais là, avec la femme à François, c’est plus possible. Alors François Vergnier refuse de sortir de la voiture. Il reste sur la banquette arrière, en habit noir et fleur blanche à la boutonnière.
Son regard est comme un creux béant sur l’espace infini, quelque part, très loin. Ses lèvres sont légèrement entrouvertes.
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