15. Vacances en famille
Adossé à un poteau de la gare de Lyon, je regardai le panneau d’affichage des arrivées. Une heure de retard. On change pas les bonnes habitudes de la SNCF. Ma mère m’avait appelé en partant, elle avait rempli une valise entière de bouffe, parce qu’elle avait peur que mon père me nourrisse mal. Ça faisait surtout trois semaines que j’avais pas remis les pieds chez lui. Et j’étais tranquille à l’hôtel jusqu’à la fin des vacances, début novembre. Après ça, mon avenir était incertain…
Vadim m’avait prévu un combat pour le dernier vendredi. Alors, depuis deux semaines, j’allais à la salle tous les jours pour m’entraîner avec Hakim. D’après lui, j’avais gagné en technique. Peut-être que ça me permettrait de battre l’armoire à glace, cette fois-ci. À chaque fois que je gagnais un combat, je me retrouvais à faire le suivant contre lui. Fallait que je l’éclate, pour toutes les fois où il m’avait réduit en miettes.
Ding.
De Céleste : T’es dispo quand pour bosser l’exposé ?
Ma mère allait pas me lâcher si je lui disais que je devais l’abandonner pour aller bosser chez une meuf. Bosser. Elle me croirait pas. Si elle avait été fière de savoir que j’avais intégré la Sorbonne, j’étais sûr qu’elle était persuadée que j’échouerais. J’avais eu mon bac par je ne sais quel miracle et j’étais pas du genre études. Moi-même je me serais foutu de moi si on m’avait dit, deux ans plus tôt, que je serais studieux. Mais Céleste avait le pouvoir de me mettre au boulot en un regard. Et puis, y avait mon ego qui me poussait à taffer pour lui prouver que j’étais pas con. C’était le problème quand on trainait avec une meuf hyper intelligente, à côté, t’es forcément une merde. Mais elle avait la délicatesse de ne pas me le faire sentir, même quand je disais une connerie et qu’elle me corrigeait.
— Mika ! s’écria ma mère, à l’autre bout du quai.
La foule se pressait dans la gare, les gens se bousculaient pour rejoindre le métro, certains criaient en se jetant dans les bras de leurs proches. Et moi, j’angoissais à l’idée de me retrouver face à ma daronne. J’avais l’impression d’être un petit garçon qui avait fait une grosse bêtise. J’étais plus aussi amoché qu’après mon dernier combat, mais quelques égratignures subsistaient sur mon visage et j’avais toujours quelques hématomes sur le torse qui voulaient pas partir. Elle allait se poser des questions quand elle verrait la longue griffure sur ma tempe.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? me demanda mon frère, en tapant dans ma main.
— Rien, j’me suis pris une porte, mentis-je.
En soi c’était pas faux, Céleste m’avait vraiment éclaté une porte en pleine tête, un jour. Elle avait passé la journée à s’excuser, à me dire qu’elle devait certainement être bête. Et moi à lui dire que c’était pas grave, qu’elle était pas stupide, que c’était qu’un accident. Ça m’avait vraiment fait un bleu énorme, comme quand je me faisais laminer pendant un combat. Elle avait pas fait semblant.
— Tu t’es encore battu ? geignit ma mère. Mikaël… Je pensais que tu avais grandi, maintenant que tu étais à l’université. Quand est-ce que tu vas comprendre que…
— Maman, commence pas, s’il te plait, maugréai-je, tandis que Max pouffait de rire à côté.
Il en profitait, ce p’tit con. Tant qu’elle était sur mon dos, elle lui faisait pas de reproches. Pourtant, j’avais cru comprendre qu’il en méritait carrément. D’après ma mère, quand je l’avais eu au téléphone, il s’était fait virer du lycée pendant deux semaines. Il enchaînait les conneries. Il avait des notes monstrueusement basses. Bref, il avait pas intérêt à la ramener parce que même si je me battais, comme disait ma mère, j’en étais pas au point de Max.
— Ça se passe bien avec ton père ? s’inquiéta-t-elle. Il est comment avec toi ?
Il me castagne et m’insulte. C’est quel genre de daron, ça, Maman ?
— Ouais, ça va. On parle pas trop, je fais ma vie, il fait la sienne.
C’était pas complètement faux, vu que j’avais pas mis les pieds chez lui depuis trois semaines. J’espérais bien me démerder pour rester loin de lui aussi longtemps que possible. Ma mère était en train de s’installer dans la chambre d’hôtel, pendant que Max fumait en bas. J’en profitais pour le rejoindre. Fallait que je lui parle, qu’il se calme un peu, parce qu’elle allait péter un plomb à cause de lui.
— Alors, ça fait quoi d’être un de ces enculés de parisiens ? ricana-t-il.
La rivalité entre Marseille et Paris nous avait bercés. On était chacun dans un camp, maintenant. Il ricanait avec sa tête de fouine, là. Sa clope au bec. Dix-sept piges, putain. J’avais l’impression de voir un de ces mecs qui squattent les escaliers chez mon père. Qui aurait cru un jour que je m’offusquerais de ce comportement. J’avais eu le même à son âge. Et je me rendais compte que j’avais merdé. J’avais donné un piètre exemple à mon petit frère et, maintenant, il faisait n’importe quoi.
— C’est comment la fac ? me demanda Max.
— C’est chiant à mourir par moment, mais c’est intéressant. J’ai pas mal de taff, mais bon…
— T’écris toujours ? On a fait un truc, avec des potes. Faudra que je te fasse écouter.
— J’ai pas eu le temps depuis un moment. Faudrait que je m’y remette. Dis, Max ? Tu crois pas que tu merdes un peu ? Je crois que Maman s’inquiète pour toi… Elle mérite pas que tu…
— Et toi alors ? se braqua-t-il. Tu donnes jamais de nouvelles, elle a tout le temps peur pour toi ! Et ça a pas l’air de t’inquiéter.
— Max… C’est compliqué. C’est pas si facile, de vivre ici, les cours, le daron… Si j’appelais plus, elle finirait par comprendre. Et là, crois-moi, elle s’inquiéterait, parce que…
J’allais tout lui balancer. J’étais trop con ! Mais c’était mon petit frère, il avait toujours été au courant de tout ce qui se passait dans ma vie. Ça nous ressemblait pas de nous engueuler comme ça et on avait sûrement tous les deux mal vécu la séparation. C’était pas une raison pour tout lui dire. C’était trop dur à avaler.
Heureusement, la sonnerie de mon nouveau portable me sauva. J’avais rendu l’Iphone à Céleste et opté pour un Blackberry, plutôt. Je le tirai de ma poche et ne pus réprimer un sourire satisfait quand je vis le message de mon amie. Elle me harcelait depuis que le prof nous avait parlé de cet exposé. Pour elle, chaque jour qui passait était un jour de retard, ça l’angoissait même. Moi, je m’en foutais, j’étais du genre à tout faire au dernier moment. Et ça me faisait marrer de la faire languir comme ça. Elle s’énervait, elle m’engueulait, avant de rougir et de s’excuser. Elle était mignonne quand elle faisait ça.
— C’est qui, Céleste ? me demanda mon frangin, d’un air malicieux.
— Oui, tiens, qui est cette jeune fille ? renchérit ma mère, qui venait de nous rejoindre. C’est un beau prénom, en tout cas. Tu t’es fais des amis alors ? Ça me rassure.
— Maman, dévie pas le sujet. On veut savoir qui est Céleste.
Je levai les yeux au ciel. Il allait me le payer cher. Mais il avait l’air fier de lui, à fanfaronner devant nous dans la rue.
— Juste une pote de la fac. On doit bosser ensemble pendant les vacances. Y a sûrement une journée où je devrai vous lâcher.
— Si c’est pour travailler, tu es tout excusé, mon grand, sourit ma mère.
Elle était fière de moi. Je le voyais à ce sourire radieux qui illuminait son visage hâlé, cerné d’épaisses boucles brunes. Ses yeux, aussi noirs que les miens, brillaient de joie. Et elle arrêtait pas de parler. C’était ma mère, elle était toujours super enthousiaste et pleine de vie. Elle m’avait manqué, putain. Et si elle savait comme elle avait tort d’être fière de moi. Si elle savait à quel point j’étais rien. Elle serait déçue. Elle s’était saignée toute ma vie pour m’offrir tout ce dont j’avais besoin, après le départ de mon père, et je faisais pas grand chose pour l’en remercier. Pire, je devenais le même genre de connard que l’homme qui l’avait brisée. Un boxeur, pas tout à fait dans la légalité, qui prenait un malin plaisir à péter la gueule d’autres gars et qui avait aucun avenir.
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