Chapitre 20.1
Elle ressentit aussi la solitude. Pas la sienne...
‘Ran.
Lui aussi aurait un corps… Un corps humain. Ce serait nécessaire pour la mission qu’il aurait à accomplir.
Un corps qui serait le sien jusqu’à sa mort. Une véritable mort qui le libèrerait définitivement du Collectif. Ce serait sa punition et sa rédemption pour le crime dont il était accusé.
Quel crime ? Pourquoi lui ?
Jamais, en des milliers d’années d’existence, un membre de son espèce n'avait failli.
Ce crime était le signal de départ de l'une des guerres les plus dévastatrices. Un affrontement dont l’issue serait l’extinction de toute vie dans l’univers et la fin de son expansion, car c’était la vie qui lui donnait cette énergie.
Le vide était un concept relatif. Rien n’était fondamentalement vide. Sauf après le passage de la Horde. La mort et le vide absolu seraient inéluctables. Un vide comme rarement l’univers en avait connu. Peut-être jamais.
C’était une guerre perdue d’avance par ceux qui oseraient résister. Ils seraient nombreux. Seul resterait un infime espoir de survie. Si ténu qu'il ne tenait qu’à quelques "fils".
‘Ran était l’un d’entre eux.
Elle éprouvait de la pitié pour lui, ou du moins quelque chose qui s’en approchait, car elle ne pouvait pas éprouver de sentiment. C’était plutôt une traduction. Tout lui semblait n’être que des interprétations. Les odeurs, les environnements, les sons, les paroles qu’ils échangeaient. Tout cela résonnait pourtant dans leur esprit, à l’un et à l’autre.
‘Ran n’avait pas immédiatement compris ce qu’il avait fait, ni pourquoi il devait fuir ce monde qui l’avait accueilli aussi bien que sa nature différente le permettait.
Elle ne pouvait pas lui avouer qu’elle avait infléchi le cours du destin pour que cela arrive au plus insignifiant d’entre EUX, à lui, ‘Ran, le silencieux, le solitiare.
Lorsque la chasse commencerait, ILS ne pourraient pas le trouver facilement. Cela LES retarderait et LES perturberait suffisamment pour LES empêcher de poursuivre et d’atteindre LEUR véritable cible.
‘Ran permettrait à quelques êtres vivants de la galaxie de survivre à l'anéantissement de la vie, de voir un autre destin de s’accomplir, sans doute... peut-être... au prix de sa propre existence.
Les Terriens et tous ceux qui seraient sauvés avec eux devraient trouver, comme ils l’avaient déjà fait, un nouveau havre de paix, une nouvelle planète sur laquelle leurs espèces perdureraient. Poursuivant leur évolution ou repartant de zéro, ils s’épanouiraient durant quelques millénaires. Pris dans un cycle, ils reprendraient la route de l’exode soit pour fuir un nouvel ennemi et survivre, soit pour essaimer, étendre leur espèce et dominer à leur tour.
D’ici là, ‘Ran les aiderait à retrouver leur chemin.
Pour cela, il lui faudrait couper toutes les attaches psychiques avec son peuple adoptif, tous les liens physiques avec son passé. Il ne devrait pas subir les contraintes de l’assimilation à laquelle ILS seraient bientôt tous soumis. Si l’un d’entre EUX était capable de s’en échapper, cela ne pouvait être que lui.
Les relations entre Mead’ et les SIENS étaient indéfectibles. Le même privilège avait été accordé à ‘Ran. Seule une faute impardonnable avait pu LES pousser à rompre les liens les unissant.
Tous les liens vers ‘Ran avaient alors été rompus. ILS se mouvaient autour de 'Ran comme s’ILS ne le voyaient pas, comme s'ILS ne l’entendaient pas. ILS évitaient de le regarder, de le toucher ou de le frôler. ILS ne pouvaient pas le condamner à mort, du moins pas encore, sinon leur faute serait encore plus impardonnable que la sienne.
ILS avaient donc simplement décidé qu’il n’existait plus. Ce qui était un châtiment bien pire.
Pourtant, même s’ILS l’ignoraient, elle, Mead’, retenait encore un fil, le dernier.
Elle était son dernier lien, son ange-gardien.
Elle sentait sa peur, sa solitude et son incompréhension face à ce qui lui arrivait.
Pénétrer l’esprit simple d’une créature dont la seule préoccupation était de trouver sa nourriture, de la manger et de dormir ne lui posait pas de difficulté.
Lorsqu’il s’agissait d’un esprit plus complexe qui ordonnait non seulement de trouver de la nourriture, mais encore de la rapporter à la maison pour la cuisiner, la partager et la conserver, d'un esprit qui imposait le calcul de la rentabilité d’un troc, de dormir dans un endroit confortable au chaud et à l’abri des intempéries et des prédateurs, et qui éprouvait toute une palette d’émotions complexes, cela s’avérait nettement plus compliqué.
Mais s’introduire dans un esprit aussi délicat que celui d’un individu de son espèce, ou largement apparenté comme l’était ‘Ran à sa propre espèce, c’était comme s’introduire dans un labyrinthe de brumes dont les plans changeaient à chaque instant. Avec quelques pièges en prime.
Pourtant, dans l’esprit de ‘Ran, il n’y avait apparemment aucun piège.
En était-il ainsi de toutes les Petites Mains ? Celles auxquelles les GRANDS TISSEURS confiaient autrefois les petits-fils fragiles des écheveaux.
Le crime de ‘Ran était d’avoir laissé tous les fils se rompre. Un fil trop fragile qui se délite passe encore. Mais tous ces destins, entre ses doigts, irrémédiablement brisés...
Il ignorait que les fils qui lui avaient été confiés étaient trop fragiles à tisser, impossibles à filer. Aucun TISSEUR n’aurait pu y parvenir, excepté les plus expérimentés. Aucun TISSEUR n’aurait pu concevoir que tous ces fils fragiles avaient été réunis dans une seule main.
Excepté celui qu’il l’avait fait, car l’intention était criminelle et préparée de très longue date.
Elle observa les mains de ‘Ran, ou ce qui pouvait ressembler à des mains, puis les siennes comme si elle les découvrait pour la première fois.
Dans son rêve, elle était comme une créature presque transparente, intangible et luminescente. Un être qui ressemblait à un élémentaire, une méduse aux formes changeantes et qui pouvait être, si elle le souhaitait, vaguement humanoïdes. Plus fine, plus élancée, plus souple, plus gracieuse qu'un humanoïde, en réalité.
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