Chapitre 20.2
Chacun des individus, autour d’elle, possédait cette même luminescence, cette même transparence, cette même intangibilité tout en étant différent de ses congénères. Les motifs chatoyants qui parcouraient leur corps étaient translucides, mais de couleurs et de formes différentes.
Elle tendit une main délicate et spectrale en direction de ‘Ran.
Il ne comprenait toujours pas ce qui était arrivé. Il entrevoyait seulement les conséquences.
Comment avait-il pu commettre une telle atrocité ? s'étonnait-il. Pourquoi n’avait-il pas su remarquer l’extrême fragilité de ses fils ?
— D’autres abominations vont être commises.
Elle s’était exprimée sans ouvrir la bouche, ou bouger un muscle de ce qui pouvait être son visage.
Il en allait de même pour lui.
— Aucun de nous ne peut choisir son destin, n’est-ce pas ? la questionna-t-il, faisant parler sa raison plus que son âme et son cœur, tous les deux déchirés, rendus muets par son acte inqualifiable.
— Nous sommes ce que nous sommes, mais nous l’oublions parfois, tenta-t-elle de le rassurer. Nous ne pouvons faire ce que nous souhaitons, même si ce que nous souhaitons devrait être notre destin.
— Nous tissons les fils d’un nombre infini de créatures, mais qui tisse nos fils, à nous ?
— Quelle serait ta réponse ?
— Personne.
— Pourquoi serions-nous plus libres que n’importe quelle autre créature existante, ‘Ran ?
— Peut-être les Grands Tisseurs… Mais c'est un mythe... Ou peut-être pas...
Il percevait l’inconcevable plus vite qu’elle ne l’avait espéré.
Elle poursuivit.
— Si c'est le cas, alors qui tisse les fils des Grands Tisseurs ?
— Personne. C’est une chose impossible. Sinon, il faudrait se demander qui tisse les fils de ceux qui tissent les fils des Grands Tisseurs… Cela n'aurait pas de fin.
— Est-ce impossible parce que nous ne pouvons pas le concevoir ?
— Il n’y a rien que nous ne puissions concevoir, répondit-il.
Elle pouvait infléchir son destin. Elle pouvait le sauver en lui faisant intégrer un autre corps. Ça, ce n’était pas facile à concevoir.
Comment pouvait-elle infléchir le destin ? Comment pouvait-elle le sauver ?
En l’éloignant le plus vite et le plus loin possible.
Pour cela, non seulement il devait intégrer un corps de chair et d’os, de sang et d’eau, mais il devrait aussi oublier ce qu’il était en cet instant.
Il devait devenir cet "Autre". Un autre crime dont il pourrait être reconnu coupable s’il y survivait. Car, désormais, nul ne permettrait d’accorder le pardon au voleur de corps et d’âme qu’il serait devenu.
Il ne pourrait plus revenir en arrière, et lorsqu’il mourrait, son âme serait perdue à jamais dans l’obscurité, le néant. Elle le savait. Le pardon auquel elle, elle aurait droit, ne serait jamais accordé à ‘Ran.
Il devrait s’y plier. Devait-elle l’y obliger. Elle le ferait en son temps.
Elle, elle serait pardonnée certes, mais elle aurait néanmoins à subir sa propre punition. Elle connaissait déjà sa peine. Elle était inscrite dans le temps comme dans sa chair. Différente de celle de ‘Ran mais guère plus enviable. Semblable à celle de son espèce. Mais elle aurait la satisfaction, contrairement à EUX, d’avoir tenté l’impossible.
Cela suffirait-il ? Bientôt, il ne resterait de leurs semblables qu’une réminiscence très vague de ce qu’ILS avaient été, étaient et auraient pu être. L’invasion était proche. La soumission inéluctable
‘Ran, lui, ne la reconnaîtrait jamais. Pas sous sa nouvelle incarnation, réfugié sur cette planète oubliée des dieux comme des déicides : la Terre.
Un esprit humain était trop fragile, insuffisamment élaboré pour concevoir un seul de leurs souvenirs, une seule de leurs visions de tous les passés, présents et avenirs, de tout ce qui avait été, de tout ce qui était, serait ou aurait pu être.
Il en deviendrait fou.
Toutefois, son inconscient pourrait les distiller, indice après un indice, jusqu’à prendre racine. Mais il faudrait d’abord que son nouveau corps accepte la greffe et que son âme étrangère s’y fasse une place.
Comme pour la moitié des espèces de l’univers objet d’une invasion parasitaire, l’âme de l’hôte ne survivrait pas à celle de son colonisateur. C’était le prix de la survie. Pas celle d’un seul être vivant, ou d’une seule espèce, mais infiniment, incommensurablement plus que cela.
Il n’y avait, en réalité, aucun mot pour définir ce pourquoi elle devait le faire, ni même aucun mot pour déterminer ce qu’elle devait faire.
Elle allait l’envoyer aussi loin de l’ennemi qu’elle le pourrait, sans limite de temps ou d’espace.
Elle ignorait de combien de ce temps ‘Ran bénéficierait pour remplir la mission qu’elle lui confierait : trouver la Clé, la Gardienne, la Voyageuse, la Guide, la Gardienne-clé ou la Clé-gardienne.
Elle ne savait quel nom on lui donnerait exactement. Elle y aurait tellement d’histoires à son sujet, à travers le temps, sur des milliers et des milliers de planètes. Elle y veillerait afin de semer ses poursuivants, ses assassins potentiels. Cela ressemblerait bien plus à des légendes qu’à des faits vrais, réels, camouflés derrière toutes sortes de récits. Son existence serait maquillée, travestie dans autant de légendes existantes ou ayant existé.
Comment pourraient-ils la trouver ? Comment Ran' pourrait-il la reconnaître ? Comment pourrait-elle l’envoyer au plus près de cette Clé, de cette Gardienne ?
C’était là un autre impératif. Il devait la découvrir et la protéger quoi qu’il lui en coûte.
Personne ne savait quoi que ce soit sur la Clé. On la disait créée par une magicienne et un monstre, produit de l'Eternité.
Elle l’avait cherchée longtemps, très longtemps, à travers le temps et l’espace. Elle s’en était approchée au plus près. Mais dans une telle immensité, les distances spatiales, le temps, la matière, ne pouvaient être qu’approximatifs.
Elle avait fini par retrouver un fil. Elle le tiendrait jusqu’au départ de ‘Ran vers l’inconnu…
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