Chapitre 29.1
Deux jours plus tard, Will avait demandé à rencontrer Baal. Elle l’avait accompagné mais était restée en retrait, silencieuse. Baal avait froidement ignoré sa présence.
Will avait réclamé des aliments plus adaptés aux Terriens qu’ils étaient, ainsi que de nouveaux vêtements. La nourriture des labirés avait une sérieuse tendance à déranger leur estomac et, surtout, ils avaient besoin de savoir ce qu’ils mangeaient. Ils vivaient l’un et l’autre avec quasiment les mêmes tenues que depuis leur arrivée. Esmelia avait eu droit à quelques tenues d’apparat pour son séjour en orbite de Turi’n, mais en ce qui le concernait, son uniforme de l’AMSEVE commençait à donner des signes de fatigue.
Sa propre hygiène lui semblait aussi limitée. Non que celle des habitants des lieux le fût aussi, mais Will avait ses habitudes, notamment en matière de mousse à raser, de crème de douche et shampoing, même s’il ne voyait pas encore trop comment il pourrait les utiliser avec le système de douche à vapeur en usage dans le vaisseau.
Enfin, après quelques autres demandes, il en vint aux carnets. Il demanda à Baal l’autorisation de les récupérer afin de les étudier. Il lui fit part de sa théorie.
Baal écouta sans mot dire.
Will ajouta, dans le même élan, qu’il souhaitait aussi avoir un accès aux ouvrages anciens que Baal gardait dans ses quartiers privés. Il n’obtint aucune réponse sur le sujet.
L’ancien dieu ne fit pas plus de commentaires que sur le reste.
Esmelia était persuadée qu’il avait fait mine d’écouter et que la tentative de Will avait été une perte de temps.
L’après-midi même, une labirée leur avait demandé de lister ce dont ils avaient besoin. Autant profiter des bonnes dispositions du maître des lieux. Pourtant, Esmelia avait l’impression qu’ils se conduisaient comme des enfants capricieux. Leurs demandes lui semblaient dérisoires. Comment pouvaient-ils espérer trouver le même confort que sur la Terre dans un vaisseau extraterrestre probablement positionné à des centaines de systèmes de leur planète natale ? Will se doutait-il de l’état d’esprit actuel des labirés ? Savait-il qu’ils n’étaient pas beaucoup mieux lotis qu’eux ? Certes, ils servaient Baal en toute connaissance. Mais leur foyer leur manquait. L’enfermement agissait inévitablement sur leur moral. Exactement comme pour Will et elle... Sauf que tous les deux avaient choisi de tout quitter sans espoir de retour.
Lorsqu’elle n’était pas avec Will ou à étudier les carnets, les parchemins ou encore les documents dématérialisés que Baal avait mis à sa disposition, elle essayait d’apprendre à jouer d’une sorte d’instrument de musique que l’un des anciens occupants du vaisseau avait dû abandonner. Cela ressemblait à un violoncelle, plus ou moins. Un instrument dont elle avait quelques notions au même titre que le violon ou la contrebasse.
Si les premiers mois, elle avait profité de la solitude de la cabine qui tenait lieu de bureau à l’ancien dieu phénicien pour travailler, elle avait fini par ne plus la supporter. Elle venait, quasiment chaque après-midi, s’installer au mess, là où elle avait à la fois une vie sur les cuisines où s’activaient en permanence au moins trois ou quatre personnes, et sur les deux passerelles supérieures que la plupart des passagers utilisaient pour passer d’un bout à l’autre, ou d’un côté à l’autre du vaisseau.
Pour l’heure, installée à sa table habituelle, elle n’avait qu’une envie, après deux heures de lecture et de traduction ardues : balancer ces vieux papiers dans le sas d’évacuation des ordures, situé à quelques mètres d'elle, qu'elle n'arrêtait pas de fixer lorsque son esprit se mettait à vagabonder. Elle s’était vite rendu compte, en étudiant ces documents qu’ils n’avaient pas l’intérêt que Baal avait promis. En tous les cas, elle n’avait rien trouvé sur L’Occulteur, ou les vaisseaux fabuleux construits sous la direction de Baal L'Ancien. Quant à l’histoire de la civilisation dræganne, ce qu’elle en découvrait était finalement assez éparse. Elle n’arrivait pas à donner un sens, encore moins un ordre chronologique, ou à établir une relation de cause à effets entre les différents événements. Elle avait seulement admis que l’étude de documents historiques n’était finalement pas sa tasse de thé. Will était beaucoup plus à l’aise qu’elle dans ce domaine.
Elle se demandait surtout si Baal ne s’était ne s’était pas fichu d’elle en lui confiant l’étude de ces documents, ou s’il ne cherchait pas tout simplement à l’occuper assez longtemps pour qu’elle ne fourre pas son nez là où il ne le souhaitait pas. Sans doute un peu des deux, décida-t-elle.
Réalisant qu’elle commençait à fermer les yeux sur le texte très ennuyeux qu’elle s’était pourtant persuadée d’étudier – une histoire de querelle divine – une parmi la centaine d’autres qu’elle avait pu lire jusqu’à présent, elle repoussa le gros cahier rapiécé en le refermant dans un claquement tonitruant, et soupira de lassitude.
— Ces écrits son si ennuyeux que cela ? fit une voix à la tonalité enjouée, presque chaleureuse, derrière elle.
Ce n’était ni celle de Will, de Baal ou de Grama. Aucun labiré ne se serait adressé à elle de cette manière. Pourtant la voix lui était vaguement familière.
Comme un diable sorti de sa boite, elle se redressa et se retourna prête à attaquer le téméraire qui venait de la surprendre. Dans son mouvement, sa chaise bascula et émit un vacarme qui sembla remplir tout le cœur du vaisseau et fit se baisser vers elle quelques regards en hauteur. Elle ignorait si elle avait affaire à un ami ou à un ennemi. Même en découvrant qu’il s’agissait de Teutatès, elle continuait à se poser la question.
En face d’elle, le Drægan au regard tilleul devait se dire la même chose, car il adopta aussitôt la même position, mais plus sur la défensive que sur l’attaque. Ce qui était supposé la rassurer, ou lui faire baisser sa garde. Son regard planté dans le sien, elle sentit son incertitude dans l’attitude à adopter.
Pourtant, il choisit de la braver :
— Vous êtes un peu lente. Quitte à attaquer, il faut le faire avant que l’ennemi ne puisse réaliser ce qui lui arrive dessus.
— Vous tenez vraiment à vous battre ?
— Pas plus que cela, admit-il d'une voix qui se voulait apaisante. Je suis venu voir un ami. Pas pour me battre. Ni avec lui, ni avec vous.
— En tous les cas, surprendre les gens quand ils ont le dos tourné n’est pas le meilleur moyen de le montrer.
Il abandonna sa position de défense.
— Veuillez me pardonner. Mon intention n’était pas de vous effrayer.
La main sur le cœur, il la salua en inclinant légèrement la nuque. Elle avait déjà vu les labirés exécuter ce type de salut à l’intention de l’un des leurs ou de leur maître. Elle en avait déduit qu’il s’agissait d’un signe de respect. Elle répondit de la même manière comme elle l’avait vu faire.
Il ne put cacher une esquisse de sourire. Son regard était bienveillant.
Sans le cacher, elle en profita pour l’observer plus en détail. Il devait mesurer une petite dizaine de centimètres de plus qu’elle. Il n’avait certainement pas la carrure bodybuildée d’Apollon, mais il devait certainement entretenir le physique d’athlète qui transparaissait sous sa tenue d’apparat aux couleurs fauve. Elle remarqua alors les deux labirés portant des tenues aux mêmes tonalités. Comme leur maître, ils l’observaient eux aussi, ou plus exactement, ils la surveillaient prêts à intervenir si l’idée lui venait de l’agresser.
Ce n’était pas dans son intérêt. Encore moins dans celui de Baal.
Elle savait que l’ancien dieu celte avait trois ou quatre centaines d’années de plus que le Phénicien. Pourtant, il paraissait un peu plus jeune. Avait-il changé d'hôte à un moment de son existence ? Son visage aux pommettes légèrement prononcées affichait la maturité d’un homme à l’approche de la cinquantaine. Il avait les cheveux courts et bouclés, encore noirs. Rasé de frais, son visage semblait plus halé que dans le souvenir de la jeune femme. Son teint faisait ressortir ses grands yeux aux prunelles d’un vert changeant, sans doute au grès de son humeur, toujours empreints de tristesse, et, elle devait le reconnaître, d’une certaine douceur. Ce qui contrastait avec la réputation des Drægans. Même son attitude, toute en retenue, son économie de gestes, participaient à son étrangeté.
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