Chapitre 29.2
Elle se demanda brièvement comment, lui, il la voyait. Cela dit, elle n’accordait pas une très grande importance à cette question. Elle ne valait même la peine d’aller faire une petite incursion dans sa tête.
Sans s’occuper de savoir si elle l’y autorisait, il commença à fouiller parmi les documents, feuilletant l’un, soupesant un autre, évaluant un troisième.
Elle se retint de l’en empêcher. Elle n’était déjà pas certaine que Baal soit d’accord pour qu’elle les sorte de son antre, alors ce n’était pas le moment de faire remarquer qu’elle avait omis de lui en demander la permission en faisant un esclandre.
Elle décida de tenter de détourner son attention des ouvrages :
— Si vous cherchez Baal, ce n’est pas ici que vous le trouverez.
— Je sais, fit-il distraitement le nez plongé dans un document illustré de dessins naïfs cherchant à représenter divers types d’architecture. Puis, il attrapa le gros cahier qu’elle consultait juste avant qu’il la surprenne, et le feuilleta. Au vague sourire qu’il afficha, elle supposa qu’il y trouvait un certain intérêt.
— Je croyais que vous étiez venu pour le rencontrer, fit-elle.
— Je souhaitais aussi vous voir, et puisque notre hôte ne sera pas disponible avant quelques heures d’après son Second…
— Il s’appelle Grama, crût-elle bon de préciser. Et s’il avait su que j’étais ici, il aurait fait de son mieux pour que nous ne nous rencontrions pas.
— Je n’ai pourtant pas eu à vous chercher.
Levant les yeux vers la passerelle, il ajouta :
— Ici, on peut voir autant qu’être vu. C’est assez curieux comme concept.
Il l’observa à nouveau, avec un sourire amusé cette fois.
Il n’était plus l’homme triste du marché aux esclaves, ni le chancelier drægan austère. Il avait endossé le rôle du charmeur. Elle se demanda ce qu’il attendait d’elle.
— Vous vous intéressez à l’histoire de mon peuple ?
— Les activités ne sont pas très variées ici, ironisa-t-elle.
Il souleva le cahier.
— Et ça, c’est plutôt rébarbatif. Non seulement, c’est mal écrit, mais celui qui a pris ces… notes n’y connaissait absolument rien à nos vieilles querelles ethniques, et encore moins à nos guerres. Je ne parle pas de nos différentes sous-espèces. Je suis certain qu’en tant que Terrienne, vous en savez plus que lui. Vos philosophes avaient du talent, au moins, lorsqu’ils racontaient ce qu’ils croyaient être nos histoires.
— Comment savez-vous que je suis Terrienne ? Baal vous l’a dit ?
Il répondit par une autre question :
— Comment saviez-vous que je n’avais pas rencontré notre hôte ?
Elle remit sa chaise en place et l’invita d’un geste de la main à s’y asseoir avant de faire le tour de la table et de s’installer face à lui, pour se livrer à un interrogatoire en règle.
Elle sentit qu’il avait très bien compris ce qu’elle faisait, et il semblait l’accepter. Sans doute avait-il des questions à lui poser, lui aussi. Sinon, pourquoi tenait-il tant à la rencontrer ? Ce n’était pas juste pour la « voir », sans quoi, il aurait pu l’observait à loisir sans chercher à se montrer.
— Simple déduction, finit-elle par répondre. Baal ne reçoit pas, habituellement. Après votre arrivée, il a probablement dû demander à Grama de nous consigner, mon compagnon et moi dans nos quartiers.
Elle tourna la tête en direction de l’entrée du mess où les deux labirés de Teutatès étaient toujours postés. Mais l’un d’entre eux ne les surveillait plus.
— Quand on parle du loup, fit-elle
Comme pour prouver ses dires, Grama apparut à l’entrée. Il fut aussitôt encadré par les deux gardes du corps.
Si Teutatès fit un geste à leur intention, elle ne le vit pas. Néanmoins, ils empêchèrent le Second d’entrer. Évidemment, il n’apprécia pas que des étrangers l’empêche d’aller où bon lui semblait sur son propre vaisseau. L’un des deux labirés lui dit quelque chose tout bas. Elle aurait pu lire sur ses lèvres, mais elle ne reconnut pas le dialecte qu’ils utilisèrent. Elle n’eut pourtant pas à se concentrer beaucoup pour comprendre qu’il allait immédiatement en référer à son maître.
— Grama n’est pas content, prévint-elle. Baal le sera encore moins.
— Il se calmera, n’ayez crainte. J'y veillerai pour notre bien à tous.
Elle feignit de n’avoir pas entendu :
— Vous disiez ?
— Comme tous les Terriens, vous avez quelque chose d’exotique et unique.
Elle pouffa :
— Vous en avez beaucoup vus, des Terriens ?
— C’est ce qui vous fait rire ?
— Ce qui me fait rire, c’est qu’il n’y a pas si longtemps, quelqu’un m’a dit que je n’avais pas grand-chose de Terrien.
— Vous avez quand même vécu sur la Terre.
— J’y suis née et j’y ai vécu, immanquablement, admit-elle.
— Je ne me suis donc pas trompé lorsque je vous ai vue sur Féloniacoupia. Vous n’étiez pas comme les gens de ce système, ou même ceux des systèmes voisins.
Ce qui la ramenait à sa question :
— Vous en aviez beaucoup vus avant moi, des Terriens ?
— Un certain nombre, oui, mais pas depuis deux mille ans, et quelques centaines d’années.
— Largement de quoi oublier ce que nous sommes, en conclue-t-elle.
— Nous oublions souvent les visages, confessa-t-il. Mais les impressions et notre instinct pallient ce défaut de notre mémoire. Nous oublions aussi les détails de l’Histoire, sauf s’ils nous marquent profondément. Ce qui arrive plus souvent qu’à notre tour. Il semble que l’oubli soit lié à la longévité. Plus la vie est brève, plus l’oubli est rapide et facile. J’ai toujours envié ceux de votre espèce pour cette capacité à déposer les fardeaux les plus lourds pour mieux se frayer un chemin dans l’existence.
— C’est une vision un peu trop… romantique, il me semble.
Il sembla goûter le sens de ses paroles un court instant, puis il dit :
— Romantique, c’est un joli mot.
— À propos de mot, pour quelqu’un qui n’a pas vu de Terriens depuis 2000 ans, vous parlez bien…
Elle s’arrêta net, sidérée par ce qu’impliquait ce qu’elle s’apprêtait à dire :
— C’est moi qui parle votre langue, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
Il acquiesça.
— Une de vos facultés particulières ? lui demanda-t-il aussitôt.
Elle ne savait que répondre. Elle songea que c’était plutôt une faculté de Mead’. Comme lui un peu plus tôt, elle répondit par une autre question.
— Vous n’avez jamais eu envie de retourner sur la Terre ?
Elle n’était pas certaine qu’il ait envie de répondre. D’après Will, la plupart des dieux avaient été chassés par les Terriens ou abandonnés.
Un voile tomba sur son beau regard vert.
— La Terre est sans aucun doute l'un des plus beaux joyaux de l'univers connu. Mais, à ma connaissance, les Baal sont les rares Drægans à y avoir vécu en permanence. Pour ma part, je n'’y ai fait que quelques séjours, plus ou moins longs. Nombreux sont ceux, parmi les dieux, à ne s’y être installés que le temps d’y établir leur culte. Lorsque les hommes se sont rebellés contre eux, et lorsque les miens ont vu ce qu’il advenait de ceux qui s’accrochaient à leurs pouvoirs divins, ils ont préféré ne jamais revenir sur votre planète et l’oublier un temps.
Elle avait noté qu'il avait prononcé le mot « dieux » comme s'il en éprouvait un profond dégoût, tandis qu'il poursuivait son récit :
— C’était sans compter sur quelqu’un qui avait vraiment décidé de la faire disparaître des bases de données des différents systèmes planétaires qui l’avaient répertoriée. Ainsi, elle a fini par disparaître des cartes produites par la suite, tandis que les plus anciennes cartes disparaissaient elles aussi. Certaines de manières naturelles, détruites par le temps, les intempéries, ou simplement perdues, et d’autres de façon beaucoup moins naturelle.
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