Chapitre 28.4
Elle ferma les yeux. Cette remarque était blessante. Pourtant, elle devait reconnaître qu’elle s’était elle-même posé la question au sujet de Will. Si elle éprouvait des sentiments profonds à son égard, cela signifiait qu’elle n’était pas celle que Baal imaginait.
— De quelle espèce est-elle ?
Baal mit quelques secondes avant de répondre :
— De celles qu’on espérerait ne jamais avoir à croiser.
Elle avait d’abord trouvé la question de Grama curieuse et ironique. La réponse de Baal prouvait en tous les cas qu’il ne l’aimait guère. Ce qui n’était pas un scoop, puisqu’il n’avait cessé soit de la battre à froid, soit de garder ses distances au propre comme au figuré depuis leur rencontre. Le seul moment où il n'avait pu faire autrement, c'était lorsqu'elle avait perdu connaissance dans la navette. Ou bien il détestait Mead’. Sauf qu’elle était la seule à savoir pour l’entité. À moins qu’il ait déjà rencontré par le passé un ou une de ses semblables, ou Mead' elle-même. Cela pouvait expliquer ce qu'elle avait ressenti en pensant à L'Occulteur de Mondes...
Elle tendit de nouveau l'oreille.
— Avez-vous au moins pu obtenir les informations que vous recherchiez ? s’enquit Grama.
— As ton avis, qu’est-ce que je suis supposé rechercher ? répondit son maître d’une voix amusée.
— Ce n’est un secret pour personne. Même les Terriens doivent le savoir. Le Bucéphale ou l’Ozymandias.
— J’ai fait une croix sur l’Ozi depuis des centaines d’années. Pour ce qui est de l’autre vaisseau, j’ai décidé de le débaptiser.
Il se tut un moment. Grama devait s'interroger sur cette curieuse décision. Elle aussi.
La réponse vint quelques secondes plus tard :
— Mon père a offert un étalon permanéen appelé Bucéphale à un roi de Macédoine, Philippe II, sûrement en espérant qu’il se rompe les os en tentant de le dresser. Comme tu peux t’en douter, il n’était pas vraiment un de ses amis. Philippe en a finalement fait cadeau de la bête à l’un de ses fils
— Les chevaux de Permanée sont réputés indomptables et dangereux, dit Grama.
— Ce terrien y est pourtant parvenu. Je l’ai admiré, un temps, pour cela. Jusqu’à ce qu’il prenne les armes contre nous.
— Alors comment allez-vous l’appeler ?
— Tu veux vraiment le savoir ?
À nouveau, il semblait amusé par la curiosité de son Second.
— À moins que vous souhaitiez vous passer de ma présence une fois que vous l’aurez retrouvé et me remplacer par l’ijà’kô, répondit celui-ci avec sérieux.
Esmelia sentit qu’il avait beau fanfaronner, il y avait tout de même une certaine crainte dans ses paroles.
— Surveille tes propos, Grama. L’insolence ne te sied pas, le gronda l’ancien dieu.
Les deux hommes restèrent silencieux un moment. Finalement, Baal finit par répondre à la question du Second, d’une voix plus sereine :
— Le Darwin. Je pense que c’est un nom qui ne peut que convenir à un vaisseau-essaimeur.
— C’est aussi un vaisseau de guerre, lui fit remarquer Grama d’une voix plus basse.
— C'est exact, confirma le Drægan. Mais pour répondre à ton autre question, je n’ai absolument rien découvert sur un gigantesque vaisseau sans maître errant dans l’espace. Ceux que j'ai pisté ne lui correspondaient finalement pas.
— Peut-être qu’il se trouve sur une planète, et non dans l’espace. Baal l’ancien ne voyageait pas beaucoup, si mes informations sont bonnes.
— Bien sûr, j’ai pensé aux planètes sur lesquelles il a vécu, et à la Terre en particulier. J’ai cherché de ce côté-là aussi, longtemps.
— Et les cartes du Terrien ? Les carnets ? l'interrogea Grama après réflexion.
— La plupart d’entre elles font état du réseau des portails, tel qu'il était il y a plus de deux mille ans, et sont obsolètes aujourd'hui, expliqua l’ancien dieu. Disons que leur positionnement est surtout indicatif. Des cartes stellaires de la galaxie, plus récentes, m’en dirait beaucoup plus. Le problème, c’est que personne n’a cherché à en établir durant ces mille dernières années. Le savant qui les a reproduites souhaitait peut-être le faire...Quant aux carnets, ils sont codés.
— Pourquoi le Terrien les a-t-il trouvées avant vous ?
— Il m’a devancé de peu, et je l’ai laissé faire.
Grama réfléchit un moment avant de répondre :
— Je comprends. Au cas où il y aurait eu un piège.
— Teutatès était aussi sur le point de mettre la main dessus.
— Qu’en aurait-il fait ?
— Il les aurait marchandées. Ou bien, comme il possède un esprit curieux, il les aurait étudiées. À son propos, il va certainement nous rendre visite très bientôt.
— Vous lui avez donné nos coordonnées ? Pourquoi ? Pourquoi acceptez-vous de le recevoir ? Vous disiez vouloir éviter les autres dieux. Et les déesses, aussi.
Baal soupira :
— En ce qui me concerne, éviter les déesses, c’est plutôt raté. Il y en a une qui en veut à ma tête.
— C’est vrai.
Après l’épisode concernant Amaterasu, Esmelia devait aussi l’admettre.
— Et pour Teutatès, je n’ai pas eu le cœur à refuser sa requête. Je lui dois bien cela. Néanmoins, il faudra prendre les mesures de sécurité nécessaires.
— Évidemment. Et si vous retrouvez le Darwin, que ferez-vous ensuite ?
— Nous embarquons les membres de l’équipage et leur famille, et nous quittons la galaxie sans plus attendre. J’ignore ce qui se prépare, mais quoi que ce soit, cela n’augure rien de bon.
Esmelia se mordit la lèvre. Ainsi, le dieu, fut-il ancien ou déchu, dans lequel elle mettait tous ses espoirs ne pensait qu’à deux choses : retrouver son vaisseau, et mettre les voiles hors de la galaxie. Si possible à l’opposé du danger. Si la première lui semblait être une bonne résolution, la seconde la dérangeait.
Elle avait tenté de lui parler à plusieurs reprises en abordant divers angles : les cartes, l’Occulteur de Mondes, la menace latente… Il trouvait toujours le moyen de couper court ou d’aborder d’autres sujets de discussion. Elle devait persister, même si cela révélait plus compliqué qu’elle ne l’avait envisagé de prime abord.
Elle entendit les deux hommes se saluer brièvement avant de se séparer. Elle en était toujours à se demander comment le convaincre. Pour Will, cela avait été beaucoup plus facile que prévu. Mais Will en avait tellement vu en quelques mois pour un Terrien qu’il était, désormais, prêt à tout croire sur parole. Un dieu, par contre, il ne fallait pas lui en raconter.
Esmelia réfléchissait. Dans son esprit, différentes possibilités de le convaincre s’affrontaient. Elle avait une ultime carte à jouer, mais ce serait quitte ou double. Quelle serait alors sa réaction ? Serait-il capable de la tuer si elle évoquait le seul et unique sujet qu’il refusait d’aborder coûte que coûte... Et puis, il y avait encore la clé. Qu’était-elle exactement ? Que pouvait-elle bien ouvrir, ou permettre de découvrir ? Elle ne savait qu’une seule chose à son sujet : la clé avait un rapport, proche ou lointain, avec la seule femme que Baal ait jamais vraiment aimée : Himilce. La dernière carte... Était-elle prête à risquer la mort en l’évoquant ? Elle n’en était pas si certaine. Mais si elle ne trouvait pas un autre moyen très vite, elle n'aurait alors pas le choix.
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