Chapitre 23.1
— Si seulement nous étions des mâles, répondit Apollon songeur, sans parvenir à détacher son regard de la gorge découverte de l’ancienne déesse asiatique. Il perçut avec l'acuité qui le caractérisait le rythme de son souffle un rien énervé. Cela lui remémorait quelques antiques souvenirs. Ce temps lointain de l'insouscience, et celui, plus lointain encore, de sa jeunesse fougueuse...
Au lieu de rejoindre son siège, entre Priape et Erra, Amaterasu resta dans le cercle de lumière et commença à tourner autour de la dalle centrale, où devait monter l'orateur avant de s'adresser à ses pairs, sans y poser un pied comme si elle souhaitait que chacun des Drægans présent puisse admirer sa farouche beauté intergalactique.
Ce fut au tour de Horus de se pencher vers Apollon. Il lui glissa en grec :
— Amaterasu est du genre à vous aspirer votre achi jusqu’à la moelle… Si elle ne vous dévore pas avant, lui glissa-t-il en grec.
Apollon ne l’ignorait pas, mais il s’abstint de lui demander comment, lui, Horus, le savait.
Une nouvelle remarque machiste que l'ancien dieu s'était bien gardé de faire à voix haute. Connaissant les avis bien tranchés des déesses présentes sur le sujet, c’était le risque de se faire trancher la gorge au prochain détour de couloir. La gorge ou autre chose. Tout dieu puissant qu’il puisse être.
Pourtant, comme si elle l’avait entendu, Amaterasu s’arrêta en face de Horus et le foudroya du regard. L'ouïe des Drægans pouvait être aussi fine que leur vue.
Il eut un bref instant de sueur froide avant de comprendre qu’il n’en était rien.
— Pourquoi n’ai-je été prévenue de la tenue de cette réunion qu’au dernier moment ? Pensiez-vous que je serais trop occupée pour me joindre à vous ?
Le "jeune" Bacchus fit une remarque en latin, ponctuée d’un petit rire sardonique, qu’elle ne prit pas la peine d’essayer de comprendre.
Il ne l’aimait pas. Elle non plus.
Rhadamanthe, lui, se fit encore moins discret, et marqua sa désapprobation en pouffant de dédain, tandis que d’autres se contentaient de froncer les sourcils en se demandant si le camouflet était réel de la part d'Horus, Rhadamanthe ou Teutatès, voire les trois, ou purement inventé par Amaterasu.
Horus prit sur lui et fit un effort pour paraître aussi détaché que la situation le lui permettait.
— Je te trouve bien arrogante, Amaterasu, de prétendre que nous aurions préféré la tristesse de ton absence au plaisir de ta présence. Sans doute quelqu’un, dans ton entourage, a-t-il voulu respecter le deuil qui t'a frappée.
— "Plaisir", vraiment ? Et par "quelqu’un", tu veux parler de mon cher frère, Tsukuyomi, ici présent, le seul de mes frères encore en vie ?
C’était moins une question qu’une affirmation dans laquelle perçait une contrariété, voire un dégoût, non dissimulés
Nul n’ignorait que ses relations avec son jumeau drægan comme humanoïde, avaient toujours été chaotiques. Contrairement à celles qu’elle entretenait avec Susanoo qui avaient toujours été au beau fixe et productives de nombreuses causes communes.
Clairement, elle aurait préféré le premier mort et le second vivant.
Tsukuyomi ne semblait guère atteint par cet état d’esprit. S’il l’était, il le cacha derrière un sourire humble.
— Pardonne-moi, ma sœur. Mon intention n’était absolument pas de t’offusquer. À la mort de Yamato, tu as refusé de voir qui que ce soit durant les cinquante jours qui ont suivis.
Bien en peine aurait été celui qui aurait cherché le mensonge dans la voix douce et apaisante de Tsukuyomi ou dans son attitude.
Amaterasu eut un rictus mauvais à son égard et une ombre menaçante accentua la profondeur obscure de ses pupilles.
— Si je le pouvais, je t'arracherai ce stupide sourire de ton visage ? N’as-tu donc aucun honneur ? C’est notre frère, Susanoo, qui a lâchement été assassiné. Il aurait pu devenir un grand dieu s’il avait eu un empire à diriger. Sa mort demande vengeance.
Un frère comme celui-ci, Tsukuyomi s’en passerait très bien. Ses relations avec Susanoo avaient cessé lorsque celui-ci avait fait exécuter son chambellan parce qu’il n’aimait pas ses manières trop raffinées. Ses exactions ne s’étaient pas arrêtées là, hélas. Alors il n’allait pas pleurer la mort de ce frère qui n’avait jamais cessé de faire preuve de jalousie envers lui depuis leur plus tendre enfance. Il n’avait eu que ce qu’il méritait.
Elle aussi.
Tsukuyomi soupira.
— Pitié, ma sœur. Nous savons tous que si Susanoo avait eu un empire, tu aurais tout entrepris pour le lui prendre, comme tu l’as fait avec Ogi, Iki et Kagutsuchi… et avec moi. Il fut un temps où tu souhaitais ma mort. Si Horus ne t’avait pas intégrée au Conseil en échange de ma… de ma vie, tu m'aurais dépecé sans la moindre hésitation… Aujourd’hui, tu espères mon soutien ?
Elle ne répondit rien et se contenta de hausser les épaules.
Son soutien ?
Il était loin du compte. Ce serait la dernière chose dont elle avait envie.
La dernière chose dont elle aurait envie avant de mourir, ce serait de le tuer de ses propres mains et de lui arracher le précieux cœur de son hôte avec les dents. Comme elle l'aurait pu le faire avec Ogi, Iki et Kami au lieu de leur couper la tête. Seule, la mort par écartellement de cette aberration de la nature qu'avait été Hiruko lui avait donné une réelle jouissance jusqu'à présent. Quant à sa belle-mère, Izami, la Première épouse du clan, c'était Susanoo qui s'en était occupé. Il l'avait jetée dans un puits et l'y avait nourrie de fruits pourris et de charognes. À leur grande satisfaction, elle avait mis des années à mourir. Amaterasu et Susanoo considéraient que son sort n'était que justice, car elle avait assassiné leur propre mère, sa rivale, plus jeune, plus belle et plus intelligente. Le reste de la fratrie batarde avait pris la fuite. Ses membres étaient sans doute morts depuis des siècles dans l'oubli et le dénuement.
Elle se tourna à nouveau vers Horus et Apollon.
— Si vous n’étiez pas des Chanceliers, je vous ferais ravaler vos paroles et cracher toutes vos dents avant de vous arracher la langue.
— Et fac me vis [Continue, tu m’excites], la provoqua un peu plus Apollon.
Amaterasu maîtrisa l’aversion qu’elle avait toujours eue à son égard.
Elle ne surprit aucun de ses congénères lorsqu’elle gagna, enfin, le centre du cercle et monta sans hésitation sur le socle central.
Elle y avait mis le temps, mais elle y était arrivée sans y être invitée, songèrent certains Drægans, notamment du côté de Horus. Un véritable coup de maître.
La plupart d’entre eux avaient suivi avec curiosité ses joutes verbales avec son frère et les deux chanceliers. D’autres n’en avaient pas grand-chose à faire, et attendaient que cela passe, comme un moment désagréable chez le dentiste, ou un entretien d’embauche. Sauf qu’aucun d’entre eux n’avait la moindre idée de ce que ces instants pouvaient avoir de vraiment détestables.
En fait, tous avaient pensé que plus vite elle grimperait sur l’estrade, plus vite elle en redescendrait. Après tout, d’une certaine façon, Apollon l’y avait invitée en lui disant de "continuer".
Elle n'allait pas se gêner.
— Pour le meurtre de mon frère, commença-t-elle, je demande réparation. Je veux la tête de Baal. Je veux le tuer de mes propres mains et dévorer l’achi qui est en lui comme je suis en droit de le faire.
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