Chapitre 34.3
Il avait dû s’adapter à cet inhabituel cadre de vie pour un jeune Terrien. Il avait grandi, changé de nom, oublié l’ancien comme tout ce qui faisait sa vie sur sa planète natale. Petit à petit, les Sumériens l’avaient accepté parmi eux. Avec l’acharnement qu’il avait mis à apprendre leur langue, à comprendre leurs coutumes, et à effectuer les mêmes tâches qu’eux à bord des différents vaisseaux de leur maître, ses différences s’étaient estompées à leurs yeux. Sa place actuelle, il l’avait obtenue en travaillant très dur pour que le seigneur phénicien daigne enfin s’intéresser à nouveau à lui.
Quelques mois après son arrivée à bord du vaisseau, il n’était déjà plus le gamin effronté, revanchard et finalement plus malheureux qu’il ne voulait l’admettre. Il ne restait presque plus rien de cet adolescent qui avait fait le mur, un soir, sur la Terre, pour aller piquer une tête dans la piscine d’une luxueuse villa. Au passage, il comptait y voler quelques très anciens objets de valeur qu'il avait aperçus dans la maison lors de ses repérages et qu’il pourrait échanger contre de l’argent ou du laxelsci à fumer.
Il n’était plus ce gamin terrorisé par un chien des enfers au pelage plus sombre qu’une nuit sans lune qui l’avait poursuivi ce soir-là. Il n’avait pas pu identifier la créature, mais il avait bien vu trois gueules, aux dents d’un blanc fluorescent, dégoulinantes de bave visqueuse et d’écume mousseuse et autant de paires d’yeux rouges comme du sang. Puis il s’était retrouvé en face d’un monstre qu’aucun terrien des temps modernes n’avait jamais vu. Ou si cela avait été le cas, il n’était plus là pour en parler… La bête dégageait une odeur, curieusement pas si désagréable, évoquant le barbecue au feu de bois, qu’il n’oublierait plus jamais.
La bête n’était pas seule. Trois de ses semblables encerclaient un individu. Il avait immédiatement reconnu le propriétaire de la villa, un nommé Adad Melqart, grâce aux quelques recherches qu’il avait effectuées sur lui durant plusieurs semaines. Il n'avait pas trouvé grand-chose sur lui dans la presse. Malgré son apparente fortune, le bonhomme ne fréquentait pas les soirées jet-set parisiennes. Il n'avait trouvé qu'une seule photo de lui accompagnant sa biographie dans un journal économique. Il s'était donc résolu à surveiller ses allées et venues pour connaître les jours où il s'absentait. Apparemment, la villa pouvait rester déserte de longs mois. Pas de chance pour lui, cette fois-ci son propriétaire avait décidé d'y rester un bon moment. Jusqu'à la semaine précédente où il n'était pas réapparu. Le cambrioleur en herbe avait donc naturellement pensé qu'il avait désormais le champ libre.
Melqart avait semblé plus surpris de le voir, lui, plutôt que ses assaillants aux crocs effilés. Leur regard s’était brièvement croisé. Un bref instant, il s’était demandé s’il pouvait aider cet homme. Mais face à ces créatures, les chances de l'homme étaient moindres, alors avec un gamin dans les pattes, lui-même poursuivi par une bête de l’enfer… Leurs possibilités à tous les deux de s’en sortir seraient toutes aussi nulles.
Il ne s’était pas posé plus de questions et avait détalé comme un lapin. En général, on ne s’attarde pas auprès de l’homme que l’on vient cambrioler, surtout lorsqu’il est en mauvaise posture.
Il était loin de deviner que la sienne serait pire.
Combien de temps avait-il couru pour échapper au monstre qui l’avait pris en chasse ? Une heure ? Deux ? Ou plus ?
Le premier monstre ne l’avait pas lâché et, à bout de forces, il avait fini par se retrouver acculé dans une impasse. C’était une mauvaise décision de plus, dans une liste qui n’en manquait pas, car il avait parfaitement su où il aurait dû bifurquer à l’instant où il ne l’avait pas fait.
L’adolescent avait alors eu la certitude que sa courte vie allait s’achever dans cette rue lugubre. Mais Baal, ou Adad Melqart comme il se faisait appeler sur la Terre, l’avait sauvé.
Il avait fait fuir la bête, sans la combattre, d’un simple tir de laser en plein dans l’une de ses gueules. Le corps de l’animal avait été pris de convulsions, couinant comme un cochon d'Inde. Comprenant qu’il n’était pas de taille contre cet ennemi, le chien de l'enfer avait pris la fuite sans demander son reste.
Adad Melqart était ensuite venu à lui et n’avait pas caché son étonnement de le voir si jeune, et en vie. Il avait appris, plus tard, que rares étaient ceux qui survivaient aux creoberos plus de dix minutes.
Il leur avait échappé durant une demi-heure. Il avait été déçu par cette performance, car sa fuite lui avait semblé bien plus longue, mais il s'était gardé de le dire.
Sonné, il allait se contenter de remercier l’homme qui venait de lui sauver la vie, et de reprendre ses jambes à son cou pour rentrer chez lui en se promettant que plus jamais il ne sortirait la nuit… Les coups de sa mère n’étaient rien comparés à ce que pourraient lui faire les crocs de ces monstres et à la peur qu’il avait eue.
Mais loin de le laisser partir, Adad Melqart l’avait empoigné par le cou et l’avait obligé à le suivre. Sa poigne était telle qu’il aurait pu lui briser la nuque en moins de temps qu’il n'en fallait pour y penser.
Malgré ses protestations, Melqart l’avait ramené chez lui. Il avait craint le pire lorsque celui-ci l’avait poussé dans un placard. Il s'était alors aussitôt retrouvé sur une plateforme, à côté d'un chien de l'enfer.
Le transport avait été instantané.
Sans savoir où il se trouvait son premier réflexe avait été de faire un bond pour s'éloigner le plus possible de la bête. Une femme l'avait alors fermement saisi par la nuque, de la même manière que Melqart, tandis que trois hommes en armure grise tiraient la bête, apparemment morte, hors de la plateforme. Il le leva la tête. Il vit alors que la moitié au moins de la Terre, la planète Terre occupait son champ de vision derrière un verrière pourtant gigantesque.
Il ne lui avait fallu que quelques secondes pour réaliser qu’il avait été téléporté à bord d’un vaisseau spatial. Son oreille interne le lui avait immédiatement confirmé par un vertige désagréable qui l’aurait mis à genoux au sol si la femme ne l'avait pas obligé à rester debout. Dans le même temps, une odeur de fauve qui n’était autre que celle de centaine d’individus enfermés dans une boite hermétique depuis des semaines assaillit ses narines et le prit à la gorge tandis que son estomac avait cherché le moyen de remonter jusqu’à sa bouche.
Il avait fait un gros effort pour l’obliger à plus ou moins reprendre sa place. Melqart était ensuite apparu sur la plateforme. Il avait aussitôt donné des ordres aux soldats, dont certains le concernaient. Sans connaître leur langue, le gamin avait néanmoins bien compris qu'il ne remettrait pas les pieds sur la Terre de sitôt et ça, c’était tant mieux. Sa mère ne pourrait plus rien contre lui. Il s’était seulement demandé qui prendrait soin d’Inès, son cochon d'Inde péruvien.
Les jours suivants avaient été pénibles. Ses oreilles s’étaient mises à siffler et ses narines à saigner régulièrement. Durant plusieurs semaines, il avait eu cette horrible impression qu’il pouvait perdre l’équilibre à tout moment. Bref, le choc physique fut plus violent que le choc psychologique.
Il eut aussi des difficultés à comprendre que son sauveur Adad Melqart était plus connu sous le nom de Baal, un dieu antique, car à dix ans on ne connaît pas grand-chose aux mythologies. A ce titre, il devait le considérer comme son seul et unique dieu. Il n'y parvint jamais. Adad Melqart était son maître, son sauveur, son protecteur, mais jamais il ne l'avait considéré comme un dieu.
Baal l’avait confié à ses labirés qui lui apprirent, durant les années qui suivirent, comment se rendre utile à bord d’un vaisseau de l’ampleur d’une petite ville, ou d’une grande école militaire avec ses trois cents âmes, au minimum. Sur certains vaisseaux, ils avaient pu être près de mille.
Il s’était retrouvé parmi des individus qui l’avaient regardé bizarrement et l’avaient surveillé jusqu'à ce qu'ils soient certains qu'il ne représentait pas une menace pour leur maître, qui parlaient des langues ou des dialectes inconnus sur la Terre, qui avaient une culture qui lui était totalement étrangère et qui avaient des rites vraiment étranges, incompréhensibles pour lui, parfois.
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