Chapitre 34.4
Courageusement, il avait tout appris des usages et des coutumes à bord d’un vaisseau spatial drægan. Il avait appris à se battre et à piloter des navettes dans l’espace. Il n’avait jamais été mal traité, et comme tout le monde à bord, il avait dû gagner sa nourriture, et son lit dans un dortoir, puis le droit d’avoir sa propre cabine, et surtout le respect de ceux qu’il côtoyait.
Ses aptitudes pour le cambriolage avaient été mises à profit et considérablement améliorées. Il n’était pas rare que Baal décide de piller les réserves d’autres Drægans.
Ces derniers les pensaient suffisamment à l’abri sur des planètes a priori désertes pour laisser de faibles garnisons les surveiller et faciles à neutraliser.
Le plus difficile restait de pénétrer dans ce qui tenait lieu de coffre-fort géant et d’y trouver, en un temps très court, ce qui leur était utile : de la nourriture, de l’eau potable, des étoffes et des armes. Cela ne s’avérait pas toujours facile tant la disposition des Drægans à conserver tout et n’importe quoi, surtout si cela brillait, était grande.
Plus d’une fois, ils étaient tombés sur des montagnes de pièces d’or et d’argent, ou d'autres métaux précieux inconnus sur Terre, de pierres remarquables et de bijoux extraordinaires. Enfant, le Terrien n’aurait pas hésité à se remplir les poches, mais Baal le lui avait formellement interdit. Tout comme aux Sumériens. Il les avait tous prévenus : à quoi serviraient tant de richesses à un homme mort ?
Il avait raison.
Le butin prélevé leur permettait de faire bombance assez longtemps pour rompre la monotonie à bord du vaisseau, et personne n’enviait à qui que ce soit sa fortune ou un joli bibelot pris à l'ennemi, puisque personne n'en possédait autrement que par le biais de sa propre famille ou de ses amis.
Il avait donc vécu comme les autres Sumériens, sans se montrer plus malin ou plus téméraire qu’eux. Jusqu’au jour où le maître du vaisseau s’était rappelé de lui et avait demandé à son Second vieillissant de le former comme successeur.
Ces évènements étaient tellement marqués dans l’esprit de Grama qu’elle n’avait eu aucune difficulté à les lire.
Elle s’étonnait, elle aussi, que Baal ait embarqué un Terrien, sur son vaisseau, bien avant Will et elle. Elle avait bien compris que l’ancien Chancelier divin faisait des séjours réguliers sur la Terre.
Qu’il y ait un véritable pied à terre, ou sans doute plusieurs, l’étonnait. En même temps, s’il se rendait sur la Terre pour honorer un rendez-vous, ou pour gérer ses affaires, quoi de plus normal. Mais comment Mead’ avait-elle pu passer à côté de cette information. Mieux : Baal avait rencontré Grama à une époque où il séjournait dans une petite ville de la banlieue parisienne. Esmelia savait que deux de ses ancêtres, au moins, avaient elles aussi vécu un temps en France, près de Paris ou à Paris même. Ils avaient peut-être été très proches physiquement, et pourtant Mead’ ne l’avait jamais senti.
À en juger par ce qu’elle avait pu entrevoir dans l’esprit du labiré, ce n’était pas une acquisition récente. C’était aussi le mystère qui planait autour de la demeure vieille de plusieurs siècles qui avaient incité l’enfant à la cambrioler. Ces rumeurs disaient ses anciens propriétaires excentriques au point de ne jamais se montrer et si riches qu’ils en faisaient profiter la région et ses habitants, grâce à des fonds d’aides à l’emploi, à la rénovation des constructions, à l’éducation, aux sports et aux arts, ou à l’amélioration de la ville.
La première fois qu’il avait fureté autour la villa, la surprise d’y apercevoir des trésors ancestraux côtoyant le confort ultramoderne avait aiguisé sa convoitise de gamin issu des quartiers défavorisés.
Elle s’enfonça encore dans l’esprit de Grama. Si profondément que cela en devint vertigineux. Elle ne se trouvait plus dans le domaine de la raison, mais dans celui des émotions brutes.
Elle ressentait ses pensées, ses sentiments…
Il était tétanisé par la peur…
La crainte de l’inconnu, l’angoisse de l’avenir, la terreur de l’espace hostile et de ses territoires sans limites ni repères. En lui, se cristallisaient toutes les peurs qu’il avait pu ressentir depuis son enfance. Elles trouvaient leur origine dans sa nature même d’être humain.
Elle en fut stupéfaite.
Il avait été élevé par les labirés mais, malgré ses efforts, il n’avait pu oublier totalement d’où il venait et ce qui l’avait conduit vers un nouveau destin. Ni sa terreur des monstres, ni celle de la mort ne l’avaient quitté depuis son départ de la Terre. Ce n’était pas là ses seules peurs…
Sa nature humaine…
Plus jeune, il aurait voulu oblitérer cette part de lui-même. Il pensait que sa nature en était la cause. Il était bien placé pour savoir qu’un être humain pouvait être capable du pire comme du meilleur, et que la plupart du temps, il ne découvrait qui il était vraiment que lorsque l’occasion se présentait, et souvent en dernière extrémité… Jamais comme on pouvait l’imaginer ou l’espérer.
Il avait peur de ne pas prendre la bonne décision le moment venu et de se conduire en lâche. Il redoutait de trahir la seule personne qui avait placé sa confiance en lui. Sa crainte était que ses compagnons, dont il avait désormais la charge, lui reprochent d’être trop humain… Il avait peur des changements et de ce que lui réservait l’avenir. Ce portail, c’était pour lui un saut dans l’inconnu, et peut-être un aller sans retour. Pire : l’abandon de la seule personne qui avait cru en lui au point de lui confier ses biens, et le plus précieux d’entre tous, sa vie.
Il avait aussi peur d’elle parce qu’elle était humaine, et parce qu’elle ne l’était pas tout à fait. Sa nature humaine, encore une fois… La crainte de l’autre, qu’il soit humain ou extraterrestre. L’appréhension de ce qu’elle pouvait être capable de faire.
Il avait longtemps dissimulé ses angoisses, comme il l’avait pu, mais elles avaient ressurgi à l’instant où il s’y attendait le moins. Il ignorait que tous les labirés les partageaient dans le même silence que lui, tout comme Will. Et Baal.
Esmelia sortit de l’esprit de Grama.
Cela n’avait duré que quelques secondes. Une éternité pour elle. Elle aurait souhaité l’apaiser, lui faire comprendre qu’il n’était pas seul.
À des degrés divers, tout ce qui vivait dans cet univers éprouvait la peur sous ses formes les plus variées. Il ne faisait pas exception à la règle. C’était inscrit dans ses gènes. C’était le moteur de survie de toute espèce, de son évolution même. Une espèce qui ne connaissait pas la peur était vouée à disparaître rapidement.
Par contre, lui dire qu’il ne devait pas la craindre était secondaire. D’ailleurs, elle n’en était pas si certaine… Si tel était le cas aujourd’hui, qu’en serait-il demain ?
Une autre question la taraudait : fallait-il que Baal et Grama se rencontrent par hasard ? L’enfant perdu et l’ancien dieu…
Esmelia eut une révélation subite : il n’y avait pas un, mais deux enfants perdus… De l’un viendrait la vie, de l’autre la mort… Lequel était Grama ? Qui était l’autre ?
Elle se heurta soudain à une barrière mentale… Mead’…Mead' le savait, mais ne voulait pas le lui montrer.
Elle fut prise de vertige… La fumée lui piqua les yeux… Le vaisseau partait en morceaux dans l’espace...
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