Chapitre 37.1
Elle vit le corps de La Voyageuse se dissoudre lentement en fines particules lumineuses à travers ses volutes sombres et fusionner avec sa propre enveloppe.
En un instant, elle fut L’Autre et la nouvelle venue en ce présent tout en même temps.
D'ici quelques heures, une fois que ses alter egos auraient fusionné avec ce qu'elle était, elle deviendrait quelqu'un d'autre. Qui ? Esmelia et Mead'. Mais laquelle aurait la force de gouverner l'autre en premier, voire de la museler ?
Elle pensa de nouveau à Will. Elle se sentit bombardée par un nouveau flux d’informations.
Will était mort...
Non, c’était impossible. Tout se mélangeait dans son esprit. Rien de plus normal.
Will se trouvait dans la salle du restaurant, juste à côté… Du moins, le Will de la voyageuse… Non… Will, seulement.
Elle aurait dû ressentir quelque chose pour lui, mais rien… Rien d’autre qu’un vide. Elle aurait aimé ressentir quelque chose, à nouveau. Elle songeait seulement que Will n’aurait pas à rencontrer son double dans cette réalité… Mais comment lui expliquer qu’il était à la fois vivant et mort ? Mort pour sa famille, pour ses amis, pour ses collègues de l’AMSEVE… Comment lui expliquer la nature du paradoxe sans lui expliquer ce qui était arrivé à celle qu'il aimait ?
Était-ce si important de le lui expliquer ?
L’autre Esmelia, celle qui éprouvait des sentiments profonds pour lui l’aurait fait. Mais elle, elle ne ressentait rien. Peut-être lorsque ses personnalités se seraient ajustées. Curieusement, elle ne trouvait aucune trace de l’autre Mead’...
Elle-même s’était débarrassée de son hôte, des années plus tôt, lorsqu’elle avait commencé à lutter en faisant preuve d’une indépendance meurtrière. Mead' s’en était débarrassée comme elle l’avait fait avec trois de ses incarnations précédentes. Après ce que lui avait fait la première, Olive, qui s’était vengée en bloquant leurs deux existences, faisant ainsi d’elle une prisonnière dans le corps de son hôte, elle avait appris comment faire taire définitivement les réminiscences de ses vaisseaux pour que cette situation ne se reproduise jamais plus.
Se pouvait-il que cette femme ait pu faire la même chosequ'Olive, ou pire encore, à la Mead’ de cette autre ligne temporelle. Si telle était le cas, il lui faudrait la neutraliser. Cela prendrait du temps, car l’assimilation l’avait profondément affaiblie. Elle mettrait plusieurs semaines à se synchroniser. Quoi qu’il en soit, cela ne l’empêcherait pas de poursuivre sa mission jusqu’au bout et de retrouver le dieu phénicien.
Elle n’avait pas d’information à son sujet. Même son protégé, celui qui avait la charge de protéger ses labirés, ne l’avait pas encore retrouvé.
Cela faisait un long moment qu’elle le surveillait. S’il avait retrouvé Baal, ou si ce dernier l’avait contacté, elle l’aurait su. Comme elle savait que le Baal de cette ligne temporelle n’avait jamais pris un gamin terrien sous son aile. Si ce Baal-là gagnait le combat, il y aurait un dommage collatéral inévitable.
Tout ce qu’elle savait, c’était que Baal aurait à rencontrer son double, lui aussi. Des deux, le plus fort l’emporterait. Restait à savoir si cela le conduirait l’univers à sa perte, ou si cela lui offrirait de nouvelles chances.
Elle regarda ses mains dont l’une tenait la tablette du Terrien Il était temps de se secouer et de le rejoindre. Il lui fallait faire revenir son hôte. Elle devait donner l'impression à la voyageuse que celle-ci était libre, mais pas un instant elle ne lui lâcherait la bride.
Esmelia sortit de la cabine, se lava les mains en essayant d’oublier ce curieux fourmillement qu’elle ressentait dans tout son corps, puis elle sortit des toilettes pour rejoindre Will qui buvait son second café canuck. Elle lui donna sa tablette. Encore un et il ne répondrait plus de ses actes.
Pourtant, lorsqu’il s’adressa à elle, il avait les sens encore bien affûtés. Suffisamment pour avoir perçu un changement chez elle.
— Ça va ?
Il semblait sincèrement inquiet.
Quel visage lui offrait-elle ? Quel comportement devait-elle avoir avec lui ?
À cet instant, il lui sembla être quelqu’un qu’elle ne connaissait pas ou peu. Un étranger. C’était loin d’être le cas pourtant.
— Je vais bien, le rassura-t-elle en esquissant un sourire. Dans la maison, je suis tombée sur Grama.
— Grama ? Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Cela veut dire…
Elle rassembla ses idées encore scindées en deux réalités.
— Je n’en sais rien… Grama est un Humain, un Terrien… Mais Baal lui a demandé de reconduire tous ses hommes chez eux, dans leur famille, et de rester discret. Pas de revenir sur la Terre.
Sauf qu’il était bien sur la Terre, et les Sumériens aussi, depuis plusieurs années.
— Tu es sûre que ça va ? insista Will. Je m’inquiétais… Ces téléportations, même sur de courtes distances, ce n’est sûrement pas bon pour l’organisme humain. Cela n’a vraiment pas l’air d’aller, tu es très pâle.
— Je vais bien, lui répéta-t-elle d’une voix plus ferme qu’elle ne l’aurait voulu.
Bien que surpris par son haussement de ton, il ne sembla guère plus convaincu.
— On va devoir rester en ville un moment, soupira-t-il. On va voir s’ils acceptent l’argent virtuel. Après ça, on devrait en profiter pour visiter les lieux. Un peu de marche ne nous fera pas de mal après ce que l’on vient de manger. C’est un changement de régime radical. Il faut que notre corps se réhabitue à la pesanteur terrienne. Ensuite, on partira à la recherche de Grama.
— Will…
Elle ne savait pas quoi lui dire… À part que les morts n’avaient pas de compte en banque, et qu’il venait de lui arriver quelque chose qui l’avait irrémédiablement changée et qui avait sensiblement modifié le lien qui les unissait l’un à l’autre. Quelque chose contre lequel elle allait devoir lutter sans être certaine de pouvoir le vaincre, ou d'avoir envie de le vaincre.
C’est moi et ce n’est plus moi… Mead’ a repris le contrôle. Pas la Mead’ que je connais, mais une autre version, et je me sens tellement bien… Mieux… Cela n’a pas été violent et c’est moi qui ai lâché prise… Je ne suis plus celle que tu as connue… Plus vraiment. Plus totalement.
Bien sûr que non, elle ne pouvait pas lui dire tout ça. Pas tout de suite. Pas comme ça.
— Après ce qu’on a vécu… commença-t-il.
Will tendit la main vers son visage.
Elle recula vivement. Trop.
S’il en fut blessé, il ne le montra pas et poursuivit :
— Tu sais ce que je ressens pour toi.
Il lui prit la main.
Elle dut faire un effort pour ne pas la retirer. Oui, elle savait combien il l’aimait. Elle le savait mais ce n’était pas elle, pas entièrement. Elle n’était plus totalement celle qui avait voyagé avec lui, celle qui avait partagé des moments intimes avec lui. Et L'Autre était plus forte.
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