Chapitre 33.3

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Esmelia allait lui faire remarquer qu'elle avait raccourci son ultimatum.

Le maître du vaisseau coupa la communication avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit.

—Qu’est-ce que vous faites ? gronda-t-il.

Ce fut Grama qui répondit :

— Elle essaie de négocier, et de gagner du temps afin de …

Il comprit trop tard qu'il n'aurait pas dû.

— Ce n'était pas à toi que je posais la question. Il est hors de question de négocier avec cette furie, ou avec qui que ce soit du reste, fulmina l’ancien dieu.

A son tour, Esmelia tenta de défendre son point de vue.

— Même si cela peut sauver la vie de vos hommes, la vôtre, celle de Will et la mienne ? J’ai l’impression que, pour vous, toutes les femmes sont des furies… À juste raison pour celle-ci, j’ai le regret de le dire. Combien de fois a-t-elle essayé de vous tuer ? Avez-vous déjà essayé de discuter avec elle ? Il arrive, parfois...

Il la coupa net

— Je refuse de négocier parce que nous n’avons rien à négocier à part ma vie, et j’y tiens, et la liberté de votre petit ami, et parce que cela ne nous coûterait pas quelques centaines de vies, mais des milliards de milliards. Vous le savez mieux que quiconque.

Elle le regarda avec effarement.

— Qu’est-ce qui…

Que lui était-il arrivé durant son absence ?

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Je négociais la seule chose qui en vaut la peine actuellement : du temps.

Acceptait-il enfin sa destinée ? Avait-il compris ce que l’univers attendait de lui ? Par quel miracle cela pouvait-il être possible ?

Il soutint son regard un moment. L’air était déjà chargé d’électricité avant son arrivée. Maintenant, ils étaient tous dans l’œil du cyclone.

Finalement, lorsqu’il parla à nouveau, ce fut d’une voix basse, mal aisée :

— Vous souvenez-vous m’avoir dit, lors de notre retour de la galaxie de Tur’in, que je vous tuerai, une première fois, l’année suivant notre rencontre parce que ce sera une chose nécessaire à l’accomplissement de notre destinée ?

— Cela n’a pas de sens. On ne peut pas tuer quelqu’un … une première fois ou plusieurs.

— Je ne discuterai pas de cela avec vous, mais si vous aviez vécu aussi longtemps qu’un Drægan comme moi, vous sauriez qu’il y a des événements sur lesquels nous n’avons aucun contrôle. Cela dit, c’est la partie de votre histoire que je n’aime plus du tout.

— Comment ça plus ?

— Il y a encore quelques semaines, vous tuer ne m’aurait pas posé aucun problème, mais aujourd’hui, c’est devenu plus... compliqué.

— Comment cela compliqué ? Qu’est-ce qui a changé ?

— MacAsgaill et vous. Vous me rappelez quelqu’un. Quelqu’un qui passait sa vie à lutter contre ce qu’il était vraiment.

— Il a réussi ?

— Non.

Une violente secousse fit tanguer le vaisseau.

Ils comprirent que la minute de l’ultimatum était passée.

— Le bouclier… commença l’un des navigateurs.

Grama jeta un œil sur les moniteurs, plutôt deux fois qu’une.

— Nous n’avons plus de bouclier, signala-t-il froidement.

Comme pour le confirmer, le plancher perdit de son horizontalité. Esmelia bascula en avant. Baal la rattrapa par la taille et la serra contre lui tandis qu’il essayait de garder son propre équilibre en s’agrippant au fauteuil du Commandant de bord. Elle sentit la chaleur de son corps, anormale, fiévreuse. Mais peut-être parce qu’elle avait imaginé qu’il était un genre d’animal à sang froid, comme les reptiles.

Leurs pieds balayèrent soudain le vide. Cela ne semblait pas particulièrement dangereux, car la console principale se trouvait à un mètre en dessous dans cette position, mais le vaisseau pouvait encore changer de position. Aussi mieux valait-il ne pas tenter de changer de place, et surtout de s'éloigner de la sortie du poste de commandement.

Les trois labirés présents s’accrochèrent eux aussi à ce qu’ils purent. Solidement tenue par Baal, elle réussit à attraper le bras de Grama, lui permettant de s’agripper de son autre main au fauteuil du second navigateur. Un nouveau tir secoua le vaisseau.

Toutes les lumières de la passerelle s’éteignirent en même temps. De nouvelles sirènes commencèrent à hurler dans la salle de commandement, se joignant à celles qui hurlaient déjà dans les profondeurs des coursives.

Peu à peu, par chance, et plus sûrement parce que l'IA du vaisseau faisait de son mieux, le plancher retrouva son horizontalité. Esmelia et ses compagnons purent se rétablir sur leurs pieds et retrouver une mobilité à peu près normale, légèrement entravée par une apesanteur affaiblie. Les lumières de secours prirent le relais et illuminèrent une pièce dévastée en quelques secondes.

— Sortez d’ici ! ordonna Baal au Second et aux deux navigateurs. Allez rejoindre les autres ! Nous vous suivons… Le temps de récupérer la mémoire interne du vaisseau et le noyau cérébral de l’I.A.

Il avait une voix creuse comme s’il venait d’être vidé de toutes ses forces…

— Je peux le faire, proposa Grama.

— Faites ce que je vous ai demandé, ordonna à nouveau Baal sur un ton qui n’admettait aucun refus. Non seulement vous répondez quant on ne vous le demande pas, mais en plus vous réfutez mes ordres. Il faudra que nous ayons une discussion, vous et moi, lorsque tout cela sera terminé.

Pas plus Grama que les deux navigateurs ne bougèrent, comme s’ils n’avaient pas entendu les paroles de leur maître.

— Allez, partez ! leur cria-t-il. Maintenant !

Tandis que les trois Labirés quittaient la passerelle à toute vitesse, Baal manipula une trappe dans la paroi du vaisseau qui s’ouvrit sous la pression de ses doigts. Il en extirpa deux plaques de la taille de cartes de tarot, d’un blanc à la fois fluorescent, nacré et laiteux.

Esmelia supposa qu’il s’agissait de cartes contenant des données qu’il ne souhaitait pas voir tomber entre les mains de l’ennemi.

La laissant accrochée à la rampe qui menait vers la sortie du poste de pilotage, il se dirigea tant bien que mal vers la console centrale, celle qu’il occupait habituellement lorsqu’il naviguait et se glissa dessous. Malgré le tangage du bâtiment, elle le vit dévisser maladroitement une première trappe, puis une seconde et en retirer une bille opaline. Dans le même temps, elle ressentit comme un vide dans l’espace.

L'âme du vaisseau s’était éteinte, plutôt elle avait été déconnectée de son corps.

Plus qu’une sensation, c’était une certitude. Esmelia ne s’en était pas rendu compte jusqu’alors, mais l’I.A. du vaisseau, toute synthétique, intangible, invisible qu’elle était, n’avait cessé d’être présente depuis leur arrivée à bord, Will et elle, mais bien avant encore pour tous ceux qui vivaient ici.

Avec beaucoup moins de délicatesse qu'il en avait mis pour dévisser la trappe et sortir la petite sphère opaline de son cocon, il arracha un boitier au pied de la console de pilotage et le prit avec lui avant de rejoindre Esmelia.

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