Chapitre 09.3
En périphérie de sa vision, le Drægan fit un mouvement sur le côté, forçant le scientifique à bouger lui aussi en le devançant. Ils quittaient les lieux.
Si elle n’agissait pas maintenant, elle les perdrait. Rien ne lui assurait qu’elle les retrouverait avant longtemps. Cela pourrait prendre des années ou des générations. Elle ne pouvait pas se le permettre. Le temps pressait. Elle ne devait pas l’oublier, pas plus qu’elle ne devait oublier que l'ancien dieu n’accepterait pas facilement ses nouvelles responsabilités. Il était temps de jouer ce tour qu’elle avait appris lorsqu’elle était adolescente pour se tirer de certains embarras en faisant porter la faute, et surtout l'attention, sur quelqu'un d'autre qu'elle..
Dans une autre vie, elle avait aussi appris à perturber les prétendus magiciens, voyants, et même des arnaqueurs des rues pour les faire chanter contre quelques pièces de monnaies ou des renseignements, voire des objets dont elle avait besoin. C’était toujours utile dans certains pays lorsque son père et elle vivaient dans la clandestinité. C'était aussi ce qui finissait invariablement par lui attirer des problèmes.
Elle se concentra sur le marchand, sur ses pensées…
Elle ne les comprenait pas très clairement, mais à quoi d’autre pouvait-il penser à cet instant, sinon au prix de sa meilleure vente et à l’espérance de l’atteindre à nouveau, voire de le dépasser.
Elle cria un chiffre, du moins elle l’espérait, sorti tout droit de cet esprit quasiment vide d’autres pensées.
Elle le cria si rapidement que personne ne sembla remarquer qu’elle en était l’origine. Il ne lui restait qu’à manipuler quelques esprits pour leur faire croire que la proposition venait d’une personne proche d’eux.
Il y eut un moment de flottement durant lequel tous les regards se croisèrent furtivement. Quelques-uns convergèrent en direction du Drægan et du Terrien qu’elle fixait autant qu’elle le pouvait, en prenant une expression étonnée.
Belle Gueule II la poussa au premier plan de l’estrade. Lui aussi était persuadé que l’un des deux hommes avait bien lâché un prix pour cette curieuse femelle bipède. Du coup, tout le monde autour d’eux en fut aussi persuadé.
Sentant qu’il était l’objet de toutes les attentions, le Drægan toisa ses plus proches voisins qui, en retour, le fixèrent telle une bête curieuse. Enfin, il se retourna vers elle.
Elle eut toutes les peines du monde à affronter son regard aussi sombre que froid. Il savait... Il avait compris ce qu’elle venait de faire. Contrairement aux autres, il n’était pas dupe.
S’il avait deviné qu’elle était l’auteur de ce petit tour de passe-passe, avait-il entrevu d’autres choses à son sujet ? Avait-il compris ce qu’elle était, ce dont elle était capable ?
Esmelia rassembla toutes ses forces, et surtout elle pensa à sa mission et à ce qui arriverait si elle échouait. Tant d’efforts pour rien… Elle espérait avoir insufflé l'idée, dans tous les esprits environnants, qu’il avait proposé une somme folle pour l’acquérir. Côté chiffres, elle y était peut-être allée un peu fort.
À la tête que certains individus faisaient, cela devait ressembler à une sacrée fortune.
La grenouille qui n’avait pas perdu le nord se rapprocha et tendit l’index en direction des deux hommes. Puis, s’adressant à la foule, il baragouina quelques mots, attirant encore un peu plus l’attention sur eux.
De toutes les personnes présentes, seul le scientifique ne semblait pas avoir compris ce qui venait de se passer. Il n’était pas stupide, mais il avait autre chose en tête.
D’ailleurs, qu'y avait-il donc à comprendre ? Qu’une somme probablement astronomique venait d’être proposée ? Comprenait-il seulement les dialectes de cette planète ?
MacAsgaill ne s’était même pas rendu compte que, tout comme lui, elle n’était pas de ce monde, et qu’ils pouvaient être alliés.
Tout reposait sur ses épaules à elle, en ces instants. Elle était seule.
Le regard du marchand d’esclaves allait du Drægan à elle, et vice versa. Cette gymnastique lui demandait tellement d’efforts qu’il en vint à cligner des yeux plus souvent qu'à l'accoutumé.
Il dut prendre une décision rapide et avantageuse pour sa partie, car il déclara en langue commune, et en parfait hypocrite, que nul ne pouvait revenir sur le prix annoncé.
Le Drægan desserra les lèvres pour protester, mais guère plus. Il resta silencieux. Cependant, son regard qu’il jeta à la grenouille, puis sur la jeune femme, n’annonçait rien de bon à venir.
Plus que dangereux, Esmelia ressentit alors combien le Drægan pouvait être impitoyable.
Pour la première fois depuis très longtemps, elle ressentit la peur. Mais le risque de ne pas parvenir à son but fut plus fort encore. Elle refusa de se laisser intimider.
Elle redressa le buste pour faire ressortir ses seins et remonta légèrement le bas de la tunique qu’on l’avait forcée à endosser pour laisser apparaître un peu plus que ses mollets et ses genoux. Elle lui adressa une œillade qui se voulait autant moqueuse que provocante, une manière de dire qu’elle l’avait bien eu, mais que les témoins interprétèrent comme une tentative de séduction.
Sauf que les avances n’avaient jamais été à son avantage. Dans ce domaine, elle était plutôt du genre guerrier. En général, les hommes s’en trouvaient déstabilisés. Son franc-parler faisait le reste et les incitaient à prendre leurs jambes à leur cou.
D’un autre côté, ce n’était pas parce qu’un homme la détaillait des pieds à la tête, lui souriait, puis venait lui dire : « J’aime beaucoup vos yeux », tout en pensant « J’aime beaucoup vos seins » ou autre chose, qu’elle en tombait amoureuse, ou qu’elle se sentait pousser des ailes au point de lui sauter au cou, ou directement dans son lit. Pas du tout son genre. Même si elle avait déjà fait quelques entorses à cette règle.
Une autre voix s’éleva un peu à l'écart de la foule.
Celui qui venait de surenchérir ne cherchait pas à se cacher.
Elle reconnut l’Homme Triste.
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