Chapitre 13.2
Non. Will était exactement l’homme de la situation. Il agissait sans demander quoi que ce soit en retour, et sans rechigner. C’était tout cela qui faisait son charme.
Grand bien lui en ferait, car lorsque viendraient les jours obscurs, les jours de mort, de désolation et de trahison, elle ne pourrait plus l’aider. Esmelia avait confiance en Baal. Il protégerait MacAsgaill bien mieux qu’elle ne saurait le faire. De même que Will en ferait autant pour l'ancien dieu. Chacun avec leurs propres armes, et leur propre nature.
Les deux hommes auraient besoin de l’un et de l’autre dans un avenir proche, et elle devait veiller à ce qu’ils restent en vie jusqu’à ce qu’ils comprennent leur rôle dans l’histoire.
Ce ne serait sûrement pas très difficile avec Will.
En ce qui concernait Baal, c’était déjà une autre histoire.
Mead' l’avait perdu deux fois au moins, avant de le retrouver, ou du moins de retrouver sa trace. Même en cet instant, elle ne pouvait être certaine qu’il se trouvait enfermé dans cette prison au beau milieu du désert du Nevada.
Elle se doutait que des paroles ne suffiraient pas à le convaincre. Il lui faudrait voir, peut-être expérimenter, pour comprendre et accepter.
Ils devraient aussi découvrir, l’un et l’autre, ce qu’elle était vraiment.
Esmélia ignorait combien de temps il lui faudrait et combien de temps elle survivrait à la créature. C'était ainsi qu'elle la surnommait la plupart du temps. Elle parvenait de plus en plus difficilement à la faire taire tant elle s'était approprié, morceau par morceau, parcelle après parcelle, tout ce qui faisait d'elle, Esmelia, un être humain. Durant ces dernières semaines, elle l'avait retenue autant que possible. Lorsqu'elle relâchait un peu la bride, elle pouvait ressentir ses frémissements de plus en plus violents à l’approche de ses semblables. Elle ressentait alors une irrépressible envie de destruction, une faim meurtrière.
Elle n’en avait jamais parlé Will. Il aurait fallu lui expliquer que la personne qu’il connaissait et aimait, encore aujourd’hui, disparaissait petit à petit pour devenir sa plus mortelle ennemie.
En fait, elle ignorait ce qui se passerait vraiment, mais elle savait qu’il y avait des choses auxquelles elle devrait faire face seule. Peut-être devait-elle l’y préparer plutôt que le ménager. Elle savait aussi qu’il en souffrirait. Elle-même en souffrait profondément.
Cependant, elle ne pouvait pas se le permettre.
Elle devait rester concentrée sur sa mission. Pas sur des choses dont elle redoutait l’issue, à tort ou à raison.
— Tu penses vraiment qu’il est ici ? lui demanda Will.
Puis, après un court silence :
— Et si Carnaham avait menti ? suggéra-t-il.
Elle sentit le poids de la tristesse dans sa voix. Il ne l’appelait plus par son prénom : Bradley.
Bradley Carnaham avait été l’un de ses collègues de travail, et un ami durant toutes les années où il avait travaillé pour l’AMSEVE. Les anglophones, comme Will, l’appelaient plutôt GSAEEL (Global Surveillance Agency of Environments and Extraterrestrial Life).
Avec ses compagnons, il avait vécu quelques-unes des premières explorations de la Voie Lactée, la découverte de nouveaux mondes, les joies et les peurs qui en résultaient, les longs mois d’études avant et après chaque mission, avec pour seul environnement les murs de l’AMSEVE, et pour seuls compagnons, ceux qui y travaillaient. Cela avait créé et renforcé des liens d’amitié qui n’auraient sans doute pas vus le jour autrement.
À l’époque, Will pensait que ces liens seraient éternels. Aujourd’hui, il ne savait plus s’il devait accorder la même confiance qu’autrefois à son ami…
Et s’il leur avait effectivement menti ? Revoir Will avait été un choc évident pour lui, et cela malgré son état peu reluisant. Il s'était d'abord demandé si Will était une créature céleste venu le sauver ou si un extraterrestre avait pris son apparence. Pragmatique, il avait fini par accepter que Will était bien... Will. D'une manière ou d'une autre.
Il aurait pu leur garantir n’importe quoi pour en savoir plus sur la façon dont Will était revenu sur la Terre. Bradley Carnaham ne connaissait que le Contracteur Espace-Temps pour cela. Tout autre moyen se révélait exotique pour lui, et donc potentiellement intéressant pour l'AMSEVE. Plus encore si l'usage était plus large et sans conséquences physiques ou psychologiques pour les voyageurs.
Il avait beau être mal en point, Carnaham savait encore raisonner de manière correcte. Il avait deviné qu’ils avaient trouvé un autre moyenqu'un CET aussi basique que celui de l'AMSEVE.
Elle s’était abstenue de lui dire qu’elle avait infiltré L’AMSEVE. Cependant, une brève balade dans son esprit lui avait indiqué qu’il ignorait tout de la « défunte » Marcie Watts. Il ne savait rien non plus d’une attaque sur un marché de Feloniacoupia
Elle savait maintenant pourquoi.
Elle ne l’avait pas questionné sur ses retours de voyages, et sur la quarantaine qui les suivait. Elle aurait pourtant aimé en savoir plus. D'autant que la petite fouille rapide de son esprit ne lui avait rien appris sur le sujet. Elle ne lui avait pas parlé des Bouches, et Will non plus. Même retraité de l’AMSEVE, Carnaham n’aurait pas manqué de faire son rapport à Doherty. Il l’avait sûrement déjà fait.
Que William et elle l’aient sauvé d’une mort assurée comptait-il vraiment aux yeux de Carnaham ?
À cette heure-ci, le Général devait savoir que Will, ou quelque chose qui lui ressemblait beaucoup, était revenu sur la Terre. Peut-être avait-il prévenu ses supérieurs de l’ONU, ou les financeurs de l’ATIDC. Un avis de recherche avait peut-être été lancé contre Will et elle.
Tôt ou tard, les soldats de Doherty ou ceux d’une autre organisation débarqueraient. Mieux valait ne plus être là lorsque ce serait le cas.
Elle chassa cette pensée de son esprit pour se concentrer sur sa mission.
Baal devait forcément se trouver dans ce bâtiment.
Un autre problème la préoccupait.
— Will… Ceux qui nous pourchassaient connaissent peut-être les différents passages. Ils savent que nous pouvons les conduire à Baal.
Will posa ses jumelles devant lui. Il prit une légère inspiration. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus.
Il devinait ce qu’elle souhaitait lui demander.
— À l’AMSEVE, nous ne maîtrisions pas les passages d’une planète à l’autre. Nous devons toujours revenir à notre point de départ. Il est possible que nos poursuivants soient obligés de faire pareil. Tout dépend de leur seuil technologique.
— Tu as l’air d’en douter.
— À dire vrai, je n’en sais rien. J’ignorais que les Drægans étaient capables d’utiliser des tunnels spatiaux. C’était… C’est un secret que nos collaborateurs extraterrestres ont gardé. À moins qu’eux-mêmes l’aient ignoré.
— S’ils avaient ignoré que tes collègues scientifiques de l’AMSEVE espéraient être les premiers à voyager à travers les Bouches, cela aurait-il changé quelque chose ?
Will haussa les épaule. Chez lui, ce geste ne signifiait pas qu'il s'en fichait. Au contraire, il y réflichaissait sérieusement.
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