Chapitre 13.1
Elle vit que Baal les suivait, entouré d’autres de ses labirés.
Il tenait William MacAsgaill par le col. Loin de s’en servir comme bouclier, il l’entraînait hors du champ de tirs, et c’était plutôt lui qui semblait vouloir le protéger.
Elle remarqua la tache brune suintant sur l’épaule gauche du Drægan et comprit qu’une des balles l’avait atteint. Le sang qu’elle avait essuyé sur son visage, quelques instants plus tôt, était probablement celui du Drægan.
MacAsgaill, lui, semblait choqué mais pas blessé. Il regardait autour de lui à la fois désespéré et effrayé par le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Où qu’il les pose, il voyait un blessé ou un mort. Au moins, il ne paniquait pas, c’était déjà cela. La peur n’arrangeait rien. Bien au contraire.
Elle sentit qu’il s’inquiétait aussi pour elle.
Les tirs meurtriers cessèrent aussi soudainement qu’ils avaient commencé.
Un mouvement, derrière lui, attira l’attention d’Esmelia. Elle entrevit Susanoo sur l’estrade. Il se trouvait près du corps d’Ame-No-Uzume. Il venait de sortir une lourde épée d'un fourreau qu’il portait dans son dos. Son visage se transforma en masque de haine lorsqu’il vit que Baal s’enfuyait.
Il n’eut que quelques pas à faire pour bondir hors de l’estrade. Puis, il se fraya un chemin, vers eux, à travers la foule paniquée. Seuls quelques mètres les séparaient. Susanoo les rattrapait sans s’occuper des individus autour de lui, les bousculant sans ménagement, ou les fauchant de son épée, qu’ils se trouvent sur sa route ou non.
Elle n’avait jamais vu une telle expression enragée sur un visage humain.
Elle tenta de prévenir l'ancien dieu phénicien en lui criant de se retourner, mais elle comprit dans le même temps que c’était inutile.
Baal avait senti le danger plus qu’il ne l’avait vu. Il aboya un ordre à l’un de ses gardes et confia son prisonnier à un autre.
L’ancien dieu se retourna au moment où Susanoo n'était plus qu'à quelques pas de lui.
Le labiré qui avait embarqué Esmelia la reposa au sol.
Il ne lui lâchait pas le poignet, mais son attention était rivée sur les deux drægans.
Il était visiblement inquiet pour son maître.
Elle l’était aussi. Pour autant qu’elle puisse en juger, Baal avait l’air très calme. Elle ne percevait pas la moindre tension dans son esprit, pas plus que dans ses gestes. Il attendait simplement que son ennemi soit à sa portée.
Autour d’eux, les gens couraient dans tous les sens en criant et en les bousculant. Parfois, ils trébuchaient sur des corps inertes. Un court instant, Baal et son adversaire disparurent de leur vue, cachés par une charrette de fourrage qui manqua de se renverser.
Son conducteur cherchait visiblement autant à se mettre à l’abri qu’à protéger ses biens. Elle craignit que les tirs meurtriers aient repris, mais ce n’était pas le cas.
Le charretier réussit à dégager son véhicule après une dangereuse embardée.
Esmelia et le labiré virent de nouveau les deux adversaires.
Ils ignoraient comment, mais, malgré sa blessure, Baal était parvenu à désarmer son adversaire. Il avait l’épée de Susanoo dans les mains.
Sonné, ce dernier se jeta pourtant sur son adversaire.
Savait-il qu’il n’avait aucune chance ? À moins que…
— Où est le troisième ? demanda-t-elle tout haut.
Le labiré l'observa un bref instant, surpris, avant de chercher Omoïkané du regard à travers la foule, en vain.
Esmelia le cherchair aussi. Du coin de l'œil, elle vit Baal manier des deux mains la lourde épée avec une dextérité déconcertante et faucher l’air d’un geste net et précis.
Susanoo porta la main à sa gorge, l’air furieux, en reculant.
D’instinct, les quelques individus qui étaient encore présents et debout sur son passage s'écartèrent.
Le dos du guerrier heurta le bord de l’estrade.
Avec horreur, Esmelia vit alors sa tête basculer en arrière, se détacher de ses épaules et rouler sur les planches jusqu’à Omoïkané, laissant derrière elle une traînée de fluide écarlate parcourus de filets blanchâtres.
Plutôt que s'allier à Susanoo pour attaquer Baal, il était resté auprès du corps de sa comparse. Ce manque de concertation avait finalement servi le Phénicien et coûté la vie à un second membre du trio.
Voyant la tête arriver vers lui et reconnaissant dans le même temps celle de son compagnon, Omoïkané bascula en arrière. Son regard, épouvanté, croisa celui, impassible, de Baal.
Celui-ci essuya la lame sur les vêtements du défunt, à genoux. Le sang s'écoulait à grands flots de son cou tranché.
Baal glissa sans précipitation l’épée dans le fourreau qu’il arracha du corps de Susanoo avant de le repousser et le laisser s'écrouler piteusement au sol. Il ne quittait pas Omoïkané des yeux.
D’où elle était, Esmelia sentit des courants abyssaux se déchaîner entre les deux hommes. L’un se demandant s’il devait couper la dernière tête du trio, l’autre s’il allait mourir ici et maintenant.
Finalement, Baal tourna les talons sans plus s’occuper du survivant. Il emporta l'épée comme un trophée. Il y avait un défi évident dans ce geste. Un défi qu’il lançait à Omoïkané : s’il voulait la vengeance, il lui faudrait venir la chercher.
*
Cet épisode lui sembla terriblement lointain alors qu’il n’avait eu lieu que quelques mois plus tôt… ou aurait dû arriver.
Elle se demanda quelles conséquences cela impliquait.
Esmelia sentit un frémissement dans l’air, une présence.
Une ombre la surplomba.
MacAsgaill venait de la rejoindre. Il s’installa à côté d’elle, apportant une discrète odeur d’after-shave à flagrance de fougère avec une note de miel. Ses vêtements sombres lui donnaient un air mystérieux et faisaient ressortir ses yeux bleus étincelants comme des étoiles.
C’était agréable de se plonger dans les yeux de quelqu’un qui ne recelait vraiment rien de mauvais en lui. Rien de ce qu’il faisait ou disait n’était calculé pour blesser qui que ce soit.
Plus encore, il aurait pu refuser d’extraire le projectile que Baal avait reçu dans l’épaule, ou négocier sa liberté contre ses soins. Mais non, il l’avait fait sans contrepartie. Même aujourd’hui, il aurait pu refuser de l’aider à libérer l'ancien dieu de sa prison. Là encore, il n’avait rien demandé en échange.
Il n’avait rien dit non plus lorsqu’elle avait mis fin à leur relation. Elle avait pensé qu’il lui demanderait des explications, gémir, pleurer, menacer. Elle l’avait quasiment espéré pour réveiller cette partie d’elle qui tenait encore à lui. Mais ça aussi, il le gardait pour lui.
Il n’avait rien dit. Il s’était tout simplement résigné.
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