Chapitre 16.1
Elle passa toute la journée à fureter dans le vaisseau en se demandant pourquoi Baal avait souhaité l'inviter dans ses quartiers. Évidemment, ce n’était sûrement pas pour son joli minois. Il avait tout ce qu’il lui fallait à bord de son épave spatiale. S'il avait quelque chose d'important à lui dire, pourquoi ne l'avait-il pas fait lors de leur dernière rencontre ? Et elle qu’allait-elle lui dire ? Comment lui expliquer qu’il avait un univers à sauver ? Pour qui ? Avec qui ? Contre qui ou quoi ? Pourquoi ? Comment ? Quand ?
Elle n’avait pas le quart des réponses à lui donner. Tout ce qu’elle savait, elle le savait de ses ancêtres et de vieux journaux écrits par ces dernières. Même si elle savait confusément que tout y était parfaitement exact.
Elle en était là de ses réflexions lorsqu’elle sentit un poids invisible s’abattre sur ses épaules. Elle tomba à genoux avec l’impression qu’elle n’allait pas tarder à traverser le plancher et le souffle coupé. Un problème de pesanteur à bord du vaisseau… Will en avait parlé. Des ingénieurs, du moins des labirés qui auraient pu l’être sur Terre s’occupaient de le régler.
Elle s’adossa à la paroi de la coursive, essayant de respirer posément, et attendit le retour à la normale en observant la sphère qui l’accompagnait partout où elle allait. Elle avait renoncé à la bloquer dans ses quartiers. En attendant, celle-ci essayait avec une volonté phénoménale de reprendre de la hauteur. En vain. Elle resta à lutter, à un mètre du sol, jusqu’à ce que le retour d’une pesanteur moins forte lui permette de s’élever à nouveau. Elle manqua alors de s'écraser au plafond.
Esmelia resta assise dans le couloir désert à récupérer un peu d’énergie durant un long moment.
*
À l’heure précise, elle se présenta à la porte des appartements de Baal. Il lui ouvrit avant qu’elle toque à la cloison.
Il portait une longue tunique sur un pantalon, le tout d'un gris souris en toile fine qui évoquait le lin sans les faux plis, et des chaussures légères. Elle jugea qu'il s'agissait d'une tenue décontractée.
Elle fut surprise par la sobriété des lieux : La pièce était petite. Il y avait deux alcôves, l’une contenant une couchette sommaire, et l’autre un bureau surmonté d’une petite bibliothèque. Des parchemins, des livres, des plaques qui semblaient faites de schiste et de verre, et d’autres objets qui pouvaient être des supports de collectes de données s'étalaient sur les surfaces planes.
Une autre table se trouvait au fond de la pièce, près d’une petite verrière arrondie d’où l’on pouvait observer le vide spatial. Elle se demanda ce qu'il pouvait y avoir d'intéressant dans cette obscurité profonde... Ce n'était pas comme si on pouvait croiser des planètes toutes les heures, ou même tous les jours.
Le fauteuil avec ses couvertures et ses larges coussins, beaucoup plus confortable que la chaise de l’autre bureau, indiquait que c’était l’endroit où l’ancien dieu préférait s’installer pour gérer ses affaires. Sa surface était encombrée par divers documents.
Il y avait aussi quelques pots de plantes dont elle n’aurait su dire le nom, car elles lui étaient complètement inconnues, accrochés aux parois ou posés au sol.
— Si vous avez dans l’idée que le fait de m’avoir achetée sur cette planète, et de m’avoir battue sur le tatami, vous autorisent à avoir des droits sur ma personne, vous vous fourrez le doigt dans l’œil jusqu’au coude.
— Vous oubliez : nourrie et hébergée durant une semaine, et peut-être sauvé la vie. Au moins, vous vous souvenez que je vous ai vaincue au combat. Si c'est à mes besoins sexuels que vous faites allusion, je n'ai, en aucun cas, envie de les combler avec vous.
Il lui montra la chaise devant le bureau et lui fit signe d’y prendre place.
— Qu’attendez-vous de moi, alors ? lui demanda-t-elle en s’asseyant. Et de Will ?
— MacAsgaill est un bon investissement, même s’il ne sera jamais un guerrier, de toute évidence. En ce qui vous concerne je n’en suis pas certain. Vous êtes une bonne combattante et vous pouvez sans doute vous améliorer encore. Vous êtes maline, pleine de ressources, certes, mais ce n’est pas suffisant pour être une ijà'kô.
— Je ne sais même pas ce que c’est qu’une ijà'kô.
Repoussant quelques documents, il s’installa face à elle sur la couchette.
— Une personne rare. De toute mon existence, je n’en ai rencontré que deux. Néanmoins, à défaut d’en être une, vous pourriez vous faire passer pour l’une d’entre elles.
— Pourquoi ?
— Ça, c’est quelque chose qui me concerne.
Il désigna les ouvrages sur l’étagère derrière elle.
— Pour cela, j’aimerais que vous vous familiarisiez avec les us et coutumes de mon espèce. Étudiez tout ce qui vous semble important, mais aussi les détails les plus insignifiants.
Esmelia frémit intérieurement. Elle tenait là une occasion unique d’apprendre à le connaître, d’en savoir plus sur lui, et de découvrir la faille qui lui permettra de l’atteindre.
— J’ai combien de temps ?
— Environ douze semaines terriennes. Peut-être plus, peut-être moins. Il y a un Grand Conseil qui doit se réunir d’ici trois mois. Les Chanceliers drægans les plus importants devraient s’y retrouver. Ce n’était pas arrivé depuis plus de quatre cents ans. Susanoo et ses acolytes étaient prêts à tout pour que je n’y assiste pas.
— S'ils avaient pu avoir votre tête en plus...
Il acquiesça sans ajouter un mot sur le sujet.
— J’ai demandé à MacAsgaill de réunir tous les ouvrages éparpillés dans les différentes bibliothèques du vaisseau dans un seul et même lieu. S’il trouve des informations qui peuvent vous intéresser, étudiez-les.
— Pourquoi y a-t-il des bibliothèques éparpillées dans ce vaisseau ?
Elle se retint de signaler qu'il était assez curieux qu’il y ait déjà une seule bibliothèque, mais pourquoi pas ?
— Il s’agit d’ouvrages qui ont été sauvés du naufrage de mon précédent vaisseau.
Elle se retint de lui demander ce qui avait causé la perte de son bâtiment.
— D’autres ont été récupérés sur des planètes sur lesquelles nous avons fait escales, ajouta-t-il.
Une manière élégante de ne pas dire qu’il les avait volés.
Elle trouvait curieux cet attachement pour des ouvrages fait de lin et de peau de mouton, probablement écrits à la main, comme les livres terriens avant la naissance de l’imprimerie, de même que pour toutes les autres formes d’écrits.
Comme s’il avait suivi ses pensées, Baal précisa :
— La mémoire du passé des drægans est rarement retranscrite. Elle disparaît lorsque l’un d’entre nous meurt. Je pense qu’un peuple sans Histoire, sans passé, est un peuple qui ne peut apprendre de ses erreurs. Un peuple sans mémoire perd son sens critique. Il se laisser conduire à sa perte par n’importe qui, ou par n’importe quoi. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’une civilisation. J’en ai vu plus d’une disparaître. Votre monde ne fera pas exception, d'autant que vos gouvernements ont limité l’accès à leur Histoire aux citoyens qu’ils gouvernent. Cela depuis plus d'un demi siècle. Ils l’ont travestie…
Il n'avait pas tort sur ce point. Nombre des évènement des cinquantes dernières années ne ressemblaient plus à ce qu'ils avaient vraiment été. Depuis peu, même l'Histoire antérieure subissait des transformations...
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