Chapitre I. L'eau noire du pont neuf
Mardi 29 novembre 2022, dans la soirée en bord de Seine :
Dans cette nuit de détresse, la vie m’abandonne.
Deux années de galère dont je ne suis pas fière.
Aujourd’hui, je te confie mes doux rêves d’hier.
Je m'appelle Sarah, femme du fleuve d’automne.
Accepte-moi dans ton lit qui ondule et tourbillonne,
Me libérant de ce sombre et ténébreux univers.
En cette soirée de novembre, où plus rien n’avait d’importance, où la vie n’avait plus de sens, sur le parapet, le regard plongé dans l’eau noire du Pont Neuf, son histoire allait se terminer.
La jeune femme, les traits marqués par deux années de souffrance, la tête vidée de toute espérance, debout face au vide, faisait le bilan de son court passage dans cette vie. Les lumières qui brillaient au loin sur les quais deviendraient les témoins de sa chute dans les tréfonds. Les étoiles qui scintillaient au fond de son âme, s’évaporaient. Elle n’avait plus d’emprise sur ses rêves. Son monde se disloquait, l’obscurité l’enveloppait, aucune issue de secours. Dans quelques secondes, elle refermerait la parenthèse à jamais, les remous du fleuve l’accueilleraient et la libéreraient de ce désespoir qui ternissait son cœur.
Ses pieds effleuraient le ciment glacé, ce dernier contact avec la réalité devint insupportable. Des bribes de son passé déferlaient envahissant son esprit tel un raz-de-marée. Elle visionnait en accéléré le film de sa jeune existence. Elle avait épuisé son stock de larmes, ses petites perles s’étaient taries dans le tourbillon de son mal-être. Comment pourrait-elle oublier ce sombre personnage qui lui avait tout volé ?
En quelques mois, la provinciale s’était fanée, dépérissant dans un appartement sordide où il l’avait maintenue prisonnière. Tout d'abord, elle avait cru au coup de foudre : la magie de la providence. Elle était tombée dans ses bras à sa descente du train. Il l'avait séduite et promis de la protéger. Puis lassé par sa compagnie qui ne le satisfaisait plus, il l’avait abandonnée un soir sur le trottoir sans un sou. Cet homme sans scrupules avait volé sa jeunesse et ses faibles économies.
Elle avait élu domicile dans un container, bouclier dans lequel elle s’était terrée. Le froid l’avait enveloppée, la faim l’avait tiraillée, la peur l’avait poussée dans ses derniers retranchements. Lorsqu’elle s’était risquée à sortir de sa caverne, cela avait été pour fouiller les poubelles des restaurants qui jouxtaient la rue où elle vivotait. Peu à peu son corps s’était affaibli, ses courbes s’effaçaient, en apercevant son reflet dans les vitrines, son image la terrorisait.
Elle n’était plus qu’un fantôme errant dans les rues de Paris. Ses nouveaux compagnons l’avaient surnommée « brindille ». Ils avaient composé sans le vouloir, la communauté des âmes perdues. Leurs espoirs emportés par la société qui les avait ignorés, ils avaient survécu sans en attendre plus. Tous les soirs, elle s’était exhibée sur le trottoir. Rapidement des mecs, aussi paumés qu’elle, étaient devenus ses clients attitrés. Ils étaient venus chercher du sexe, elle ne cherchait alors qu’un peu de chaleur. Son corps avait servi de monnaie d’échange pour une nuit dans un lit confortable et un repas.
Dans l’horreur de la nuit passée, les autorités déclenchèrent une mission de nettoyage dans la rue où elle se cachait. Les sans-abris furent délogés sans préavis. En un battement de cils, elle se retrouva bousculée et envoyée en cellule. Cette nouvelle expérience, amoindrit les dernières forces qui lui restaient. Elle découvrait un monde intraitable. Des filles de joies , jalouses de sa beauté qu’elle avait su conserver malgré les galères, s’acharnèrent sur son corps dans la pénombre de la cellule, la molestant brutalement. Les cicatrices tatouèrent sa peau meurtrie, dans son esprit, les cauchemars étaient à jamais ancrés. Sarah se contenta de faire le dos rond jusqu’à ce matin où les diablesses essayèrent de la noyer dans la cuvette des toilettes. Au lever du soleil, les policiers la laissèrent partir, la rejetant dans ce monde sans avenir ? Sa vie n’avait plus de sens.
Sur le pont, un coup de vent la fit tanguer, la nature voulait faciliter son choix. Elle résista à cet appel du vide, elle reprit une respiration c’est elle qui choisirait le moment où elle ferait le grand saut. Finalement l’eau serait son dernier voyage.
C’était l’heure, le constat sans appel, le vent, la pluie étaient ses derniers compagnons, ils l’enveloppaient de bien plus de douceur que ces deux années de torpeur. Ses rêves, Sarah les déposait une dernière fois sur ce pont.
Plus rien ne la retenait. Le regard plongeant dans l’eau bouillonnante, Sarah soulagée s’élança, persuadée qu’un monde meilleur l’attendait. Elle avança son pied, quand deux bras saisirent ses jambes …
*A.R*
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