Prologue
La pluie tombait doucement, un cliquetis régulier sur les pavés humides, mêlé au murmure distant des gouttes frappant les toits et les rebords des fenêtres. Léandre marchait d’un pas lent, les mains enfoncées dans les poches de sa veste. L’air froid s’insinuait dans son col, mais il n’y prêtait guère attention. Sa respiration formait de légers nuages devant lui, vite effacés par la bruine.
Le cliquetis de la pluie semblait hypnotique, presque apaisant. Il n’y avait pas grand monde dehors à cette heure. Un couple, serré sous un parapluie, passa à quelques mètres, leurs rires étouffés se mêlant au bruit de leurs pas. Plus loin, un bébé pleurait derrière une fenêtre éclairée, un son fragile qui se perdait dans l’obscurité. Une voiture traversa lentement la rue, ses pneus éclaboussant l’eau stagnante et projetant des reflets dansants sur les murs.
Léandre observait distraitement ces scènes, mais son esprit commençait à vagabonder. Ses pensées revinrent à sa sœur, Lise. Petite, elle aimait courir sous la pluie, riant aux éclats malgré les réprimandes de leurs parents. Elle disait toujours que les gouttes froides la rendaient plus vivante. Il se demanda un instant ce qu’elle faisait maintenant. Ils s’étaient éloignés avec le temps, leurs appels devenus rares, presque mécaniques. Une sourde culpabilité le saisit, un poids familier qu’il n’arrivait jamais à chasser complètement.
Il s’arrêta sous un réverbère, observant la lumière orange se refléter sur les pavés comme une aquarelle en mouvement. Il s’efforça de repousser ces pensées, mais le visage de Lise continuait de flotter dans son esprit. Ses cheveux clairs trempés de pluie, son rire qu’il n’entendait plus que dans sa mémoire.
Un frisson le parcourut, peut-être à cause du froid, peut-être à cause de ce vide qu’il ressentait en lui. Il soupira, secoua légèrement la tête et reprit sa marche, ses pas résonnant faiblement dans la rue vide.
En tournant un coin, il heurta soudain quelqu’un. L’impact le ramena brusquement à la réalité. L’autre homme, vêtu d’un manteau gris, vacilla en arrière.
— Désolé ! s’exclama Léandre, levant une main pour s’excuser.
L’homme releva à peine la tête, marmonna un mot inaudible, puis s’éloigna rapidement, son col relevé contre la pluie. Léandre le suivit du regard, troublé, avant de hausser les épaules. Ce genre de rencontre ne l’affectait pas d’ordinaire, mais ce soir, tout semblait plus lourd, plus oppressant.
C’est alors qu’il la vit.
Une boutique, nichée entre deux immeubles modernes, comme si elle avait toujours été là, dissimulée dans un recoin que personne ne remarquait. Ses fenêtres poussiéreuses diffusaient une lumière chaude, et une vieille enseigne en bois annonçait : "Au Grimoire Oublié". Les lettres gravées, usées par le temps, luisaient faiblement sous les reflets des réverbères.
Intrigué, Léandre s’arrêta devant la porte. Il hésita un instant, observant les contours mal ajustés de la vitrine et la poignée de la porte, rouillée par endroits. Une chaleur inattendue semblait émaner de l’intérieur, en contraste avec le froid qui engourdissait ses doigts. Il poussa la porte, déclenchant un tintement discret, et entra.
À l’intérieur, l’air était différent, plus épais, chargé d’un mélange d’odeurs : cuir vieilli, papier ancien et une pointe de cire fondue. Les rayonnages, entassés sans logique apparente, formaient un dédale de livres aux reliures usées, certains décorés de motifs gravés, d’autres si vieux que leurs titres avaient disparu.
Derrière un comptoir encombré, un vieil homme était assis, penché sur un manuscrit. Il releva lentement la tête, ses lunettes rondes reflétant la lumière d’une lampe à huile. Ses yeux, pourtant partiellement masqués, semblaient percer à travers le silence.
— Bonsoir, murmura Léandre, brisant l’atmosphère feutrée. Vous êtes ouvert à cette heure ?
Le vieil homme esquissa un sourire discret.
— La connaissance n’a pas d’heure, répondit-il d’une voix basse, presque apaisante. Que cherchez-vous, jeune homme ?
Léandre hésita, puis haussa les épaules.
— Rien de précis, je marchais et… je ne sais pas, votre boutique m’a attiré.
Le bibliothécaire hocha la tête, comme s’il s’attendait à cette réponse.
— Alors laissez vos pas vous guider. Peut-être trouverez-vous ce que vous ne saviez pas chercher.
Léandre s’avança dans les rayonnages, effleurant du bout des doigts les reliures poussiéreuses. Certains livres semblaient trop grands pour tenir sur les étagères, d’autres, si petits qu’ils paraissaient écrasés sous le poids de leurs voisins. Les titres gravés dans des langues inconnues l’intriguaient, mais il n’osait pas ouvrir ces ouvrages intimidants.
Puis, au détour d’une allée, son regard fut attiré par un livre particulier. Il semblait presque isolé, posé en équilibre sur une pile instable. Sa couverture en cuir noir, craquelée comme une peau ancienne, captait la lumière d’une manière étrange. Gravées dessus, des lettres argentées formaient un titre : "La Légende de l’Ombrageuse".
Il le prit avec précaution, surpris par son poids. Sous ses doigts, le cuir semblait étrangement chaud, presque vivant. Il feuilleta rapidement quelques pages, mais les referma aussitôt, un frisson lui parcourant la nuque. Une sensation indescriptible, un mélange d’appréhension et de fascination, l’envahissait.
De retour au comptoir, il posa le livre devant le vieil homme.
— Je peux l’emprunter ? demanda-t-il, un peu nerveux.
Le bibliothécaire observa l’ouvrage un instant, son sourire s’élargissant imperceptiblement.
— Bien sûr, dit-il doucement. Mais prenez-en soin. Ce livre… n’est pas comme les autres.
Léandre fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Le vieil homme ne répondit pas immédiatement. Il sortit un carnet d’inscription jauni et le poussa vers lui.
— Chaque livre porte une histoire. Celui-ci, peut-être plus que d’autres. Notez votre nom ici.
Léandre obéit, sentant toujours ce regard étrange peser sur lui. Une fois qu’il eut terminé, le vieil homme referma lentement le carnet et lui tendit le livre.
— Bonne lecture, murmura-t-il. Revenez… quand il sera temps.
Dehors, la pluie tombait toujours. Léandre serra le livre contre lui et marcha lentement, le bruit des gouttes frappant le trottoir l’accompagnant. Il jeta un dernier regard par-dessus son épaule. À travers la vitre poussiéreuse, il aperçut le bibliothécaire, immobile derrière son comptoir, le fixant avec un sourire qui semblait contenir un secret qu’il n’était pas prêt à révéler.
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