Chapitre 1
Léandre referma la porte de son appartement, laissant les clés glisser sur le comptoir dans un tintement métallique. Il déposa son sac sur le canapé, oubliant instantanément le livre qu’il avait récupéré dans la soirée. La sensation de froid humide collé à sa peau lui rappelait à quel point la pluie avait été glaciale. Sans réfléchir, il se dirigea vers la salle de bain. Une douche froide, comme il en avait l’habitude, chasserait cette sensation d’engourdissement.
Dans la lumière jaunâtre de la salle de bain, il déboutonna lentement sa chemise, le tissu mouillé résistant à ses gestes. L’eau de la douche s’écoula immédiatement, froide dès les premières gouttes. Sans attendre, il entra sous le jet. La morsure glaciale le fit frissonner violemment, mais il s’y accoutuma rapidement, laissant l’eau couler sur son visage et glisser le long de son dos. Ses mains trouvèrent appui sur le carrelage, et il se pencha légèrement en avant, ses respirations se faisant courtes et haletantes.
Il aimait ce moment où chaque muscle de son corps semblait crier à l’unisson pour lui rappeler qu’il était vivant. L’eau battait contre son torse, chassant la lourdeur de ses pensées et ravivant une énergie qu’il croyait perdue. Lorsqu’il sortit enfin de la douche, il attrapa la serviette suspendue près de l’évier et frotta vigoureusement ses cheveux encore trempés. Sa peau rougie par le froid était encore parcourue de légers frissons lorsqu’il saisit son inhalateur posé sur le bord du lavabo.
Une longue et profonde inspiration lui permit de retrouver son souffle. L’air remplit ses poumons, dissipant l’oppression qui pesait sur sa poitrine depuis qu’il était sous la pluie. Après quelques instants, il s’approcha de son placard dans la chambre et choisit un pyjama confortable : un pantalon de coton gris légèrement trop long, et un t-shirt noir vieilli par les lavages. En ajustant les manches pour couvrir ses poignets, il s’observa dans le miroir embué. Ses cheveux retombaient en mèches désordonnées, et son visage fatigué semblait trahir un poids qu’il n’avait pas envie de nommer.
Dans la cuisine, il mit de l’eau à chauffer dans une poêle et sortit une boîte de raviolis chinois du congélateur. Tandis que la vapeur commençait à s’élever, il adossa son dos contre le comptoir, observant distraitement la lumière tamisée de son salon. L’odeur salée et réconfortante du plat emplit bientôt l’appartement. Léandre posa un bol sur la table, y déposa les raviolis, et s’installa pour manger en silence. Pourtant, à peine avait-il pris une bouchée que ses pensées commencèrent à dériver.
Lise. Son prénom flottait dans son esprit, presque comme un murmure. Cela faisait des mois qu’il n’avait pas entendu sa voix. À chaque fois, il se disait qu’il l’appellerait demain. Mais les jours s’étaient enchaînés, et bientôt, cette distance était devenue plus qu’une simple question de temps. Il la revit en mémoire, plus jeune, courant sous la pluie, éclaboussant les flaques comme si elles étaient des trésors qu’il ne pouvait pas comprendre. "La pluie, c’est la vie, Léandre", disait-elle en riant. "C’est là que tout commence."
Il se surprit à sourire doucement en se rappelant ses paroles. Son regard glissa vers son téléphone posé sur la table. Il pouvait l’appeler maintenant. Elle décrocherait, peut-être un peu surprise, mais elle lui parlerait. Il tendit une main hésitante vers l’appareil, ses doigts effleurant l’écran. Et si elle était trop occupée ? Et s’ils n’avaient rien à se dire ? Il retira brusquement sa main et reprit une bouchée, chassant cette idée. Pas ce soir, pensa-t-il. Demain, peut-être.
Après avoir terminé son repas, il rangea rapidement la cuisine, le bruit de l’eau dans l’évier se mêlant au cliquetis de la pluie contre les vitres. En revenant vers le salon, son sac posé sur le canapé attira son attention. Ce n’est qu’en le soulevant qu’il sentit le poids du livre qu’il avait emprunté. La couverture, en cuir noir craquelé, semblait capter la lumière de la lampe d’une manière presque surnaturelle. Les lettres argentées brillaient doucement : "La Légende de l’Ombrageuse".
Il s’installa dans le fauteuil près de la fenêtre, le livre posé sur ses genoux. En l’ouvrant, il remarqua la texture des pages, épaisses et légèrement rugueuses, portant des illustrations et des notes manuscrites. Une phrase inscrite en ouverture attira son attention :
"Elle est là, toujours là, dans les ombres, invisible à ceux qui ne la cherchent pas."
Léandre fronça légèrement les sourcils et tourna la page. Les premières lignes l’attrapèrent immédiatement, et sans trop réfléchir, il commença à lire à voix haute.
— "Au commencement, la vallée semblait éternelle. Une étendue vaste, bordée de montagnes sombres, où chaque forêt dissimulait des secrets anciens. Les lacs, calmes et noirs, reflétaient le ciel étoilé comme des miroirs parfaits. Mais cette sérénité cachait quelque chose : une présence tapie dans les ombres. L’Ombrageuse n’avait ni corps ni voix. Elle n’était qu’un écho, une ombre parmi les ombres, empruntant les reflets des vivants pour se façonner une existence."
Il marqua une pause, glissant ses doigts sur une illustration représentant une vallée sombre, bordée de montagnes et traversée de rivières sinueuses. Les détails du croquis semblaient trop précis, presque obsessionnels.
— "Chaque année, chaque jour, elle demeure. Toujours là, mais cachée, dissimulée dans les replis de la vallée et dans les ombres de ceux qui y passent. On dit que l’Ombrageuse n’a besoin que d’un instant. Si votre ombre se détache, même un battement de cœur… alors il est trop tard."
Léandre déglutit légèrement, continuant malgré lui.
— "Elle est là, mais elle attend. Non pas par patience, mais par dessein. Ceux qu’elle choisit la rejoignent pour l’éternité. Leur reflet devient sien, et leurs noms disparaissent à jamais de la mémoire du monde."
Une autre illustration accompagnait ces lignes : une silhouette indistincte, noyée dans l’ombre des arbres. Léandre sentit un frisson lui parcourir l’échine, mais il ne pouvait s’empêcher de continuer à lire.
— "Si vous la croisez, vous ne la reconnaîtrez pas. Pas tout de suite. Ce n’est qu’en tournant la tête, en réalisant que votre ombre est absente, que vous comprendrez qu’il est déjà trop tard."
Léandre regarda le livre, ses mains effleurant la couverture. Les mots flottaient dans son esprit, lourds et inéluctables, son regard perdu dans les gouttes de pluie qui glissaient sur les vitres. Cette idée qu’elle était toujours là, présente dans chaque ombre, chaque recoin, lui laissait une impression étrange, comme si quelque chose dans la pièce avait bougé.
Annotations
Versions