Chapitre 2
Léandre referma le livre, laissant ses doigts glisser sur la couverture craquelée. Les mots résonnaient encore dans sa tête, comme s’ils refusaient de s’effacer. Il posa l’ouvrage sur la table basse et s’enfonça dans le fauteuil, fixant un moment la pluie qui ruisselait sur la fenêtre. Le martèlement des gouttes semblait rythmer ses pensées, mais celles-ci restaient éparses, floues, comme un puzzle dont les pièces refusaient de s’assembler.
Il se leva finalement, éteignant les lumières une à une, plongeant son appartement dans une obscurité douce, interrompue par la lumière tremblotante des réverbères. Dans sa chambre, il se glissa sous la couette, s’allongeant sur le dos, les bras croisés derrière sa tête. Il ne trouvait pas le sommeil, son esprit encore agité par les images et les mots du livre.
L’idée de l’Ombrageuse, une créature sans visage, toujours présente mais invisible, l’intriguait autant qu’elle le troublait. Cette vallée décrite dans le livre, ses forêts profondes et ses lacs miroitants, avait quelque chose de vivant. Léandre se demanda si elle avait réellement existé, ou si tout cela n’était qu’une création de l’auteur. Peu importe, se dit-il. C’est juste une histoire.
Son esprit vagabonda vers des souvenirs plus concrets. Lise. Son prénom s’imposa à lui, comme il le faisait souvent ces derniers temps. Il revit son sourire, son rire, cette énergie qu’elle dégageait quand ils étaient enfants. Lise avait toujours eu cette manière de rendre tout plus lumineux, même les journées les plus grises. Mais leur relation s’était effilochée avec le temps, et maintenant, elle semblait si loin. Pourquoi était-ce si difficile de la rappeler ? Une culpabilité sourde le saisit, et il serra légèrement la mâchoire. Demain, pensa-t-il. Je l’appellerai demain.
Le bruit de la pluie finit par l’apaiser, et ses paupières devinrent lourdes. Lentement, il sombra dans le sommeil.
Léandre se réveilla en sursaut, son cœur battant à tout rompre. L’obscurité de sa chambre semblait différente, plus épaisse, presque tangible. Il inspira profondément, tentant de calmer les battements frénétiques dans sa poitrine. Puis il se figea. Une voix résonnait encore dans son esprit, un murmure clair et terrifiant : "Je dois mourir, Léandre."
C’était Lise. Il en était certain. Cette voix, si réelle, si proche, semblait avoir été prononcée juste à côté de lui. Ses yeux scrutèrent la pénombre, mais rien ne bougeait. Pourtant, il n’arrivait pas à se défaire de cette sensation d’urgence. Il porta une main tremblante à son visage et sentit l’humidité des larmes qui avaient coulé sans qu’il s’en rende compte. Des perles salées glissèrent encore le long de ses joues.
Il resta assis sur le lit un long moment, tentant de retrouver son calme. Ce n’était qu’un rêve, se dit-il. Rien de plus. Mais alors, pourquoi avait-il l’impression que ces mots étaient plus qu’un simple cauchemar ?
Le matin arriva doucement, mais Léandre se sentait épuisé. Ses gestes étaient lents, mécaniques, alors qu’il se préparait un café noir. Il s’assit à la table de la cuisine, la tasse chaude entre ses mains. La vapeur qui s’élevait formait des spirales irrégulières, et son regard s’y perdit, suivant les mouvements fugaces de la fumée. Le parfum amer et intense du café remplissait la pièce, mais Léandre semblait ailleurs.
Il pensait au rêve, ou plutôt à ce qui ressemblait davantage à une expérience qu’un simple produit de son imagination. Cette voix, celle de Lise, résonnait encore en lui, s’accrochant à son esprit comme une note impossible à oublier. Pourquoi ce message ? Pourquoi ces mots ? Une pointe d’angoisse le saisit en se rappelant son expression hésitante devant le téléphone la veille. Il aurait dû l’appeler, au moins pour entendre sa voix. Peut-être que ce rêve était une manière pour son inconscient de le secouer, de le pousser à agir avant qu’il ne soit trop tard.
Il porta la tasse à ses lèvres et prit une gorgée, le liquide chaud glissant dans sa gorge et apaisant légèrement la tension qui s’était installée dans sa poitrine. Pourtant, une partie de lui restait préoccupée. Il détourna les yeux vers le salon, où le livre reposait encore sur la table basse. Sa couverture sombre et ses lettres argentées semblaient presque le défier, l’invitant à le rouvrir. Il se demanda brièvement pourquoi ce livre le troublait autant. Après tout, ce n’était qu’un objet, des mots sur des pages. Mais une partie de lui savait que ce n’était pas si simple.
Il se leva finalement, laissant sa tasse sur le comptoir, et s’approcha du livre. Il hésita avant de l’ouvrir, ses doigts effleurant le cuir craquelé. Les pages qu’il avait lues hier étaient encore là, mais quelque chose semblait différent. Des annotations griffonnées dans une écriture fine bordaient maintenant le texte principal.
"Elle est là, mais vous ne la voyez pas. Elle attend, patiente, dans les ombres que vous laissez derrière vous."
Il fixa les mots, son cœur s’accélérant légèrement. La calligraphie était fine, presque tremblante, comme si elle avait été ajoutée à la hâte. Était-ce là hier soir ? Il n’en était plus sûr. Il retourna à la page suivante. Une illustration occupait le centre, si détaillée qu’elle semblait presque vivante. Une forêt dense, aux troncs serrés et aux ombres impossibles, remplissait la page. Et au milieu de tout cela, une silhouette floue, indistincte, se dessinait à peine, comme une ombre qui hésitait à prendre forme.
Il se surprit à murmurer les mots inscrits en dessous, comme s’ils méritaient d’être prononcés à voix basse.
— "Toujours là. Elle n’attend que vous, cachée dans les replis de vos pas."
Léandre fronça les sourcils, ses doigts glissant sur le papier rugueux. Il ne se souvenait pas avoir vu cette illustration la veille. Était-ce une page qu’il avait simplement manquée ? Une autre phrase, écrite dans la marge, attira son attention.
"Fermez les yeux trop longtemps, et elle vous trouvera."
Un frisson parcourut son dos. Ces mots lui paraissaient plus directs, plus… personnels. Pourtant, il secoua la tête, se forçant à reprendre pied. C’est mon imagination, se dit-il. C’est forcément mon imagination.
Quelques heures plus tard, alors que le jour avançait, Léandre entendit un claquement dans le salon. En se retournant, il vit que la fenêtre était grande ouverte. L’air froid et humide entrait dans la pièce, soulevant légèrement les rideaux. Fronçant les sourcils, il s’approcha et referma la fenêtre, vérifiant soigneusement le loquet.
— "Je suis sûr de l’avoir fermée hier," murmura-t-il. Mais il n’y pensa pas davantage.
La même chose se reproduisit dans la soirée. Alors qu’il feuilletait à nouveau le livre, un courant d’air glacial le fit frissonner. Il releva les yeux pour voir la fenêtre de nouveau ouverte. Cette fois, il se leva rapidement, agacé, et examina le mécanisme de plus près. Rien ne semblait cassé. Le loquet fonctionnait parfaitement, et le cadre n’était pas abîmé. Il secoua la tête, perplexe, mais la referma avec plus de soin, tirant légèrement dessus pour s’assurer qu’elle était bien verrouillée.
Le lendemain, les fortes pluies annoncées commencèrent à tomber. Léandre, craignant une inondation, appela son propriétaire pour signaler le problème. Quelques heures plus tard, deux experts vinrent inspecter les lieux. Ils vérifièrent le cadre, les joints, et même les murs alentour. Rien d’anormal. L’un d’eux lui lança un sourire moqueur en se redressant.
— "Votre fenêtre va très bien. Peut-être que vous ne la fermez pas correctement."
— "Je suis sûr que ce n’est pas ça," répondit Léandre, un brin frustré. Mais il se retint de poursuivre, préférant éviter un conflit inutile.
Une fois les experts partis, il resta seul, debout au centre de la pièce. Ses yeux étaient rivés sur la fenêtre, comme si elle allait bouger à nouveau sous ses yeux. Rien ne se produisit. Pourtant, il ne pouvait ignorer ce sentiment d’inconfort grandissant.
Depuis qu’il avait ouvert ce livre, tout semblait légèrement… différent. Pas assez pour qu’il en soit certain, mais suffisamment pour qu’il ne puisse s’en débarrasser.
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