Chapitre 10 : Les novices
Vendredi 23 Septembre 2022, vingt et une heures.
— Je commence toujours par le massage, annonce Gwendoline en sortant de la salle de bain.
La douche qu’elle a prise lui a permis de se remettre dans son rôle, après cette entrée en matière très différente de ce qu’elle a l’habitude de faire. Elle est en petite tenue, ses cheveux argentés détachés sur les épaules, et s’approche du King size.
— Vous pouvez vous installer sur le ventre, directement sur le lit. J’utilise peu d’huile, vous ne ressemblerez pas à une frite après, dit-elle pour détendre l’atmosphère.
— C’est la première fois que je fais ça et je ne sais pas ce que j’ai le droit de faire ou pas, dit le client debout, avec un air légèrement paniqué.
Vêtu uniquement de son caleçon, il semble hésitant. Dans son regard, la gêne le dispute à la culpabilité d’être là, alors que c’est un homme marié. Gwendoline ne s’appesantit pas sur les états d’âme de ce dernier et agit comme elle l'a toujours fait. Parfois sa froideur et son manque de compassion l’effraient, mais elle connaît l’origine de cette muraille qu’elle a bâtie autour d’elle pour se protéger. Tout en expliquant ses conditions, elle cherche ses affaires dans son sac :
— Je n’embrasse pas… sauf exception… je ne fais pas de fellation… sauf exception. Le cuni est bienvenu, bien sûr, à condition de savoir le faire… ce qui n’est pas toujours le cas, et je pèse mes mots. C’est l’expérience qui parle malheureusement.
Alexandre sourit, décontenancé par son franc-parler. De toute évidence, parler sexe n’est pas tabou pour la jeune femme. Tandis qu’elle installe son matériel sur l’une des deux tables de chevet, elle continue à énoncer les règles du jeu :
— Je n’aime pas être doigtée car souvent ce n’est pas bien fait, pas assez délicat et cela peut me blesser, donc à moins d’être doux, évitez s’il vous plaît.
Son client acquiesce. Les détails sont un peu crûs pour lui, qui était venu quémander de l’affection. Mais il essaie de faire bonne figure et de ne pas laisser voir combien cette mise en scène le perturbe. Une fois qu’elle a terminé de disposer son huile, sa boîte de préservatifs et son gel lubrifiant de façon ordonnée, elle ouvre le lit comme si elle était chez elle.
— Après le massage, il y aura un premier rapport sexuel, comme convenu, reprend-elle, lancée dans sa foulée didactique. Nous en avons prévu trois durant la nuit, cela me paraît raisonnable. Ah ! J’oubliais, pas de sodomie.
— Pas de problème, cela ne m’intéresse pas, se défend-il en la regardant s’activer.
— Désolée si je vous parle de manière un peu mécanique mais je n’ai pas l’habitude de cette configuration…
— Quelle… configuration ?
— La nuit entière. C’est une première pour moi. Je suis un peu stressée.
Il sourit. Ses épaules s'affaissent, soudainement plus détendu. Puis s’approche du lit défait.
— Je vois. Nous sommes deux alors. Ça me rassure, d’une certaine façon.
— Pourquoi ? demande-t-elle en s’asseyant sur le bord, les mains croisées sur les genoux.
— Parce que je préfère que vous ne soyez pas robotisée… quand nous aurons commencé. Que cela reste le plus naturel possible. Nous sommes aussi novices l’un que l’autre. Vous ne faites pas les nuits et je n’ai jamais fait ce genre de… rencontres tarifées.
— C’est vrai. Je suis sûre que tout va bien se passer. Il faut seulement que nous nous lancions. Le reste suivra…
— Bien. Que se passe-t-il à présent ?
— Allongez-vous confortablement, dit-elle en tapotant le drap du plat de la main. Et essayez de profiter.
Plus facile à dire qu’à faire !
Alexandre s’exécute de bonne grâce. Allongé, elle le détaille de la tête aux pieds. Son corps est correct, plutôt bien fait, mais sans plus. Il fait partie des mecs « ordinaires ». Ni gravure de mode, ni gaulé comme les accrocs à la fonte. Passe-partout. Elle préfère ce genre-là, d’ailleurs. Lorsque les hommes sont trop beaux, cela la met mal à l’aise. Elle avait déjà eu le cas par le passé. Cela l’avait rendu fébrile, avec le sentiment de ne plus être à la hauteur. Comme si la vapeur s’était inversée. On la paie pour son physique. On la paie pour sa beauté. Si le client n'est pas intimidé ou ne tombe pas en pâmoison devant elle, elle a l’impression d’avoir loupé quelque chose, de ne pas avoir mérité son argent.
Et puis pour l’ego ce n’est jamais agréable d’être moins attrayante que quelqu’un qui paie pour avoir des relations sexuelles. Cela déséquilibre la balance et lui casse le moral. Mais Alexandre est le client parfait. Commun mais charmant.
Elle commence à s’occuper de lui avec une bougie de massage qu’elle a pris soin de laisser fondre au préalable, pendant que chacun des deux prenait leur douche séparément. Le jeune homme sent bon l’échantillon musqué qu’il a utilisé pour se laver. Ses cheveux sont encore un peu humides. Elle est presque sûre qu’il s’est lavé les dents pour augmenter ses chances d’être embrassé. Les hommes qu’elle a embrassé à pleine bouche sont si rares en treize ans de carrière qu’elle pourrait les compter sur les doigts d’une main. Ou de deux à la rigueur.
— Vous massez divinement bien, la complimente-t-il au bout de quelques minutes.
— Merci, c’est gentil.
— Je vous en prie. Puis-je vous poser quelques questions si cela ne vous dérange pas ? Vous ne serez pas obligée d’y répondre, bien évidemment.
— Allez-y, je vous écoute.
— Pourquoi faites-vous cela ?
— Pourquoi pas ? répond-elle du tac au tac.
Il rit franchement. Au moins, il se détend. Elle le sent sous ses doigts. Son corps se décontracte et l’humour est un outil qu’elle utilise souvent pour les aider à oublier les circonstances inhabituelles dans lesquelles ils se retrouvent.
— Et moi, puis-je vous poser des questions également ? demande-t-elle à son tour.
— Oui, cela va de soi.
— Qu’est-ce qui vous a amené ici, Alexandre ?
— La crise de la quarantaine.
Gwendoline éclate de rire. Un grand classique. Les hommes avaient également l’habitude de faire appel à ses services après une rupture, un divorce ou une infidélité subie.
— C’est une bonne raison, commente-t-elle en reprenant un peu de cire liquide avec laquelle elle oint généreusement son corps.
— Ce n’est pas la seule malheureusement.
— Dîtes-moi tout.
— Je commence par quoi ?
— Ce que vous voulez.
— Je suis marié depuis dix-sept ans. Elle est la mère de mes deux fils. Des jumeaux.
À ces mots, l’image d’Erwann apparaît encore dans son esprit, comme surgit de nulle part. Manon et Tiphaine, la discussion dans le phare lors de leur deuxième nuit ensemble, les confessions sur l’oreiller… et puis leur amour naissant, en pleine tempête, comme un mauvais présage de la suite…
— Quel âge ont-ils ? reprend-elle en se forçant à revenir à la réalité.
— Quatorze ans. Et cela fait quatorze ans que je n’ai presque plus de rapports avec ma femme.
Oh la vache !
— Ah oui… quand même.
— Pourtant, je ne peux pas la quitter.
Mais bon Dieu, pourquoi ? Quatorze ans d’abstinence, c’est trop !
— Pourquoi ? Si je peux me permettre.
— C’est la mère de mes enfants. Elle a donné sa vie pour notre famille, pour me permettre de me consacrer à ma carrière. Je ne peux pas lui faire ça.
Idiot.
— Vous l’aimez ?
La question doit le dérouter encore plus que les autres car le quadra en reste muet quelques instants.
— Très honnêtement ? Je ne crois pas. J’ai de la tendresse pour elle, de l’affection, mais pour ce qui est de l’amour…
— C’est vraiment… dommage, dit-elle, sincère.
À quoi bon rester auprès de quelqu’un qu’on n’aime pas ? À quoi bon fuir quelqu’un que l’on aime… ?
— Oui, je suis d’accord avec vous, mais c’est de ma faute, se défend le client. Je pourrais me séparer ou prendre une maîtresse, mais je ne m’y résous pas. Par contre, je me suis laissé tenter par votre annonce, vos photos, votre visage souriant et vos yeux pétillants. Vous étiez si belle sur les images, comme une déesse inaccessible, un mirage.
— Vous êtes poète, Alexandre.
Un poète idiot.
— Non, juste un homme qui a besoin de rêver pour oublier sa routine.
— Comme beaucoup, rassurez-vous.
À commencer par moi, évidemment.
— J’ai beaucoup de chance car vous êtes aussi sublime en vrai, même mieux à vrai dire.
— C’est gentil. Je ne suis pas convaincue. Je pense que vous exagérez un peu. Mais c’est adorable à vous de me le dire. Pour ce qui est de votre femme, je comprends votre attachement et votre réticence à vous séparer mais, si je peux me permettre, vous avez le droit d’être heureux et épanoui. Si ce n’est pas le cas, vous pouvez y remédier.
La blague ! Faîtes ce que je dis, pas ce que je fais !
— Je sais que vous avez raison mais je me connais, je ne le ferai pas. La preuve en est que je me sens coupable d’être ici. J’ai l’impression d’être un enfoiré, une ordure, la dernière des raclures.
— Laissez-en pour les autres, voulez-vous ? Vous n’êtes pas un monstre, Alexandre, loin de là. Vous venez ici parce que vous avez besoin de tendresse, d’affection, d’amour, d’amour émotionnel et d’amour physique, et cela est normal. Vous êtes humain. Vous avez des besoins, des envies et des désirs, et si la frustration de toutes ces choses s’accumule, il faut trouver une soupape pour évacuer tout ça. L’énergie sexuelle est une énergie qui circule en nous constamment. Ne pas l’évacuer peut réellement nous rendre malade, vous savez. D’ailleurs quand un homme jouit, on dit qu’il se décharge, et c’est vraiment l’idée, car cette énergie, si elle ne sort pas du corps, devient toxique et se retourne contre la personne.
— Vous êtes un peu psy, ou thérapeute holistique, ou quelque chose du genre, Mélanie, n’est-ce pas ?
— Disons que j’ai passé suffisamment de temps à étudier les comportements humains à titre privé.
Mais pas assez pour m’occuper de mon cas visiblement.
— Quand l’équilibre manque dans une vie, quel que soit le domaine, il y a toujours de la casse, renchérit-elle.
— Le fameux Yin et Yang si cher aux philosophies orientales. Vous me conseilleriez quoi ?
— Je n’ai pas de conseil à donner.
Effectivement, il vaut mieux. Ce serait le pompon.
— Mais si, je vous le demande, insiste-t-il, toujours sur le ventre, à la merci de Gwendoline.
— Vous êtes malheureux, Alexandre, et vous êtes encore très jeune, je ne vais pas vous dire de continuer ainsi, ce serait insensé.
— Quel âge pensez-vous que j’ai ?
Merde. Elle n’est pas connue pour ses talents de physionomiste. quarante-cinq ?
— Je ne sais pas. Je ne vous ai pas dévisagé quand je suis arrivée, mais je dirais que vous avez moins de quarante ans.
Elle ment pour la bonne cause et ne prend pas de risque en lui donnant un âge exact.
— Perdu.
— J’ai été vache ou sympa ?
— Sympa. J’ai quarante et un.
Eh bah, elle a bien fait de s'abstenir !
Elle sourit. Il aurait été mal venu de le vieillir le pauvre, après tout ce qu’il vient de lui confier. À deux mille balles la nuit, elle peut quand même lui offrir un peu de pommade pour son ego.
— Alexandre, cela vous ennuie de me retirer mes sous-vêtements ?
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