Chapitre 23 : L'évasion

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Après leur visite chez le concessionnaire et l’achat d’un véhicule à quatre-vingt-dix mille euros, Gwendoline et Erwann s’activent à préparer les crudités qui vont être servies au moment de l’apéritif. Il coupe soigneusement les carottes, les concombres et la branche de céleri en petits batônnets de taille égale, tandis que la maîtresse de maison détaille le chou-fleur en fleurettes.

— Il est quelle heure s’il te plaît ? demande-t-elle en s’agitant comme une abeille dans sa ruche.

— 18h30.

— Elles ne vont pas tarder à arriver.

— Déstresse, ma chérie, tout va bien se passer.

— Oui, facile à dire pour toi, ce n’est pas ta meilleure amie et ta fille qui vont rencontrer, pour l’une l’ennemi à abattre, et pour l’autre, son futur beau-père.

Elle relève la tête précipitamment.

— Merde, ça t'ennuie que je dise ça ?

— Non, affirme-t-il en la regardant droit dans les yeux.

Elle sourit et vient déposer un baiser sur ses lèvres avant de reprendre ses préparatifs. Elle confectionne les dips avec habilité, mélangeant dans un bol le fromage de chèvre frais, le yaourt à la grecque, le jus d’un demi-citron et la ciboulette qu’Erwann a émincée.

— Pourquoi as-tu voulu les voir toutes les deux aujourd’hui déjà ?

— Je trouve que c’est moins intimidant pour ta fille de ne pas être la seule à rencontrer un inconnu. Tu étais d’accord lorsqu’on en a discuté en quittant le concessionnaire.

— C’est vrai, c’est vrai. Mais quand même, ça fait beaucoup d’un coup.

— Pour elles ou pour toi ? demande-t-il en souriant.

Il se lève et vient la prendre dans ses bras.

— Tu préfères qu’on reporte ? C’est trop tôt pour toi ? Je peux vous laisser si tu veux…

— C’est pas ça. Je suis juste…

— Inquiète ?

— Évidemment.

— Moi aussi. Mais j’ai envie de connaître ta fille au même titre que tu connais la mienne. Et j’ai le secret espoir de redorer mon blason auprès de Manuella qui, je le sais, est une personne importante pour toi.

— Oui, elle l’est mais…

— Elle me déteste, je sais.

— Non, c’est pas ça. Il faut juste que tu fasses tes preuves c’est tout. Pour ma fille, c’est gagné d’avance, elle aime tout le monde.

— Ma cicatrice ne risque-t-elle pas de lui faire peur ?

Gwendoline s’arrête un instant, la cuillère à soupe en l’air, songeuse.

— J’avoue que j’y ai pensé mais je ne sais pas comment amener les choses.

— Je peux peut-être te laisser quelques minutes avec elles, le temps que tu leur expliques la situation, et je vous rejoins ensuite. Qu’en penses-tu ?

— C’est une idée, approuve-t-elle.

— Ok. L’apéro est presque prêt. J’irai chercher la pizza, comme ça, ça te laissera le temps de les préparer.

— En gros, tu te défiles, dit-elle avec un clin d’œil.

— Je peux rester si tu le souhaites. Je ne connais pas Emma. Je ne sais pas ce qui est le mieux pour elle.

— Je la connais comme si je l’avais faite et pourtant…

Ding, dong. Gwendoline lâche sa cuillère dans le bol, en panique.

— Oh mon Dieu, elles sont déjà là, murmure-t-elle, le regard en direction du couloir de l’entrée.

— Déjà ?

— Pour une fois qu’elle a de l’avance celle-là, rugit-elle entre ses dents en repensant à tous les retards de sa meilleure amie.

— Il y a une autre sortie ?

Les yeux exorbités, elle tourne la tête de droite à gauche avec énergie.

— Il n’y a que la porte d’entrée et celle qui donne sur la terrasse, chuchote-elle encore. Ensuite il faut passer par-dessus la haie pour partir.

Erwann regarde vers la baie vitrée et se retourne, incertain. Ding dong !

— J’arrive ! hurle-t-elle en direction du vestibule ! Merde, merde, merde.

— Tant pis, je tente le coup !

— Mais il pleut !

— Je sècherai ! Je reviens avec le repas. Courage, ça va bien se passer !

Ding, dong, ding, dong, ding, dong !

— Oui, oui, deux secondes ! s’énerve Gwendoline en ouvrant la porte qui mène à la terrasse pour évacuer Erwann.

L’orage est arrivé en fin de journée pour arroser la terre desséchée. L’atmosphère est soudainement devenue respirable, après la chaleur étouffante de la journée. Le parfum rafraîchissant si caractéristique de la pluie embaume l’air ambiant.

Erwann se faufile à l’extérieur, sous les trombes d’eau qui dégringolent du ciel noir, et se colle au mur pour éviter d’être vu des arrivantes. Son hôtesse ferme la porte à clef derrière lui.

L’oreille aux aguets, il entend la porte d’entrée s’ouvrir à l’extérieur et une voix féminine, qu’il soupçonne être celle de Manuella, s’écrier :

— Ah bah quand même ! C’est pas dommage, on a failli attendre !

— Entrez, entrez ! Coucou ma princesse. Comment tu vas ma chérie ?

Erwann sourit en écoutant la douceur maternelle avec laquelle Gwendoline parle à sa fille. Dès qu’il entend le claquement de la lourde porte d’entrée se refermer, il se dirige vers la haie. Haute de plus d’un mètre cinquante mais large de moins d’un mètre, il ne sait pas d’emblée comment l’aborder.

— Bon, allez, s’encourage-t-il tout bas, quand faut y aller, faut y aller.

Erwann prend son élan et se jette par-dessus le buisson épineux, dans l’espoir de le survoler. Il est brutalement arrêté dans sa course par le grillage qui s’accroche à son tee-shirt. Affalé de tout son long sur la haie, à mi-chemin de son parcours, il essaie tant bien que mal de décrocher ce qui empêche sa progression. Le ciel assombri par la pluie l’empêche de voir de quoi il s’agit. Un passant arrive à sa hauteur au même moment.

— Excusez-moi, monsieur, auriez-vous l’obligeance de me tirer vers vous pour que je puisse passer de l’autre côté, s’il vous plaît. Le grillage me retient je crois.

— Vous êtes coincé ? demande l’homme d’une soixantaine d’années bien tassées.

— Oui, mais si vous me tirez de l’autre côté, cela s’arrangera.

L’ancien lui tire le bras de toutes ses forces et, dans un grand bruit de déchirement de tissus, Erwann est libéré de son piège. Il s’écroule sur le trottoir, aux pieds du retraité.

— Ça va jeune homme ?

— Impec’, répond Erwann en se redressant.

— Pas votre tee-shirt, apparemment, constate l’ancien en regardant son ventre.

Ce dernier est visible à l’endroit où le tissu a été arraché. Son tee-shirt « Star Wars » préféré est en lambeaux. Ses abdominaux tatoués sont à découvert, scrutés par l’homme aux cheveux blancs, qui les ausculte de son œil à moitié fermé par une cataracte naissante.

— C’est pas beau à voir, constate-il goguenard. Vous avez une belle griffure ! Ah bah, comme ça, ça vous en fera deux, renchérit-il en désignant le visage du breton de son doigt arthritique.

— Oui, une de plus, acquiesce-t-il en essayant de cacher son ventre. Je vais en faire collection. Merci en tout cas, c’est très aimable à vous.

— De rien, mon brave. Vous vouliez vous évader de chez Mademoiselle Beaurepaire ? Vous savez qu’elle a une porte d’entrée ?

Le voisin toise Erwann comme s’il était demeuré.

— C’est une longue histoire. Un problème de serrure, explique-t-il de son ton le plus convaincant.

— Ah, bien. Bonne soirée jeune homme.

— Bonne soirée également. Et merci encore pour votre aide !

L’homme vouté est déjà de dos et lève une main en l’air en guise de salut, avant de s’évanouir dans la nuit comme une ombre fantôme.

Enfin au chaud à l’abri dans la maison, Manuella sort sa brosse et sa laque de son sac à main et se recoiffe devant le miroir de l’entrée. La pluie et le vent ont ébouriffé sa crinière de jais, ce qu’elle ne supporte pas. Sa chevelure doit être lissée de la racine aux pointes, et être impeccable, exactement comme ses vêtements, qu’elle défroisse d’un geste de la main.

— Merci d’avoir été chercher Emma après ton boulot, s’écrie Gwendoline en étendant les manteaux sur le Tancarville de la verrière.

— Je t’en prie. Tu sais bien que cela ne me dérange pas. C’est sur ma route.

Elle range son matériel et s’asperge d’un soupçon de parfum, satisfaite de son reflet dans le miroir.

— Que me vaut le plaisir de cette invitation de dernière minute ? demande Manuella en regardant Gwendoline se diriger vers la cuisine.

Elle la suit des yeux et tombe sur la table recouverte de gâteaux apéritifs, de légumes découpés en batônnets et de sauce à la ciboulette. Quatre assiettes sont de sortie.

— Tu attends quelqu’un ? s’étonne-t-elle, en interrogeant son amie du regard.

Gwendoline s’apprête à lui répondre lorsqu’Emma déboule à son tour dans la cuisine, habillée de vêtements secs, propres et chauds. Elle se jette sur le bol de Curly comme la misère sur le monde.

— Doucement, ma puce, mange aussi des légumes, hein.

L’enfant hoche la tête mais reprend une pleine poignée de soufflés dorés.

— On attend quelqu’un, confirme Gwendoline en arrangeant les crudités dans les petits récipients. J’aimerais vous présenter une personne qui m’est chère.

— C’est qui ? interroge Emma, en postillonnant des miettes de gâteaux.

— Ne me dis pas qu’il va venir ? soupçonne Manuella, un sourcil arqué au garde à vous.

— Si.

— Qui ? insiste Emma la bouche pleine.

— Un invité, lui répond sa mère tout sourire, en évitant le regard de Manuella.

— Vous avez remis le couvert ? l’interroge-t-elle, suspicieuse.

Cette dernière observe Gwendoline virevolter dans la cuisine telle une danseuse sur un scène de spectacle et s’en amuse intérieurement. Connaissant le tempérament passionné et entier de son amie, voilà longtemps qu’elle s’attendait à ce retour de flammes.

— Oui. Grâce à toi.

Sous le regard moqueur de Manuella, la maîtresse des lieux entreprend de couper quelques morceaux de pain. Puis organise la table de sorte que chacun ait accès aux différents mets. Elle sort les tomates cœur de pigeon du réfrigérateur, les rince, les sèche et les dispose de part et d’autre.

— On attend qui, maman ? répète Emma, qui revient à la charge après avoir terminé ses gâteaux croustillants.

Elle s’attaque à présent aux tomates bien rouges et sucrées, qu’elle trempe dans la sauce, avant de les avaler goulûment.

— Le nouvel amoureux de ta maman, ma grande, annonce Manuella, adossée au mur.

— T’as un amoureux ?

— Effectivement, lui répond sa mère.

— Cool. Il s’appelle comment ?

— Erwann, intervient Manuella en regardant la petite. Ça rime avec âne. C’est amusant, non ?

— Manuella… la sermonne Gwendoline. Tu ne vas pas nous refaire ton sketch, j’espère ?

— Les meilleures blagues sont les plus courtes, ma chérie ! Donc, non.

— Bien. Emma, je voulais te prévenir car Erwann a eu un petit accident, et il a une grande cicatrice sur la joue.

Désignant son propre visage, elle explique à l’aide de ses doigts :

— Elle part de là jusque-là. Et c’est vraiment impressionnant. Je ne voulais pas que tu sois effrayée ou que tu aies une réaction un peu rebutée quand tu vas le rencontrer.

— Ça veut dire quoi rebuté ?

— C’est ce que tu ressens quand on te met des choux de Bruxelles à la cantine, intervient Manuella.

Emma fronce le nez à l’idée d’une assiette remplie de ces horribles boules vertes puantes.

— Voilà, c’est parfait ma chérie, la félicite-t-elle, ravie de sa performance.

— Oui, enfin, justement l’idée c’est de ne pas faire ça. Ni l’une, ni l’autre, d’ailleurs.

Gwendoline se tourne vers Manuella avec un regard éloquent.

— Nan mais moi, de toute façon, avec ou sans sa balafre, il me rebute alors…

Gwendoline fronce les sourcils. Sa meilleure amie lui fait un clin d’œil, essayant de dérider l’hôtesse qui, lassée, retourne à l’inspection de la table. Elle vérifie une dernière fois qu’il ne manque rien. S’activer lui permet d’évacuer le stress qui monte en elle à l’approche de cette rencontre explosive. Elle n’a aucune idée de comment chacune va réagir. L’idée d’Erwann n’est pas mauvaise mais elle se sent comme quelqu’un qui va faire un saut dans le vide. Et sans filet qui plus est.

— Il ne va pas tarder à arriver, dit-elle, fébrile. C’est lui qui nous ramène la pizza.

— Hum, trop bon, c’est gentil de sa part ! s’extasie l’enfant.

— Oui, tu vas voir, il est très gentil, renchérit joyeusement la mère, contaminée par l’enthousiasme de sa fille.

— Et un peu benêt aussi, tacle Manuella.

— Pourquoi bonnet ?

— Elle voulait dire adorable.

— Adorablement benêt si tu veux.

Gwendoline lui lance un nouveau regard courroucé.

— C’est bon, promis, je serai cool. Croix de bois, croix de….

On toque trois coups bien sonores à l’entrée, coupant la parole de Manuella.

— Ça doit être lui, dit Gwendoline précipitamment.

Elle se dirige d’un pas rapide vers l’entrée, ne souhaitant pas faire attendre l’invité surprise. Dans un geste théâtral, elle ouvre la porte en grand, dévoilant un Erwann aux prises avec des bourrasques de pluie, son tee-shirt trempé en lambeaux battu par le vent. Des morceaux de feuilles sont accrochés à ses cheveux et à ses lacets de chaussures, et son jean troué est plein de boue. On dirait Rambo qui revient de la guerre.

Gwendoline joint ses deux mains sur sa bouche pour retenir son cri, tandis qu’Emma, les yeux ronds comme des soucoupes, détaille le nouveau venu, en lâchant sa tomate. La bouche grande ouverte, elle affiche un air mi-inquiet, mi-amusé, et parfaitement intrigué.

Seule Manuella a l’air dans ses petits souliers :

— Il est allé la chercher où sa pizza celui-là ? Dans la savane ?

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