Chapitre 31 : Brocéliande
Brocéliande est une forêt enchanteresse et Erwann ne dénote pas dans ce décor mystérieux, avec son visage méchamment couturé, qui lui donne l’image d’un courageux personnage d’héroic Fantasy. Pour parfaire le tableau, il est arrivé vêtu d’un pantalon cargo kaki, dont le bas est inséré dans ses boots noires, d’un pull à capuche gris anthracite et d’une veste militaire. Paré de ses bijoux, qu’il avait un temps délaissé, dont deux bagues et une chaîne massive à petits maillons portée large autour de son cou, il est beau comme un dieu. Une casquette sombre à large visière et ses Ray-ban complètent sa panoplie de guerrier des temps modernes, mais Gwendoline soupçonne qu’elles servent davantage à dissimuler son visage abîmé qu'à le transformer en gravure de mode. Au cœur de ce lieu ancestral, il ressemble à un combattant revenu d’entre les morts pour se venger d’un outrage du passé.
Comme convenu, Gwendoline a été covoiturée depuis Nantes par une autre modèle, Agnès, jolie trentenaire aux cheveux bruns coupés au carré. Toutes les deux arrivent complices sur les lieux du shooting, après deux heures de route à se raconter des anecdotes de séances photos. L’ensemble de l’équipe est à l’heure et le beau temps est de la partie.
Lorsque tout le monde est en place, Jocelyn se met au centre du petit groupe et explique le projet. C’est lui qui préside la séance, les deux autres photographes font office de sous-fifres. Gwendoline fixe Jocelyn pour éviter de focaliser son regard sur Erwann. Ils avaient convenu que personne ne devait découvrir leur lien afin que la jeune femme ne soit pas taxée de favoritisme.
Ou d’être passée à la casserole pour obtenir le rôle au vu de la sulfureuse réputation d’Erwann.
Ce qu’elle s'était bien gardée d’ajouter.
D’une petite cinquantaine d’années, Jocelyn arbore une légère bedaine que sa chemise trop serrée peine à contenir. Plutôt haut de taille, ses yeux bleus sont perçants, presque délavés, et ses cheveux courts, grisonnants. Très en verve, il se lance dans la présentation de chacune des personnes autour de lui, la désignant par sa fonction et son prénom :
— Alors, à ma droite, les deux photographes avec qui je vais travailler, mes assistants, Matthieu et Erwann.
Connaissant le tempérament dominant d’Erwann, il a dû apprécier de se voir rétrogradé, pense Gwendoline, amusée. À tour de rôle, les deux appelés lèvent la main en entendant leur prénom, mais Erwann jette en plus un regard de tueur en direction du chef d’équipe. Assistant n’est pas vraiment un terme qu’il prend plaisir à entendre lorsqu’on parle de lui. Gwendoline voit à son air renfrogné qu’il encaisse mal l’insulte.
Ça commence bien.
— Ensuite, à ma gauche, Lucile et Julie, l’équipe MUA*, et Marco, le coiffeur. Puis, au milieu, les modèles, Agnès, Sandra et Gladys.
— Gwendoline, intervient Erwann d’une voix sonore, les mains dans les poches.
Tous les regards se tournent vers lui. Parfait. Discrétion au top. Prends-moi sur le capot de la bagnole, ça ira plus vite pour s’afficher, pense-t-elle en sentant ses joues s’empourprer. Elle a envie de s’enfoncer six pieds sous terre.
— Gwendoline, rectifie Jocelyn. J’avais mal lu.
Erwann émet un son guttural indistinct, entre un grognement d’approbation et une plainte de rage de dent.
Une fois les présentations terminées et les explications pour la séance données, maquilleuses et coiffeur se mettent à l’œuvre sur les trois modèles assises, tandis que les photographes partent en repérage, Jocelyn en tête de file.
Gwendoline les suit des yeux. Le troisième photographe, Matthieu Bouquetin est le plus petit des trois. Massif, carré d’épaules, blond vénitien, il porte une longue barbe complètement rousse. Avec son style « normcore » improbable et ses sandales à scratches, il lui fait penser à un hobbit du « Seigneur des anneaux », mais avec une tête de viking.
Une fois le décor aménagé, les projecteurs installés et les réflecteurs en place entre les mains des assistants, les trois modèles prennent place et suivent les instructions. Gwendoline joue le jeu autant que possible, essayant de ne pas remarquer les regards énamourés d’Erwann, qui la couve d’un air ouvertement attendri. Il avait pourtant juré de se retenir lorsqu’elle lui avait fait promettre au téléphone de ne pas se montrer démonstratif.
Peine perdue.
Vu la manière avec laquelle il l’observe, elle sent déjà que sa promesse n’est plus qu’un lointain souvenir. Note pour elle-même : vérifier qu’Erwann connaît la signification du mot « démonstratif ».
Au bout d’une heure, les modèles changent de tenues tandis que les photographes se mettent à l’écart pour discuter de la séquence suivante. Jocelyn a l’air ronchon, et dès qu’ils sont assez éloignés, le chef de l’équipe se défoule :
— J’ai un problème avec la modèle numéro trois.
— Son prénom ? intervient Matthieu.
Ce dernier est surpris que l’une des jeunes femmes soit appelée par un chiffre, alors qu’elles ne sont pas nombreuses et que lui-même a fait l’effort de se souvenir de tout le monde, maquilleuses et coiffeur compris.
— Heu… Gladys…Gwenaëlle…
— Gwendoline, tonne Erwann en sentant la moutarde lui monter au nez.
— Ouais, voilà, elle manque d’assurance, je ne la sens pas dedans.
— C’est la moins expérimentée des trois, commente Matthieu. Un peu rigide. Visage légèrement dur. Sourire crispé par moments.
— Y’a pas que ça. Je la trouve trop vieille. Je sais qu’elle doit jouer le rôle de la sorcière, mais on avait dit sorcière féminine et moderne. On est dans une féérie bordel, même la sorcière doit faire rêver. Gwenaëlle manque de formes.
— Gwendoline, rectifie Matthieu.
— Ouais, peu importe, de toute façon, elle me fait pas bander.
La droite part si vite que personne ne la voit venir. Jocelyn est à terre, face contre sol, le visage plongé dans la terre ancestrale de la forêt mythique. Après quelques secondes, il se relève sur les coudes et crache la poussière qu’il a dans la bouche.
— Mais qu’est-ce qui te prend, t’es complètement fou ! hurle-t-il dans la direction d’où est provenu le coup.
Il ne se relève pas encore, encore sous le choc de la réaction inattendue d’Erwann. Les trois filles et l’équipe de maquilleuses/coiffeur entendent les voix s’élever à quelques mètres d’eux et apparaissent dans la foulée sur le lieu de l’altercation. Erwann a encore son poing en l’air et des flammes dans les yeux.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? demande Lucile, l’une des make-up artistes.
— Il m’a mis un pain ce taré, vocifère Jocelyn, le visage cramoisi.
Matthieu se tient entre les deux hommes, prêt à intervenir en cas de besoin. Erwann abaisse son poing et regarde vers Gwendoline, qui affiche un visage scandalisé.
— Pour quelles raisons ? insiste Lucile, essuyant le maquillage de ses doigts.
— J’en sais rien, moi, il est complètement dingue ce mec ! vitupère l’homme à terre.
— Monsieur Prigent a eu un langage ordurier à l’encontre de l’une des modèles, assène Erwann, évitant de regarder l’assemblée, Gwendoline en particulier.
Il ne veut pas qu’elle se sente visée. Mais la jeune femme n’a pas besoin de savoir de qui il s’agit. Elle sait qu’on parle d’elle rien qu’à voir la lueur de colère qui se rallume dans les yeux de son compagnon.
Marco, le coiffeur, regarde Matthieu dans l’espoir que celui-ci infirme ou confirme les propos, ce qu’il ne fait pas. Une neutralité qui exaspère Erwann. Ce dernier n’a jamais été friand des attitudes poltronnes, comportement pourtant clairement revendiqué par le petit photographe roux. Erwann a envie de lui moucher le nez en lui balançant un très cynique : « courage fuyons ! »
— Jocelyn, c’est vrai ? interroge Marco.
Le ton familier que ce dernier utilise indique qu’ils se connaissent personnellement.
— J’ai juste dit qu’elle était trop vieille, se défend lamentablement Jocelyn en se remettant debout avec difficulté.
Gwendoline baisse les yeux au sol, blessée. Erwann relève son poing, prêt à réitérer son action, lorsque Matthieu, malgré sa carrure de hobbit, le stoppe en pleine course.
— C’est bon, Erwann. Arrête les frais maintenant.
— Je ne vais quand même pas accepter qu’il parle ainsi de ma… d’une modèle avec qui j’ai déjà travaillé et qui est très douée.
— Douée ? répète Jocelyn, en s’époussetant avec les mains.
En entendant le ton ironique utilisé par l’homme aux yeux bleus perçants, Gwendoline s’attend à en prendre pour son grade.
— Mais elle a le charisme d’une table basse ! balance-t-il, acerbe en la désignant.
La seconde droite s’écrase sur son visage dans un bruit de craquement d’os. Tout le monde retient son souffle, tout en se jetant dans la mêlée dans la seconde qui suit, pour retenir Erwann qui n’a pas l’air d’avoir fini d’en découdre avec son supérieur.
— Espèce d’enflure, s’écrit-il, le visage déformé par la haine, tu vas la fermer ta grande gueule !
Dans un effort surhumain, Matthieu retient un Erwann qui le dépasse d’une bonne tête, et le pousse vers l’extérieur du cercle qui s’est formé autour du blessé.
— Arrête, nom de Dieu ! lui lance-t-il exaspéré, il a eu son compte, c’est bon. T’as fait assez de dégâts. Tu vas déjà avoir de gros problèmes alors n’en rajoute pas !
Mais le breton en colère n’a que faire de ses mises en garde. À présent, il cherche Gwendoline du regard mais ne la trouve pas. Elle a disparu. Il repousse Matthieu qui le retient contre un arbre et l’envoie valdinguer plus loin, avant de quitter la scène de crime et de partir à la recherche de sa compagne. Voyant que son bagarreur de collègue quitte les lieux, Matthieu le laisse faire, conscient que ses limites physiques ne lui permettront pas de le retenir plus longtemps. Il se redirige vers Jocelyn, toujours à terre en train de geindre, le nez ensanglanté.
Après quelques minutes de marche, tel un chasseur, c’est en écoutant qu’il réussit à retrouver sa piste. Erwann la trouve assise dans un renfoncement granitique, cachée derrière des fougères roussies. Seuls ses reniflements la trahissent. Il s’approche en douceur, comme s’il ne voulait pas effrayer une biche apeurée.
— Gwen... ce mec est un gros con, commence-t-il tout doucement. Il ne sait pas de quoi il parle.
— Je m’en fiche de ce qu’il a dit. Même si, au fond, je sais qu’il a raison.
— Pourquoi tu pleures ? demande-t-il en s’asseyant à côté d’elle.
— J’ai eu peur.
— Que je le tue ?
— Non… non quand même pas. Pourquoi, tu voulais le tuer ?! s’insurge-t-elle en relevant vers lui un visage salopé par son épais maquillage dégoulinant.
— Mais non… même si franchement, il aurait mérité plus.
— Tu lui as déjà explosé le nez, nom d'un chien ! s’exclame-t-elle devant l’absence quasi-totale de remord qu’Erwann affiche. Le mec va en prendre pour des semaines d’arrêt. Ta carrière est finie.
Erwann lui tend un mouchoir en papier, puis masse sa main douloureuse, qu’il a l’impression de voir gonfler à vue d’œil. Il lui faudrait de la glace. Il y a peu de chances qu’il en trouve ici...
— Oui… bon… C’était pas malin de ma part, je le reconnais. Mais il le méritait vraiment. Ce n’est pas la première fois que je l’entends déblatérer sur les modèles de cette façon. Ça me démangeait depuis longtemps. Et ma carrière est déjà au point mort, ne t’inquiète pas pour ça, ce n’est pas ce qui me fait vivre.
À qui la faute si celle-ci est au point mort ? pense-t-elle pour elle-même, en colère. Si tu ne t’étais pas tapé tout ce qui bouge dans un rayon de cent kilomètres, tu n’aurais pas cette sulfureuse réputation qui va te coller au cul comme un chewing gum à une semelle de chaussure.
Quel culot de critiquer le comportement d’un photographe quand on est soi-même loin d’être irréprochable !
Gwendoline bout comme une marmite abandonnée depuis trop longtemps sur le feu. Bien qu’elle aimerait lui parler de ce qu’elle a appris au sujet des modèles, elle espérait que cela vienne de lui. Malheureusement, Erwann n’a pas l’air de se remettre en cause, ni de vouloir lui avouer ses méfaits, visiblement peu enclin à la rédemption concernant cette affaire. Elle refuse d’aller la première sur ce terrain-là et de le contraindre à cracher le morceau. Pourtant, lorsqu’elle reprend la parole, la voix pleine de reproches, ce n’est clairement plus Jocelyn le problème :
— Tu as vraiment eu tort de te comporter comme ça, assène-t-elle, furieuse.
— Pas lorsqu’il s’agit de te défendre.
Le ton d’Erwann est calme, étant donné qu’il ne se doute pas une seule seconde des véritables raisons de son énervement. Gwendoline monte encore d’un cran :
— Mais je n’ai pas besoin que l’on me défende, enfin. Je n’ai pas besoin d’un garde du corps ! Si tu l’avais laissé baver sur moi sans rien dire, à l’heure qu’il est, on serait tous en train de shooter tranquillement, avant que chacun d’entre nous rentre chez lui, avec le sentiment d’avoir mérité notre argent. Maintenant, la séance est finie. Comme les photos ne seront pas rendues au client, personne ne sera défrayé, on a tous perdu notre journée de travail, sauf lui bien sûr, qui a gagné une virée à l’hosto.
Erwann fait profil bas devant son argumentaire. Pourtant, rien ne lui fera changer d’avis. Prigent n’a pas volé sa correction et a eu de la chance qu’on s’interpose entre eux sinon il aurait repris du rab. Même si vu l’état de sa pogne, il doute de pouvoir s’en servir à nouveau pour quoi que ce soit. Il serre et desserre ses doigts engourdis en grimaçant.
— D’ailleurs, quelqu’un a-t-il appelé les pompiers ? demande-t-elle en se levant.
Une sirène lui fait écho au loin, en réponse à sa question. Elle regarde dans la direction où se passait la séance photo, en essuyant son visage maculé de larmes séchées.
— Apparemment oui, constate Erwann, amusé de la coïncidence. Je te rembourserai pour la séance manquée, ne t’inquiète pas.
— Ce n’est pas la solution à tout, Erwann ! dit-elle en faisant les cent pas devant lui.
Il l’observe faire des allers-retours énergiques pour se défouler. Toujours assis sur le sol humide jonché d’aiguilles et de feuilles mortes, il attend que la tempête se calme.
— Tu ne peux pas tabasser quelqu’un pour qui je travaille et conclure par un : « je te rembourserai ». Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas de ton argent ! Tu es borné !
— Breton, sourit-il tristement pour essayer de détendre l’atmosphère.
Une deuxième sirène retentit.
Deux sirènes pour un seul homme. Erwann réalise l’ampleur de sa connerie.
— Dommage que tu n’aies pas eu le temps de t’exercer davantage avec ma voiture, dit-il en soupirant. Il va falloir quelqu’un pour la ramener chez moi... et j’aurais préféré que cela soit toi. Parce que pour ma part, je crois que je vais repartir dans le panier à salade.
*MUA : Make up artist
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