Chapitre 47 : Anthony
L’inconnu est son portrait craché. C’est la première chose qui lui saute aux yeux. Un frère caché, un cousin éloigné, un enfant illégitime ? Au vu du regard déterminé qu’affiche le garçon, Erwann devine qu’il ne va pas tarder à le savoir.
— Monsieur Le Bihan ?
Oula, ce Monsieur lui donne l’impression d’avoir soixante-quinze ans. Mauvais début.
— C’est moi, soupire-t-il.
— Je m’appelle Anthony.
— Bonsoir Anthony.
Erwann détaille le jeune homme de son œil connaisseur de photographe, habitué à regarder les gens sous toutes les coutures, pour en appréhender les points forts à mettre en valeur et les points faibles à reléguer au second plan.
La même taille. Le même nez. Les mêmes pupilles noisette. Presque son visage d’avant sa cicatrice. Lui lorsqu’il avait une vingtaine d’années, l’âge approximatif du jeune garçon qui se tient debout devant lui. L’âge approximatif qu’il avait quand il était avec Solvène.
Putain de bordel de merde. Solvène. Oh Gosh. Tu ne m’as pas fait ça ?
Perspicace, Erwann demande :
— Tu es venu pour me parler, j’imagine ?
L’invité inattendu acquiesce, les mains dans les poches, le visage impassible.
Il a même hérité de ma capacité à ne rien montrer.
— Ma fille est à l’intérieur… explique Erwann, diplomate, en faisant un signe vers la propriété. Je préfère qu’on ne rentre pas. Je ne veux pas la… perturber. Je t’emmène dans un pub. Monte.
Le jeune homme le suit, docile. Malgré sa grande taille, il est aussi malingre qu’Erwann l’était à son âge. À quarante ans, le photographe a pris de la carrure avec les années : ses épaules et son torse se sont élargis et les muscles de ses bras, développés. Voir son ancien corps dégingandé d’adolescent se mouvoir sous ses yeux est une expérience incroyable. Il a l’impression d’être face à un miroir ayant le pouvoir de le faire remonter dans le temps. Un miroir capable de le renvoyer des années en arrière, face à son ancien « lui », comme pour régler ses comptes avec son passé. Sauf que le quadragénaire est toujours là, bel et bien présent en 2022, et que la personne qu’il observe d’un œil avisé, a tout l’air d’être sa progéniture.
Dans l’habitacle de la voiture, le silence est de plomb, lourd et opaque. Erwann finit par le rompre :
— C’est ta mère qui t’a dit où je vivais ?
— Elle m’a donné votre nom. J’ai cherché ensuite. Elle ne voulait pas rentrer en contact avec vous.
Oui, il peut le comprendre, vu la façon dont il l’avait traitée. La rupture avait été brutale à l’époque. Non seulement elle l’avait surpris au lit avec une autre, mais le jeune con immature qu’il était l’avait effacée de sa vie comme un enfant efface son télécran en le secouant violemment. Longtemps après, Erwann culpabilisait encore d’avoir agi ainsi et aurait voulu s’excuser auprès d’elle, au moins pour soulager sa conscience. Mais il ne savait pas où la retrouver. Comme il l’avait souhaité, elle avait bel et bien disparu. Mais pas le résultat de certaines de ses actions irresponsables, visiblement.
— Quel âge as-tu ? demande un Erwann tendu en jetant des coups d’œil furtifs à sa droite.
— Dix-huit ans.
Le quadragénaire hoche la tête.
Putain de bordel de merde.
Le silence se réinstalle jusqu’à leur arrivée sur le parking de l’établissement, qui attire l’œil des passants avec ses affreux néons colorés.
— Entre, dit-il, en lui ouvrant la porte du bar.
Le tempérament autoritaire du Breton, ainsi que sa voix rauque et sonore agissent aussitôt sur l’adolescent. Ce dernier le précède à l’intérieur du troquet, avec une attitude étonnamment calme pour quelqu’un qui s’apprête à annoncer ce qu’il est venu lui dire. Mais Erwann sait déjà. Il n’en attend que la confirmation désormais. Et un peu d’explications aussi.
— Tu veux boire quoi ?
— Une bière, s’il vous plaît.
Il revient trois minutes plus tard avec la commande.
— C’est un whisky-coca ? questionne l’adolescent, intrigué.
— Non, juste un coca.
Le jeune homme affiche un air sceptique en reluquant le verre de boisson marron pétillante, surmonté de sa rondelle de citron.
— Goûte si tu veux, dit-il en lui tendant le coca.
D’un geste de la main, associé à un va-et-vient de la tête, Anthony refuse aussitôt.
— Vous ne prenez pas d’alcool ? demande ce dernier, avec un air d’enquêteur de police.
— Non. Ou très rarement. Mais non. Pourquoi ça a l’air de t’étonner autant ?
— Ma mère m’a dit que vous étiez alcoolique.
Erwann recrache la gorgée qu’il venait de prendre.
Quoi ?!
Tout en s’essuyant la bouche avec la manche de son sweat à capuche, une image le renvoi aussitôt au concessionnaire Audi et un sourire se dessine sur son visage malgré lui. Le Q7, le sept places, le chien et les enfants. Son futur avec Gwendoline qui se superpose à son passé revenu le hanter.
— Excuse-moi.
Il fait un signe à la serveuse en levant son verre plein pour qu’elle lui apporte un autre coca.
— Elle t’a vraiment dit ça ? interroge le quadragénaire suspicieux, avec un peu trop de force dans la voix.
— Oui.
Le culot ! C’est elle qui picolait comme un trou à l’époque ! Ses potes l’appelaient le puits sans fond ou le pilier de bar !
— Ok. Que t’a-t-elle dit d’autre, ta mère ? demande-t-il sur la défensive.
— Que vous étiez un photographe sans talent aux dents longues, carriériste et obsessionnel. Égocentrique et égoïste. Et un connard d’enfoiré irresponsable et immature aussi.
Erwann éclate d’un rire jaune à l’écoute de cette description peu flatteuse mais pourtant si réaliste de lui à cette période.
— Oui, c’est une bonne synthèse, confirme-t-il, en hochant vigoureusement la tête. Quoi que trop succincte à mon avis. Il manque encore quelques adjectifs pour parfaire ce tableau idyllique.
Anthony sourit, appréciant l’humour de la personne face à lui. Une légère connivence s’installe entre les deux hommes.
— Assez parler de moi. Parle-moi de toi maintenant. Comment as-tu appris ce pour quoi tu es venu me voir ?
Alors Anthony de raconter comment il avait été élevé par un monsieur très gentil qui s’était bien occupé de lui, mais qu’un jour, il avait compris qu’il n’était pas son père parce que physiquement, il ne lui ressemblait pas du tout. Il ajoute qu’il n’y avait aucune photo de ce monsieur dans les albums de naissance, ni dans ceux de ses premières années, ce qui lui avait mis la puce à l’oreille. Pourtant, comme il l’explique encore, il avait le sentiment de le connaître depuis toujours, ce qui n’était, de toute évidence, pas le cas. Cela avait longtemps semé le trouble dans son esprit.
— Je l’appelais papa, conclut-il enfin, même si je sentais que quelque chose clochait.
Papa. La remarque innocente lui décoche une flèche dans la poitrine.
— C’est bien qu’il ait été là pour t’élever, concède Erwann, dans un esprit d’apaisement. J’aurais préféré le faire, mais comme tu t’en doutes désormais, je ne savais pas que tu existais.
— Ce n’est pas ce que m’a dit ma mère.
— Comment ça ?
— Vous l’avez foutue à la porte de chez vous alors qu’elle était enceinte.
La garce. Putain, Solvène, tu me le paieras.
Erwann bout, au bord de l’implosion.
— C’est ce qu’elle t’a raconté ?
— Oui.
Encore sous le coup de l’émotion, le père décide de jouer franc jeu auprès du fils. Il veut bien assumer ses erreurs mais n’a pas l’intention de couvrir celles des autres. Il y a deux fautifs dans l’histoire, qu’on se le dise. Il reconnaît que Solvène n’avait pas complètement tort, puisqu’il avait rompu avec elle de manière brutale, ce qu’il avait, par la suite, toujours regretté. Mais il insiste sur le fait qu’il n’avait pas été mis au courant pour sa grossesse. À sa décharge, peut-être ne le savait-elle pas elle-même lors de leur rupture. Néanmoins, le jour où elle l’avait appris, elle s’était bien gardée de le tenir informer, ce qu’Erwann déplore ouvertement. Il affirme sans sourciller qu’auquel cas, il aurait évidemment reconnu le bébé.
— Vu comme tu me ressembles, il aurait été difficile de te renier, ajoute-t-il avec un sourire en coin. Comment s’appelle la personne qui t’a élevé ?
— Mon père s’appelle Baptiste.
Mon père. Deuxième flèche en plein cœur.
Erwann tique. Même s’il est heureux d’apprendre que son fils ait été pris en charge et aimé par un autre, il enrage du coup que son ex lui a fait. Il aurait été un père pour cet enfant, si elle lui avait laissé une chance.
— Bien. Il t’a adopté ou bien tu portes le nom de ta mère ?
— Il ne m’a jamais adopté et je porte le nom de famille de ma mère.
— Tu es donc Anthony Barra ?
— C’est ça.
— Et tu es… mon fils.
L’affirmation est assez claire pour que chacun puisse comprendre que pour Erwann, passé le choc de la découverte, la nouvelle lui convient.
— De toute évidence, oui.
— Enchanté de faire ta connaissance, Anthony.
— De même…
— Erwann. Plus la peine de me donner du monsieur. Tu peux me tutoyer si tu veux, si tu t’en sens capable. Sinon, juste Erwann.
Anthony acquiesce avant de boire sa bière au goulot. Il a l’air plus détendu, malgré l’étrangeté de la situation. Voyant qu’Erwann n’est pas d’humeur très loquace, le jeune garçon essaie d’entretenir la conversation et demande après sa demi-sœur. En parlant de sa fille, Erwann ne peut effacer le grand sourire qui naît automatiquement sur son visage, exactement le même que celui qu’il avait eu lorsque Gwendoline lui avait posé la question, lors de leur premier diner. Il ne tarit pas d’éloges sur sa « grande », évidemment qu’elle l’est, comme tous ses enfants visiblement, ajoute-t-il, avec un clin d’œil. Une jeune fille drôle, intelligente, sérieuse, surfeuse, passionnée et passionnante. Erwann précise qu’il avait quitté Solvène pour Alice, avec qui il avait eu Manon-Tiphaine, puis raconte le divorce lorsque l’enfant avait une dizaine d’années. Il ne parle pas de la jumelle décédée, ni de sa compagne actuelle, probablement également enceinte. Une chose à la fois. Ils se connaissent si peu, ils se découvrent à peine. Curieux, Erwann demande si Anthony a d’autres frères et sœurs. Oui, Solvène et Baptiste ont eu deux garçons plus jeunes que lui, et le beau-père avait déjà un fils plus grand. Trois frangins, mais pas de sœur. Enfin, pas jusque-là.
— Je préfère la mettre au courant d’abord avant de te la présenter, annonce Erwann. Je pense que cela sera un peu difficile pour elle à encaisser.
Le jeune homme hoche la tête, compréhensif.
— Tu vis où, Anthony ?
— À Quimper.
— D’accord. C’est bien. Ce n’est pas trop loin. On pourra se revoir et… apprendre à se connaître.
— Oui.
— Si tu le souhaites, bien sûr, ajoute-t-il, pour tempérer sa proposition. Tu es venu comment jusque chez moi ?
— J’ai une moto. Une 125. J’ai eu mon permis cet été. Mes parents me l’ont offerte lorsque j’ai eu mon Bac avec mention et que j’ai été accepté dans mon école d’ingénieur.
Mes parents. Nouvelle estocade.
— Bien. Une tête bien faite et bien pleine alors. Ta mère a bien travaillé.
— Mon père aussi.
— Oui, bien sûr. Ton père aussi, acquiesce-t-il malgré la douleur. Je n’ai jamais été friand de ces engins-là. Pas assez de carrosserie. Mais j’imagine que tu es prudent.
Le jeune homme, qui ne sait pas si c’est une question ou un ordre dissimulé, le lui confirme après avoir repris une gorgée de bière. Erwann déteste cette idée. Si cette décision n’avait tenu qu’à lui, son fils roulerait dans un énorme SUV rempli d’airbags plutôt que sur ces machines de mort. Il trouve Solvène complètement inconsciente et irresponsable. N’a-t-elle donc jamais été dans un centre de réadaptation où atterrissent des jeunes adultes estropiés ou victimes de traumas crâniens ? Dieu sait si Erwann en avait eu des frayeurs avec Quentin, en le voyant rouler comme un fou sur les petites routes sinueuses de leur région. Et maintenant, voilà qu’il s’agit de son propre fils, qu’il vient à peine de découvrir et qu’il a déjà peur de perdre. Mais le père se contient. Lui interdire quoi que ce soit serait pure hérésie à ce stade de leur relation. Il va devoir ronger son frein en silence.
Regardant sa montre, Erwann constate qu’il est déjà tard.
— Je vais devoir y aller, Anthony, sinon Manon va s’inquiéter. Je lui ai dit que je rentrais ce soir. Donne-moi ton numéro de téléphone. J’aimerais te revoir bientôt si tu es d’accord.
— Ok.
— Ça me fait plaisir que tu aies fait la démarche de me retrouver.
Le jeune garçon sourit vraiment pour la première fois. Il possède exactement le même sourire qu’Erwann.
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