Chapitre 48 : Le soap opéra
Lorsqu’Erwann franchit le seuil de la maison, l’habitation est plongée dans le noir et le silence. Il est tard, plus de vingt-trois heures. Il cherche sa fille et la découvre dans le salon, allongée sur le canapé, le corps collé à celui de Clara. Toutes les deux sont endormies en chien de fusil l’une contre l’autre, le bras de Manon-Tiphaine reposant sur la taille de son amoureuse. La télévision les regarde, le son au minimum. Elles ont l’air d’avoir... quel âge ? Aucune idée. Deux enfants, en tout cas. Cette vision le touche, le fait sourire. Ce genre d’image le réconcilie avec les autres qu’il a d’elles par moments, quand leur sexualité est trop évidente pour ses yeux de père réac.
Il saisit un grand plaid bien chaud et les recouvre, avant d’éteindre l’écran et de monter dans sa chambre. Sonné par sa rencontre avec Anthony, il appelle la seule personne à qui il peut tout dire.
— Je te dérange ?
— Non.
— Tu ne dormais pas ?
— Non. Alban vient de partir. Un appel à cette heure, tu m’inquiètes.
— Eh bien, il y a de quoi...
— Putain, si tu me dis qu’avec Gwen, vous avez rompu...
Richard sent l’énervement le gagner, fatigué des jérémiades de ces deux-là.
— Non. Tout va très bien avec elle. Enfin... pour le moment.
— Allons bon. Qu’est-ce que t’as encore fait ? soupire-t-il.
— Rien. Enfin si. Mais c’était il y a très longtemps.
— Gaz, il est tard et j’ai pris un apéro un peu costaud avec Alban, alors il va falloir que tu me parles autrement qu’en réponses sibyllines si tu veux que je comprenne quelque chose. Envoie, je suis prêt à tout avec toi, maintenant.
— J’ai un fils.
À l’autre bout du fil, le silence résonne aussi violemment qu’une tempête de mer en plein mois de décembre. Puis, après un soupir digne d’un pneu en train de se dégonfler, Richard demande :
— De qui ? Quelle pouffe as-tu engrossé, débile ?
Erwann note que la fatigue et l’alcool ne rendent pas Richard très perspicace, étant donné que ses dernières liaisons sont trop récentes pour qu’un fils se matérialise à cette heure...
— Aucune de celles à qui tu penses. Je l’ai rencontré ce soir, mon fils. Sa mère c’est Solvène.
— What !? Mais il a quel âge nom de Dieu ?
L’âge de boire des bières, lui répond Erwann, avant d’enchaîner et de lui raconter l’intégralité de cette incroyable soirée, avec cette conversation ubuesque face à ce fiston tombé du ciel sans crier gare.
— Lorsque je l’ai quittée… apparemment, elle était déjà enceinte.
— Apparemment ? interroge Richard, dubitatif. T’en n'es pas sûr ?
Erwann s’esclaffe d’un rire jaune en repensant à l’incroyable ressemblance entre lui et l’adolescent. Évidemment qu’il en est sûr.
— Non, pas "apparemment", t’as raison. C’est mon fils, sans aucun doute possible. Si tu as l’occasion de le rencontrer, tu me diras si c'est flagrant.
— Je vois, ricane Richard. C’est ta photocopie ?
— En plus jeune, plus beau et moins scarifié.
Richard éclate de rire à son tour, en s’exclamant qu’il a hâte de rencontrer cette version plus fraîche. Puis demande si Gwendoline est déjà au courant. Erwann explique que c’est lui qu’il a appelé en premier et, qu’à ce stade, il préfère ne pas l’en informer, étant donné les circonstances honteuses associées à sa séparation de l’époque. Il faudrait qu’il lui parle de son comportement odieux envers Solvène, ce qui noircirait encore le tableau déjà peu reluisant de sa personnalité. Et puis, apprendre qu’il a un fils majeur sera peut-être la goutte d’eau qui fera déborder le vase. Il ne veut pas l’effrayer davantage, ayant accumulé suffisamment de boulettes ces derniers temps. Elle a beau le regarder de ses yeux compatissants, sa bonté d’âme a sûrement des limites, qu’il n’a aucune envie de tester.
— C’est toi qui vois mais il faudra bien que tu lui dises à un moment ou un autre. Et Manon ?
— Pareil. Je préfère attendre de mieux connaître Anthony. J’ai du mal à réaliser tout ce que cela implique. Je ne sais pas où je mets les pieds, je ne veux pas les exposer, ni elle, ni Gwen, pour le moment... d’autant que je crois que Gwen est enceinte...
À l’autre bout du téléphone, Richard éclate de nouveau de rire.
— Tu sais, Gaz, avec toi, on n’a pas besoin de regarder de séries, ta vie est un soap opéra à elle toute seule !
En se mettant au lit après voir raccroché, Erwann entend une notification biper. Il attrape son smartphone. Demande d’amis Facebook, de la part d’Anthony Barra. Ils avaient échangé leur numéro et s’étaient mutuellement proposés de s’ouvrir leur compte privé. Erwann accepte l’invitation et, sous ses yeux intimidés, découvre tout un pan de la vie de son rejeton, entre photos et publications diverses. Il passe plusieurs dizaines de minutes à étudier le profil de son fils par écran interposé, sans mettre ni like, ni commentaire, se gardant bien d’interférer dans cet univers qui lui est complètement inconnu.
Lorsqu’il éteint tout et ferme les yeux, épuisé par cette journée interminable, son visage affiche un immense sourire.
Le jeudi soir, la veille de leur départ pour Paris, Gwendoline fait garder Emma par sa mère pour profiter une dernière fois d’un tête-à tête avec son homme, avant leur week-end familiale à Disneyland. Elle s’invite dans son appartement de standing, sur les hauteurs de la Jonelière. Les valises sont prêtes, pleines à craquer, et attendent dans le vestibule de l’entrée.
Cela fait quatre jours que les tourtereaux ne se sont pas vus. Erwann n’est pas très bavard durant le repas, mais Gwendoline ne s’en offusque pas, connaissant son caractère taciturne. Il évoque brièvement ses derniers échanges dans la voiture avec Quentin, dont il n’a aucune nouvelle depuis qu'il l’a déposé chez lui. Elle ne s’étend pas sur le sujet, voyant que son compagnon affiche un air soucieux, probablement lié à l’inquiétude qu’il ressent pour son ami, inquiétude qu’elle ne partage pas, au demeurant.
Lorsqu’elle le rejoint au lit, après s’être lavée et démaquillée, elle le trouve plongé dans un nouveau livre.
— Ça parle de quoi ?
— Une histoire vraie. Un homme découvre sur le tard qu’il a un enfant, que son ex lui avait caché.
Elle frémit en posant sa main sur son ventre, ce qu’il ne remarque pas. Perdu dans ses pensées, Erwann hésite. Ce serait l’occasion idéale pour se confier à elle, mais une peur irrationnelle s’empare de lui. Il préfère s’abstenir, comme il l'avait dit à Richard, et repousser le moment de la révélation.
— C’est intéressant ? demande-t-elle pour chasser le malaise qu’elle ressent.
— Très, mais beaucoup moins que ce que je m’apprête à faire désormais.
Il pose son livre sur la table de chevet et lui ouvre les bras. Elle se pelotonne avec délice contre son corps nu, retrouvant la chaleur et le réconfort qui lui ont manqué ces derniers jours. Sa peau exhale cette odeur mâle qu’elle affectionne, un parfum musqué, rassurant et enivrant. Après un long moment passé à la caresser chastement, tout en lui rappelant combien elle lui a manqué ces derniers jours et à quel point il est heureux de ce week-end en famille, il s’empare de sa bouche, une main en coupe sur son visage. Goûte ses lèvres l’une après l’autre. Sa langue s’immisce doucement, sans précipitation.
Sa main descend sur sa gorge, ondule sur sa poitrine. Des seins pleins, ronds, tendus. Appétissants, certes, mais si troublants. Il n’est pas le seul à avoir des secrets. Pourquoi ne dit-elle rien ? Ne lui fait-elle donc pas confiance ? A-t-il tellement merdé ces dernières semaines qu’elle craint de lui avouer ce qu’elle porte en elle, dans son ventre comme dans son cœur ?
Il ne lui en veut pas. C’est à lui qu’incombe son silence. Elle n’a visiblement plus foi en son amant et semble redouter de s’en ouvrir à lui. Les mots le démangent. Il crève d’envie de percer l’abcès, de mettre les pieds dans le plat. Mais s’en abstient, effrayé par la vérité...
À la place, il se contente de l’embrasser plus fort, d’accueillir les baisers qu’elle lui rend avec passion. Lorsqu’il caresse sa peau douce, c’est le cœur lourd et l’esprit chagrin. Pourtant, il la désire, mais il la désire pleinement, corps et âme, pas juste ainsi, en surface, sans profondeur, pas seulement son enveloppe charnelle, si plaisante soit-elle à honorer...
Après Disney, après leurs tests, il parlera, se promet-il. La semaine prochaine, il sera temps de jouer cartes sur table, d’éclaircir les zones d’ombre, les siennes comme celles de sa compagne. Trop de non-dits flottent au-dessus d’eux, spectres dérangeants, envahissants, assourdissants.
Ses pensées le déconcentrent. Il les chasse. C’est leur dernière nuit à deux. Il veut la savourer comme il se doit. Sa bouche descend sur son ventre. Très légèrement arrondi, il voit le petit renflement, qu’il sillonne de ses doigts avec douceur, qu’il embrasse avec dévotion.
Officielle ou pas, sa grossesse se profile, et soudain, il prend conscience que la joie le submerge. Elle remplace cette peur qui le tenaille entre ses pinces acérées. Un bébé, leur bébé... voilà finalement quelque chose de réjouissant. Il ne trouve plus de raison de se mettre la rate au court-bouillon. Voyant qu’elle s’abandonne à ses attentions, il en fait autant.
Et le plaisir qu’il lui donne lorsqu’il s’occupe d’elle ne fait que décupler le sien. Son corps bouillant, vibrant sous ses doigts, lui met l’eau à la bouche. Excité, le sexe dur et tendu, il se glisse entre ses cuisses, dans la moiteur ruisselante qui l’accueille avec ferveur. Lorsqu’Erwann la prend, son visage irradie de bonheur. Des éclats de liesse parsèment le fond de ses yeux.
— C’est de me faire jouir qui te rend si joyeux ? murmure-t-elle.
— Non, c’est parce que je t’aime.
Elle se fend d’un sourire encore plus large pour toute réponse, avant d'embrasser ses lèvres pulpeuses. Il lui rend son baiser et, dans un élan plus fort, la pénètre profondément. Elle resserre ses jambes autour de sa taille, l’emprisonnant contre elle. Son bassin résonne entre ses hanches, son cœur tambourine dans sa poitrine. Mais c’est l’intensité de son regard noisette qui la saisit. Elle y lit tant d’allégresse qu’elle se laisse emporter par la fougue de son amant et profite du fait qu’il se lâche plus qu’à l’ordinaire. Leurs corps soudés, moites de sueurs, frémissent ensemble de cette union sacrée. Après ces dernières semaines mouvementées, leur étreinte a le goût de la paix retrouvée.
Il reste longtemps en elle après avoir joui. Puis se décale et s'allonge dans son dos, pensif. La main posée sur son ventre, il ne trouve pas le sommeil, tandis que Gwendoline s'endort dès la fin du premier round. Connaissant l’origine de cette fatigue terrassante, il n’a aucune frustration à ne pouvoir lui refaire l’amour dans la foulée. Il est comblé, heureux et léger, à l’approche d’une si douce révélation. Il commence à envisager les plus beaux scénarios, à émettre les plus jolies hypothèses. Elle lui a peut-être prévu une surprise pour l’annonce. À moins qu’elle ne profite de la présence de leurs deux filles ce week-end pour lui faire part de la grande nouvelle. Tant de possibilités s’ouvrent à eux désormais.
Tandis qu’il rêve à ce futur délicieux, sans s’en rendre compte, il caresse sa généreuse poitrine. Gwendoline se réveille en gémissant et ondule dos à lui. Électrisé par le contact de ses courbes, il glisse une main entre ses cuisses et la découvre humide, chaude, impatiente. Le sexe dur pressé contre ses fesses, il lui embrasse la nuque. Puis la mordille. Elle tend son visage, lui offre sa bouche, sa langue, son souffle tiède.
Il s’enfonce. Elle s’embrase. Se cambre sous ses assauts langoureux. L’invite à la prendre plus vite, plus fort, et plus il accélère, plus il l’entend geindre. Collé à elle, il brûle de désir, et cette chaleur qui l’enveloppe, qui le transporte, le rend audacieux. Enfiévré, il l’attrape par la taille et la positionne à quatre pattes, le torse contre son dos. Le visage dans son cou, une main sur son sexe, il la pénètre avec plus d’allant, écoutant ses gémissements sonores comme autant d’encouragements.
Elle se cabre, se penche en avant, voluptueusement offerte. Il saisit ses hanches, accélère. Elle réclame davantage. Il balance autant qu’il peut, transpirant sous l’effort. D’ordinaire silencieux, le voilà démonstratif. Sa voix rauque résonne à chaque coup de reins bien envoyé. Son sexe rigide n’en finit plus d’aller et venir en elle, de disparaître dans ses chairs accueillantes. N’y tenant plus, après un ultime élan du bassin contre ses fesses, il se déverse, à plusieurs reprises, poussant des râles caverneux, sauvages.
Il réalise alors qu’il n’a pas mis de capote. Et qu’elle ne lui a rien demandé.
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