Chapitre 69 : Les aveux, partie II
Gwendoline le regarde, étonnée.
Une chance ? Quelle chance ?
Repensant à cette fameuse nuit où ils s’étaient passionnément retrouvés, Erwann déclare :
— Toi et moi, le lendemain de ton rendez-vous avec ton client, on a eu des rapports non protégés. Il y a un pourcentage de chance que cet enfant soit le mien.
— Non, Erwann. Il est quasiment nul. Tu t’es retiré.
Il se revoit en elle, envahi d’un désir hors du commun, avec l’envie de lui faire l’amour sans interruption pendant des heures... avec le besoin de ne plus se séparer d’elle, de ne pas se retirer de son corps chaud, dominé par une pulsion incontrôlable de la posséder à jamais. Un sentiment qui l’habite constamment mais qui avait pris les commandes de son cerveau et de son corps plus que jamais ce soir-là. Dans ce tourbillon d’envies irrésistibles, lui aussi avait perdu les pédales et rompu la promesse qu’il venait de lui faire juste avant de la pénétrer. Il ne lui avait jamais avoué, redoutant qu’elle ne lui en tienne rigueur. Tout était différent à présent et son erreur d’alors allait peut-être les sauver désormais.
Il entrelace ses doigts à ceux de sa compagne, avant de planter son regard dans le sien, puis déclare :
— Presque.
Elle le dévisage, d’abord stoïque, puis l’interroge, un sourcil arqué :
— Comment ça presque ?
Comme Erwann le lui rappelle, tous les deux étaient vraiment très excités lors de ces retrouvailles. Quand il avait senti sa sève monter, il avait voulu se retirer, mais sa jouissance l’avait pris de court, et il était sûr et certain d’être venu un peu avant son retrait. Pas au cours des trois fois, précise-t-il. Mais la première, oui, sans aucun doute. Aussitôt, il avait décidé de se taire, persuadé que tout irait bien et qu’il était inutile d’inquiéter sa compagne pour un risque aussi faible…
— Je n’ai rien dit car je ne voulais pas créer de psychose... reconnaît-il. Mais j’aurais dû.
Après ses révélations, elle reste silencieuse, sonnée. Elle ne lui en veut pas d’avoir gardé pour lui cette information, qui devient soudain si précieuse. Au contraire, elle leur ouvre désormais de nouvelles perspectives.
— Même s’il n’y a que cinquante pour cent de chances que je sois le père de cet enfant, garde-le, s’il te plaît. Je l’assumerai, quoiqu’il arrive.
Quoi qu’il arrive ? Elle en reste muette d’incompréhension. Voyant son visage interdit, il précise sa pensée :
— Qu’il soit de moi ou non.
— Erwann, se défend-elle aussitôt. On fera des tests de paternité… pour savoir. Tu ne seras pas obligé d’élever l’enfant d’un autre, ne t’inquiète pas. Je ne te demanderai jamais ça.
— Tu ne me le demandes pas puisque je te le propose.
Il lui rappelle son désir d’enfant, un désir qui n’avait jamais disparu, même après son divorce, même lorsque la quarantaine avait frappé à sa porte. La toute première fois où il l’avait évoqué remontait à leur séjour au phare, comme il le lui remémore, nostalgique. Gwendoline acquiesce. Oui, elle se souvient. Lorsqu’il avait vu apparaître ses nouvelles formes, en octobre, il s’en était réjoui, même s’il n’avait rien dit.
— Est-ce que tu comptais prévenir ton client ?
— Bien sûr, répond-elle du tac-au-tac. Il est concerné.
— Ne le fais pas.
— Quoi ? Mais tu es fou ! Pourquoi pas ?
— Pour que je puisse l’élever. Ce sera notre enfant. Et mon enfant, qu’il soit de mon sang ou non.
— Erwann, Seigneur… mais tu te rends compte dans quoi on s’embarque en faisant cela ? Une vie de mensonge, de non-dits, de faux semblants ! C’est de la folie.
Elle se prend le visage entre les mains. Cette histoire va trop loin. Elle doit intervenir avant que les choses ne prennent une tournure encore plus insensée.
— Que crois-tu que ton client dira quand tu lui annonceras que tu es enceinte de lui ?
Elle ne répond pas mais n’en pense pas moins.
— Ce mec risque de te mettre la pression et de te pousser à avorter. Et je ne serai pas là pour t’aider, pour te rassurer ou pour t’empêcher de faire une bêtise. Or, c’est peut-être aussi mon enfant. Donc, je te fais une promesse : je l’élèverai, quoi qu’il arrive.
Décidément, quand le Breton a une idée dans la tête, il sait se montrer persuasif. Gwendoline comprend son point de vue, même si la méthode est un peu barbare. Ils doivent penser à eux avant de songer à Alexandre. De toute façon, Erwann a raison, si son client l’apprend, il voudra y mettre fin. Conciliante, elle se résout à ne rien dire pour le moment.
— Mais si les tests de paternité révèlent qu’il est le père, je le lui annoncerai. Je serai obligée, Erwann, je ne pourrai pas vivre avec ce mensonge au-dessus de la tête.
— Pour le moment, on avance étape par étape. Tu es enceinte. J’ai une chance sur deux d’être le père. Voilà les faits. On essaie de s’en tenir à ça et de progresser au fur et à mesure que les choses s’éclaircissent.
Elle acquiesce, consciente qu’Erwann fait preuve de bonne volonté et surtout, qu’il ne lui en tienne nullement rigueur malgré le choc de ses révélations. Le pire a été évité. Il la dévisage, songeur. Puis approche en douceur la main du ventre de sa compagne, guettant sa réaction. Tout en la regardant dans les yeux, voyant qu’elle ne bouge pas, il commence à soulever le pan de la chemise qu’elle porte, puis demande :
— Je peux ?
Elle acquiesce et son compagnon glisse la main sous le vêtement. Lorsque ses doigts entrent en contact avec sa peau, elle sursaute légèrement, ce qui n’échappe pas à Erwann.
— Tu préfères que je retire ma main ? chuchote-t-il.
Elle tourne la tête de droite à gauche, muette, les yeux brillants, touchée par sa prévenance. Alors, pour la première fois depuis l’officialisation de sa grossesse, il effleure le petit renflement dessiné sur son abdomen. Pendant de longues minutes, le front posé contre celui de sa partenaire, il caresse son ventre, ému. Elle passe ses bras autour de son cou et ferme les yeux, recevant ces délicates attentions comme autant de bénédictions. La tension qui s’était installée entre eux depuis leurs retrouvailles retombe comme un soufflé. Erwann est doux, tendre, attentionné, comme elle l’a toujours connu. Son attitude la rassure et l’étonne tout à la fois. Malgré ce qu’elle vient de lui apprendre, il encaisse sans broncher et se montre incroyablement généreux. Elle savoure cette accalmie, s’abandonnant aux gestes affectueux de son compagnon.
— Explique-moi ce qu’il s’est passé avec le client, s’il te plaît, murmure-t-il enfin. Tu es sûre que la capote a pété ?
À voix basse, elle lui raconte le terrible constat qu’elle avait fait à postériori, dans les toilettes de la station-service, juste avant de débarquer à Crozon. Il était trop tard pour revenir sur ses pas et vérifier le préservatif. Puis lui explique le contraceptif d’urgence qu’elle avait trop tardé à prendre, de toute évidence.
— Tu t’en étais déjà rendue compte avant que l’on fasse l’amour ensemble.
Point de reproche dans la voix, seulement un constat. Mais sa déception est palpable même s’il ne le souhaitait pas. Pour toute réponse, elle opine du chef, coupable. Gwendoline sait très bien qu’elle s’était comportée comme la dernière des idiotes et qu’elle l’avait entraîné malgré lui dans sa folie. Combien elle s’en voulait maintenant de l’avoir mis en danger. De nouvelles larmes dévalent le long de ses joues, qu’Erwann essuie aussitôt.
— Pardonne-moi d’avoir dit ça. C’était malvenu de ma part. Je n’ai vraiment pas de leçon à te donner...
— Je sais que je t’ai fait prendre des risques... J’en suis vraiment désolée.
Il embrasse et caresse sa joue mouillée, lui rappelant que, chacun leur tour, ils avaient agi inconsciemment, lui le premier.
— Ce qui est fait est fait, Gwen, passons à autre chose.
Dans la foulée, elle le rassure contre le risque de maladies étant donné que tous ses tests étaient revenus négatifs. Erwann lui explique que, de son côté, il avait été soumis à une batterie d’examens à son entrée en prison et que les siens étaient revenus intacts aussi. Dans leur malheur, ils pouvaient entrevoir quelques éléments positifs, même s’ils étaient bien faibles en comparaison de leurs problèmes. Ils avaient enchainé les erreurs, à tour de rôle et, désormais, ils étaient au pied du mur, et ce foutu mur leur paraissait infranchissable.
— On n’est pas malade, c’est déjà ça, conclut-il.
— Ce n’est pas le seul point positif auquel on peut se raccrocher, Erwann.
Voyant qu’il ne comprend pas où elle veut en venir, elle poursuit :
— Tu peux ajouter qu’on est au tout début de cette histoire abracadabrantesque de viol. Tu es accusé à tort car tu es innocent. Ça, ce sont les faits te concernant. Et je crois en ton innocence et je sais qu’elle va être reconnue. Je ne sais pas combien de temps cela va prendre, mais je sais que tu vas en sortir laver de tous soupçons. Il faut s’accrocher à ça.
Il hoche la tête à nouveau, comme si, à elle seule, sa dernière tirade résolvait tous leurs problèmes. Si seulement cela pouvait être aussi simple. Erwann hésite, retenant encore un peu les mots dans sa bouche avant de les livrer... L’incertitude l’envahit. D’instant en instant, il ne sait plus ce qui est le mieux pour elle. Savoir ou ignorer la vérité. De plus en plus confus, il déclare :
— Tu sais ce que j’ai fait... avec ces femmes, je te l’ai en partie raconté lors de nos retrouvailles. Mais...
— Je ne veux pas savoir le reste.
— Je risque gros avec les accusations portées contre moi.
— C’est un malentendu, contre-t-elle aussitôt. Elles sont fausses.
— Certaines sont vraies, Gwen.
Après cette déclaration, Erwann se tait, le visage déconfit. Elle se tend, aussi à l’aise que si elle était installée sur un lit d’épines. Elle aimerait le ménager mais une seule question lui brûle désormais les lèvres. Lorsque que sa compagne reprend la parole, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Sa voix se brise comme un éclat de verre lorsqu’elle demande :
— Erwann... est-ce que tu as violé ou agressé sexuellement une femme ?
Il la regarde droit dans les yeux, les sourcils légèrement froncés.
— Non. Jamais.
Gwendoline pousse un soupir de soulagement. Dieu merci, il est sincère. Elle le sait. Fébrile, il attend un commentaire, une réaction, une question.
— Ok, dit-elle simplement en reniflant.
Elle n’a rien de plus à ajouter.
— Tu me crois ? demande-t-il, à la fois inquiet et étonné.
— Bien sûr que je te crois.
Elle l’annonce comme une évidence, ce qui le sidère encore plus. Sa confiance en lui est un magnifique cadeau, mais elle ne sait pas tout et refuse d’en entendre davantage. Comment être sûr qu’elle ne porte pas sur lui un regard biaisé ?
— Je n’ai violé, ni agressé aucune femme, reprend-il, mais j’en ai tapé une, tu le sais. Et les autres, je les ai toutes traitées comme de la merde. Comment fais-tu pour me croire encore malgré ce que je t’ai déjà dit ?
La question la déroute. Elle ne peut pas lui expliquer mais elle comprend l’origine de son insistance. La vérité, c’est tout ce qu’il lui reste. Il a été dépossédé de sa vie en un quart de seconde. Seule sa parole vaut encore quelque chose. Aux yeux des gens qui l’estiment encore seulement, car pour tous les autres, elle ne vaut déjà plus rien. Comprenant qu’il a besoin d’être rassuré, elle poursuit :
— Nous avons partagé beaucoup de moments intimes tous les deux, avant ou après notre rupture... et rien, absolument rien dans ton comportement, ne m’a jamais laissé penser que tu pourrais être l’auteur de telles ignominies.
— Tu n’as pas la moindre incertitude, tu en es sûre ?
Sa voix se brise sur le dernier mot. Il n’est plus que l’ombre de lui-même, anéanti, affaibli, livide.
— Erwann, qu’est-ce que tu veux ? demande-t-elle tout bas. Me faire douter ?
— Non... tu sais bien que non.
— Alors, pourquoi cette question ?
Il y aurait beaucoup à dire et peu de temps devant eux pour épiloguer. Il doit faire court, aller à l’essentiel. Il avait mâché son discours des heures durant dans sa tête, et l’heure était venue de le régurgiter. Comme il l’affirme, il pouvait vivre indéfiniment en taule, privé de tout, et même enchaîner les séjours au mitard s’il le fallait, mais une chose lui serait toujours intolérable : que Manon ou elle doutent de son innocence. Le doute dans leurs yeux serait pire que l’accusation en elle-même, pire que tout... Si l’une ou l’autre avait la moindre incertitude, si elles le pensaient coupable, le voyaient comme un violeur, il ne pourrait le supporter, cela le... tuerait.
— Ce n’est pas le cas, je te le jure. Parce que tu as été sincère depuis nos retrouvailles. Même si tu ne m’as pas tout dit...
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