(Nouveau) Chapitre 74 : La vie à deux

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Amir est allongé à l’étage supérieur de leurs lits superposés. La télécommande à la main, il zappe sans répit sur les diverses chaînes du câble, en attendant fébrilement le coup d’envoi du match de la soirée.

— Arrête de changer de chaînes toutes les trente secondes, putain, on va finir épileptiques ! feint de se plaindre Erwann en relevant la tête de sa feuille de papier.

Ce dernier, stylo à la main, lui sourit pour accompagner sa boutade. Mais Amir est sur les dents, et ne lui offre en retour qu’un rire jaune et anxieux. Ce soir a lieu une rencontre amicale entre son pays et les tricolores et, à ses yeux, c’est son honneur qui est en jeu.

— Il faut qu’on gagne, argue-t-il, sinon demain je serai la risée de ces foutus Marocains et Tunisiens. Tu peux pas comprendre, toi, t’es un gwer *.

Erwann éclate de rire en voyant le visage inquiet de son colocataire. Ce dernier se ronge les sangs en même temps que les ongles. Le France-Algérie qui s’annonce promet d’être aussi animé qu’en 2001 et déjà toute la prison vibre au rythme de cette rencontre explosive. La dernière fois que les deux équipes se sont croisées sur un terrain, la pelouse avait été envahie par les supporters en colère et la partie avait été avortée.

Erwann se lève et abandonne sa lettre en cours d’écriture pour jeter un coup d’œil dehors par la petite lucarne à barreaux. Il constate que des drapeaux aux couleurs des deux pays sont suspendus aux fenêtres des cellules et virevoltent au gré du vent glacial. Nombreux sont les détenus qui affichent ainsi leur patriotisme quand d’autres se contentent seulement d’encourager leur favori.

Erwann avise son colocataire que le drapeau algérien est surreprésenté par rapport à celui de la France. Amir ne s’en étonne pas. Peu de prisonniers se revendiquent de ces « traîtres », car dans leur vision, c’est à cause d’eux s’ils sont incarcérés. « Eux », ce sont les Français, les blancs, les pures souches, les Jean-Jacques et les Jean-Paul, comme les surnomme aigrement Amir. Erwann comprend désormais qu’ici « Français » est une insulte, une tare, un stigmate. Parmi les taulards nés en hexagone, quiconque détient un peu de sang mêlé met toujours en avant sa double nationalité. On se cherche des racines étrangères, des origines lointaines, un ancêtre métèque à qui se raccrocher. Tout est bon à prendre tant qu’on peut se prévaloir d’un peu d’exotisme. Erwann n'échappe pas à la règle. Quand il n’est pas rebaptisé Gueule d’Ange ou Scarface par ses comparses, on l’appelle le rital à son insu. N’ayant aucun besoin de renier sa francophonie, il s’en contrefiche, mais pas ses congénères.

Complètement à cran à l’approche du coup d’envoi, Amir enfonce le clou :

— C’est pas ta carte d’identité qui te définit, Scarface. C’est ton cœur.

— C’est pas toujours ce que tu dis, le tacle Erwann en plaisantant. T’es Algérien ou Français quand ça t’arrange, toi.

— Ça dépend des circonstances, c’est vrai, mais quand on parle de foot, je suis Algérien.

Le Breton éclate de rire face à tant de mauvaise foi, mais accepte cette rébellion vis-à-vis du drapeau bleu-blanc-rouge. Ce nationalisme lui importe peu, tout comme les résultats du match de ce soir. Tout ce qu’il veut c’est passer un bon moment en compagnie de son nouveau srab * et profiter de la liesse qui s’empare de la maison d’arrêt, pour oublier un peu leur enfermement. Il contemple la nuit noire sans étoile, dans laquelle dansent les étendards colorés. Au même instant, des cris s’élèvent d’un bout à l’autre de l’établissement pénitencier. Certains détenus sont à leur fenêtre et entonnent l’hymne algérien pour passer le temps et se mettre dans l’ambiance. D’autres, ne le connaissant pas, font un boucan d’enfer en tapant sur leur assiette avec des ustensiles de cuisine. Quelques-uns s’apostrophent pour donner leur pronostic. Les paris sont ouverts et l’Algérie est en tête. Erwann s’en amuse et retourne finir sa lettre.

Amir s’impatiente. À chaque fois qu’il tombe sur une page de publicité, il s’en plaint et continue de faire défiler les émissions diffusées en access prime time *. Il détourne les yeux du téléviseur et, du haut de son perchoir, observe son colocataire en train de terminer consciencieusement la rédaction d’une adresse sur une enveloppe timbrée. Il a l’impression que son compagnon de chambrée est constamment en train d’écrire, ce qui fait son admiration tant lui-même déteste tenir un crayon. Lorsque ce dernier range enfin son set de correspondance, Amir le suit des yeux, ravi de le voir de meilleure humeur ces jours-ci. C’est en effet plein d’entrain qu’Erwann lui demande s’il a faim lorsqu'il commence à farfouiller dans les étagères où sont rangées leurs denrées alimentaires. Le repas du soir leur a déjà été servi mais la gamelle du dîner était si infecte qu’aucun d'eux n’y a touché. Erwann se propose de leur improviser un super apéro avec, au menu, gâteaux salés au fromage et à la tomate, jus d’orange et toasts de pâté de foie en boîte, issus de sa dernière cantine. De quoi les régaler devant ce qui s’annonce être un combat sans merci. Tout en continuant de pianoter convulsivement sur la télécommande, Amir le remercie de son offre et enchaîne :

— Ben dis donc, Scarface, c’est le jour et la nuit depuis que t’as revu ta meuf. On dirait un homme neuf. C’est le big love avec elle si je comprends bien.

— C’est spécial, oui, lui confirme Erwann, des étoiles dans les yeux. Comment peut-il en être autrement ? Elle a changé ma vie de bien des manières, et toujours en mieux.

Son sourire s’élargit à la simple évocation de sa compagne et en dit long sur ce qu’il ressent pour elle. Bien que peu coutumier de ce type de sentiment, Amir l’envie secrètement.

— T’as l’air un peu niais, non ? le taquine-t-il, bon enfant.

Erwann acquiesce, les yeux pétillants de malice, tandis qu’il commence à tartiner les toasts de pâté de foie. C’est en riant qu’il lui rétorque que c’est aussi ce que disent de lui sa fille et son meilleur ami.

— Eh bah ils ont raison ! renchérit son codétenu avec un clin d’œil.

Puis celui-ci replonge aussitôt dans zon zapping télévisuel en grognant sans vergogne sur la durée des réclames qui rallongent son insoutenable attente. Pour le faire patienter, Erwann lui jette un paquet de soufflés au fromage, qu’Amir accepte sans se faire prier. Pour lui, partager l’espace de vie du Breton est une aubaine. Comme presque chaque jour, c’est Erwann qui le nourrit, grâce à ses nombreuses cantines. Ce dernier a également l’habitude de distribuer des produits autour de lui pour en faire profiter d’autres personnes incarcérées. Même si Amir s’interroge au sujet du train de vie du Breton, il se garde bien de lui poser des questions. Pragmatique, il se contente de savourer sa chance, mais regrette de ne pas pouvoir lui rendre la pareille.

Amir se demande souvent si Erwann s’est aperçu de son manque de moyens. Sa mère, aux revenus très modestes, lui envoie un mandat de temps en temps. Le reste de sa famille ayant coupé les ponts avec lui, il ne reçoit que peu d’aide de son entourage. Sa copine ne peut guère le soutenir financièrement, étant elle-même dans une situation précaire. Bachir, son cousin et ex-partner in crime dans leur braquage raté, est incarcéré dans une autre prison et autant en galère que lui. Alors la générosité spontanée dont son nouveau compagnon de cellule fait montre à son égard le touche particulièrement. Il l’apprécie d’autant plus qu’Erwann se fait discret à ce sujet.

Tout en préparant les agapes de leur soirée sportive, ce dernier sifflote et chantonne un air entendu à la télé, tout en battant la mesure avec ses pieds. Affamé, il pioche grassement dans un paquet de cacahuètes salées. Son appétit revient en même temps que sa joie de vivre. L’arrivée de récentes bonnes nouvelles, concernant la grossesse de Gwendoline ou d’une sortie envisageable grâce à son nouvel avocat, y est évidemment pour quelque chose, mais la présence d’un camarade de cellule lui est aussi grandement bénéfique.

Concernant l’intimité qu’il avait redouté partager avec un inconnu, le problème se révèle moins épineux qu’attendu. Amir et lui étant contraints de se côtoyer dans une grande promiscuité, ils se sont organisés dès le premier jour pour accomplir sereinement les tâches qui requièrent le plus de confidentialité. Il leur faut notamment gérer leurs besoins primaires ou leur passage quotidien à la douche, sans parler de leur libido d’hétéro solitaire.

Pour les premiers, Amir, coutumier de ce genre de situation, a trouvé la parade : lorsque l’un d’eux doit se soulager aux toilettes, le second patiente, les écouteurs enfoncés dans les oreilles, en fumant une cigarette à la fenêtre. Pour la douche, Erwann, toujours inquiet de se retrouver la cible d’un désir inopportun, choisit de se laver en caleçon. Cela lui permet de nettoyer en même temps ses sous-vêtements au lieu de les envoyer chez sa fille ou sa compagne. Beaucoup de détenu agissent ainsi et cette explication, qu’Erwann avait d’abord cru tirée par les cheveux, semble tout à fait convenir à Amir, clairement peu intéressé par la nudité de son comparse. En outre, cette excuse fournie par Erwann s’avère être la stricte vérité, car la seule idée de demander à Gwendoline de laver ses boxers ou ses chaussettes le rebute et l’humilie. S’il y a bien une chose qu’il n’attend pas d’elle c’est qu’elle devienne sa femme de ménage. Ainsi ne lui fait-il parvenir que son gros linge par le biais des parloirs.

Concernant leurs plaisirs solitaires masculins, Erwann est catégorique. Quand Amir lui demande de temps en temps s’il s’y adonne en cachette, le photographe est à deux doigts de s’étrangler et lui répond toujours la même chose :

— Putain, mais même pas en rêve je me touche ici !

Perplexe, Amir avait fini un jour par lui rétorquer :

— Nan mais je comprends pas ! Tu baises pas au parloir, tu te branles jamais, mais t’es en marbre ou quoi ?

— J’ai même fait pire, crois-moi, s’était alors esclaffé Erwann, goguenard. J’ai passé un week-end entier dans un phare avec la femme que je désire le plus au monde, une vraie bombe, et on n’a même pas couché ensemble.

Depuis cette révélation, Amir regarde souvent son codétenu d’un œil suspicieux, comme si ce dernier avait un gros problème de santé mentale. Erwann, de son côté, s’épargne les « séances de paluchage » du trentenaire, en dormant avec des boules Quiès tourné face au mur. Depuis qu’il suit les conseils de l’infirmière de la prison, cette nouvelle habitude sauve ses nuits. Elle enchante également Amir, qui déclare à qui veut l’entendre « qu’il peut être peinard pour se branler tranquillement".

De plus, en vertu du pacte fait avec sa compagne, Erwann s’isole chaque soir dans sa bulle, et ce, dès vingt-deux heures pétantes. Armé de ses écouteurs Bluetooth, il se plonge dans son univers secret et se connecte à son âme sœur, à plus d'une centaine de kilomètres de là, laissant ainsi tout le loisir à son colocataire de faire ce qui lui plaît. Amir, amusé par ce cérémonial, n’hésite jamais à chambrer sans méchanceté le romantisme de son codétenu. Son humour désopilant contribue pour beaucoup à leur bonne entente. La complicité qui s’installe chaque jour un peu plus entre eux leur permet de partager sereinement l’intimité de leur petite cellule.

C’est en partie grâce à cette ambiance légère et détendue qu’Erwann remonte la pente et reprend chaque jour du poil de la bête et du poids sur la balance. Son corps commence à se remplumer et ses côtes saillantes à disparaitre, tout comme ses nausées et ses angoisses. Il est reconnaissant au jeune homme de le soutenir discrètement en lui apportant son énergie communicative.

Et ce soir, peu importe les gagnants du match, grâce à ce nouvel état d’esprit positif, Erwann se sent déjà victorieux. Tandis que le coup d’envoi vient enfin d’être lancé, c’est l’humeur joyeuse et volubile que le Breton déclare à un Amir survolté :

— C’est prêt, mon p’tit lapin !

Notes :

Gwer : blanc

Access Prime Time : créneau avant le film du soir (19H/21H)

Srab : ami, familier

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