Chapitre 66 : Un signe
Gwendoline est allongée sur son lit, inerte, et fixe le plafond blanc. Elle vient de recevoir une lettre d’Erwann, mais ne l’a pas encore ouverte. Tout en écoutant en boucle « Ohne dich » de Rammstein, elle réfléchit à la vie, cette vie qui semble se déliter de toutes parts en ce moment.
Elle se demande où ils seraient tous les deux, Erwann et elle, si elle avait accepté ses excuses, lorsqu’il était venu la voir à l’hôpital. Si elle lui avait pardonné son silence et que tout avait continué aussi bien que cela avait démarré. S’il n’avait pas eu cet accident qui lui avait causé cette cicatrice, s’il n’avait pas voulu l’oublier dans les bras d’autres femmes, si elle n’avait pas accepté cette proposition indécente à deux mille euros.
Il ne serait pas défiguré et en prison.
Elle ne serait pas enceinte d’un homme qui n’est pas le sien.
Ils vivraient peut-être dans la superbe villa du Breton, continuant de savourer leur conte de fée. Elle se prélasserait au bord de la piscine, soulagée de ne plus avoir à travailler, heureuse de profiter de la vie, et amoureuse d’un homme bon, gentil et apprécié de tous.
Lorsqu’elle referme les paupières, une larme roule de chaque côté de son visage, finissant sa course dans ses cheveux argentés.
Malheureusement pour tout le monde, elle n’avait rien voulu entendre à l'époque. Une seule décision qui les avait entraînés dans un tourbillon de malheurs, dont elle se sentait en grande partie responsable. Son choix avait eu un impact considérable sur l’intégralité de son environnement. Et cela n’était pas la première fois que cela arrivait.
Elle repense à Guillaume à qui elle avait dit : « Non, je n’arrêterai pas mon travail pour toi », avec les conséquences désastreuses que cela avait provoqué pour le jeune homme. Bien sûr, il ne s’était pas donné la mort à cause d’elle, mais peut-être que si elle lui avait fait une petite place dans sa vie, les choses auraient été différentes. Avec des si... mais à quoi bon ruminer tout ça ? « Avec de si, moi je coupe du bois », comme dirait Manuella. Que devenait-elle, cette meilleure amie qu’elle avait pris à partie pour défendre son homme ? Elle lui en voulait toujours très certainement, tout comme sa fille qui nourrissait quelques rancunes envers le beau Breton depuis l’annulation de leur week-end familial.
Gwendoline se sent oppressée, saturée de malheurs qui n’en finissaient plus d’arriver depuis des mois. La culpabilité la ronge. Si seulement elle lui avait laissé une chance ce jour-là... Nos choix, nos pensées, nos mots, nos actions, tous ont des répercussions sur nos vies et celle des autres... se répète-t-elle, accablée. Ce phénomène existe bel et bien et porte un nom : « le battement d’ailes d’un papillon. » Une décision, et mille et une conséquences en avaient découlé.
Elle repense à la question de sa thérapeute lors de leur dernière séance : « Avez-vous pensé à le quitter ? ». Si elle avait réagi autrement à l’hôpital, Erwann ne serait pas à l’heure qu’il est derrière les barreaux. Alors, bien que l’idée l’ait effleurée un quart de secondes, dans un instant de faiblesse, aujourd’hui, elle sait qu’elle doit tenir et tout faire pour réparer son erreur. D’autant plus que l’amour qu’elle ressent pour Erwann grandit jour après jour. Plus les éléments se déchainent et plus elle a envie de s’y accrocher. Certains parleraient d’entêtement, d’autres de folie, mais sa seule certitude aujourd’hui est qu’elle doit lui venir en aide. Chaque jour, elle fait taire sa raison pour laisser son cœur la guider.
Dans un geste de repli, elle pose les mains sur son ventre. À l’idée d’annoncer sa grossesse accidentelle à Erwann, alors qu’il est si vulnérable là où il est, sa poitrine se serre. Elle ne veut pas rajouter une couche supplémentaire sur la montagne de problèmes sous laquelle il est enseveli, mais il doit savoir. Comment va-t-il le prendre ? Pourquoi l’Univers leur inflige-t-il tout cela ? Quel est le sens de toutes ces épreuves ?
En se remémorant l'une de ses discussions avec Véronique, elle se sent confuse. De grands changements sont à prévoir, lui avait annoncé cette dernière. Gwendoline ne comprend pas. Tout a l’air de partir en vrille autour d’elle. Chacun de ses repères vole en éclat jour après jour. Elle aimerait appuyer sur la pédale de frein tant cela l’effraie. Mais elle sait qu’en faisant cela, elle risque l’aquaplaning. En cas d’intempéries, mieux vaut garder le cap en réduisant l’allure plutôt que de freiner brutalement. Elle doit rester calme et lucide. Et surtout, surtout, garder foi et confiance en l’Univers.
Cet Univers bien silencieux, qui lui donne l’impression d’être seule et abandonnée. Si seulement elle obtenait un signe pour la guider. Pour la rassurer.
Une nausée la saisit, elle ferme les yeux, caressant son ventre à peine enflé. Elle avait appris sa grossesse en même temps que les résultats de ses tests sanguins pour le dépistage du sida et des autres maladies sexuellement transmissibles. Tout était revenu négatif sauf le BCG qui, lui, affichait un taux d’hormones correspondant à la nuit où elle avait fait l’amour avec son client sans vérifier la capote.
Elle est saine mais enceinte.
Et Erwann n'est pas le père.
Elle se remet à pleurer doucement, enfouissant son visage dans l’oreiller. Accablée d’une soudaine et irrépressible envie de dormir, elle éteint la musique qui lui hurlait dans les oreilles, avant de plonger dans un sommeil sans rêve.
Une heure plus tard, lorsqu’elle émerge, la réalité la rattrape. Rien n’a changé autour d’elle et il est temps qu’elle affronte les choses qui l’effraient. Et ce qui lui fait peur présentement, c’est qu’Erwann aille mal. Elle se décide à décacheter l’enveloppe. Les mains fébriles, le cœur battant, elle déplie la lettre manuscrite.
Rennes, le 15 Novembre 2022,
Ma chérie,
Je suis désolé que tu te sois déplacée pour rien à la maison d’arrêt lors de ta dernière visite. Le fait que personne ne t’ait prévenue que j’étais à l’isolement m’a rendu fou. Normalement, l’administration pénitentiaire doit en informer les visiteurs, mais quelqu’un a soi-disant oublié. J’ai imaginé ta réaction, ta détresse et ta lassitude en apprenant que tu avais fait tout ce chemin pour rien et cela m’a rendu encore plus fou de rage.
Il avait raison. Elle avait pleuré longuement dans la voiture, incapable de repartir sans l’avoir vu, sans s’assurer qu’il était entier et qu’il allait aussi bien que possible au vu des circonstances.
Après le parloir avec sa fille et son meilleur ami, elle devait assurer le suivant, deux jours plus tard. Au téléphone, Richard l’avait prévenue que la fin de leur visite s’était mal passée et lui en avait fait le récit, ce qui avait brisé le cœur de Gwendoline. Elle avait hâte de rejoindre Erwann pour le réconforter et lui remonter le moral. Mais les parloirs avaient été suspendus sans préavis, jusqu’à nouvel ordre, sans qu’elle n’en connaisse la véritable raison.
Elle la découvre aujourd’hui.
Suite à ma rebuffade contre les deux surveillants, j’ai été envoyé à l’infirmerie, puis au mitard dès que j’ai été remis sur pieds. Quatre jours d’isolement pour m’être rebellé, et ce, malgré les mises en garde de l’infirmière au directeur de la prison. Il lui a répondu que les détenus devaient être sanctionnés lorsqu’ils dépassaient les limites, sous peine de voir la discipline partir à vau-l’eau dans son établissement. J’ai l’impression d’être un animal sauvage qu’on essaie de dresser.
Alors, je me retrouve là, attendant que ma « punition » (une de plus !) se termine. J’en suis désolé, si tu savais... Ne pas te voir, alors que nos retrouvailles étaient si proches, c’est vraiment la double peine. Je sais que lors de cette altercation, j’ai agi sous le coup de la colère, sans réfléchir, et je le regrette désormais. Je devrais suivre les conseils de Ronald, un détenu qui travaille aux cuisines, et apprendre à m’écraser. Mais Manon n’allait pas bien à la fin de notre première entrevue et je n’ai pas pu la réconforter comme il se doit. Richard m’a écrit pour me rassurer à son sujet. Heureusement qu’il est là. Que ferais-je sans lui ? Je ne sers plus à rien ici, ni auprès de ma fille, ni auprès de toi que je ne peux plus soutenir comme devrait le faire un compagnon.
Bud continue de chercher le meilleur avocat pénaliste disponible rapidement mais ceux qu’il a démarchés ont des délais beaucoup trop longs. Il commence à élargir ses recherches au-delà de la Bretagne. Je crois qu’il cherche à dégotter un entretien avec un grand ponte parisien, du style Dupond-Moretti ou quelqu’un de cet acabit. Le genre qui aime les histoires médiatiques. Ça tombe bien, apparemment, cette affaire commence à faire grand bruit sur la presqu’île, au grand dam d’Alice qui m’a écrit pour me dire qu’elle était, à cause de moi, devenue la risée de son quartier. Comme si j’en avais quelque chose à foutre de ce qu’on pense d’elle... Elle était moins soucieuse du regard des autres quand il s’agissait de me coller des cornes sur la tête, celle-là.
Quoiqu’il en soit, j’ai toute confiance en Richard, il trouvera le meilleur pour me sortir de là. J’ai emprunté quelques ouvrages de droit à la bibliothèque de la prison et j’ai relevé les textes de loi qui expliquaient que, vue ma situation familiale et professionnelle stable, et mon casier judiciaire vide, je devrais bénéficier d’une remise en liberté pour cause de détention provisoire abusive. La Proc’ de Nantes a clairement fait du zèle. Un nouvel avocat pourrait facilement plaider ma cause mais il faut que je me calme à l’intérieur pour qu’ils me relâchent. Je dois arrêter mes conneries et faire profil bas. Je veux sortir. Je dois sortir. Même si je ne suis qu’en liberté surveillée, avec un contrôle judiciaire ou un bracelet électronique, au moins je serai dehors, auprès de Manon et toi.
J’hésite à autoriser Manon à continuer à me rendre visite. Vu comment s’est passé notre dernier parloir, j’ai le sentiment que ce n’était pas une bonne idée. J’ai peur pour elle, pour sa scolarité, pour l’image que cela va donner de notre famille. Un père accusé de viol, qu'y a-t-il de pire pour un enfant ? J’ai peur qu’on lui tourne le dos, elle qui souffre déjà de sa « différence ». Je crains que cela ne soit la goutte d’eau. Elle est à un âge où elle a besoin de soutien et ici, je ne peux pas l’aider, malheureusement. Cela me ronge, si tu savais. Je ne sais plus quoi faire pour que les choses s’arrangent, hormis suivre tes conseils et garder le moral.
Je t’ai fait une promesse dans ma dernière lettre et je m’y accroche. Je fais mon possible pour conserver l’espoir de sortir la tête haute, comme tu me l’as demandé. Garder l’espoir, c’est tout ce qu’il me reste dans ce merdier. Je ne peux plus rien t’offrir d’autre que ma parole alors je m’y tiendrai. Même si je suis à terre, je fais tout pour me relever. Au mitard, je suis en train de lire la biographie de Nelson Mandela, comme tu me l’avais conseillé. Tu as raison, lire ce genre de témoignage redonne de la force et j’en ai besoin plus que jamais.
Il me tarde de te revoir, comme tu t’en doutes. J’ai l’impression que cela fait mille ans que je ne t’ai pas vue. Dès que ce cauchemar prendra fin, toi et moi, on se retrouvera pour vivre cette magnifique vie qui nous attend dehors. Je m’endors en pensant à ça chaque soir, après avoir communié avec toi à vingt-deux heures. J’ai dû me procurer un MP3, un poste radio-CD et de la musique pour pouvoir honorer ce rendez-vous, mais ici, on trouve tout à la cantine, tant qu’on a de quoi payer. Et c’était important pour moi de partager cela avec toi. Si tu savais comme ce moment me fait du bien, comme je sens ta présence à mes côtés. Cela me permet d’être serein au moment de me coucher. C’est mieux que les cachetons. Chaque soir, j’enfile mes écouteurs en expliquant à mon codétenu que je rejoins ma femme et il se moque gentiment de moi. Mais j’assume, c’est devenu le meilleur moment de la journée. Néanmoins, le reste du temps, tu es avec moi à chaque instant dès que je suis éveillé. Toi, comme Manon, ne quittez jamais mes pensées.
Je t’aime. Si tu savais comme je t’aime.
Merci d’être là. Tu es ma force.
Erwann
Après avoir lu la lettre, Gwendoline se lève, vaseuse. Elle descend à la cuisine se préparer un encas. Cette grossesse est comme toutes les autres qu’elle a vécues jusqu’ici, au moins durant les premières semaines : fatigue à terrasser un éléphant, fringales et nausées constantes.
Tandis qu’une tartine est mise à cuire au grille-pain et que l’eau de son café est en train de chauffer, elle tente désespérément de remettre la main sur ses oreillettes Bluetooth. Voilà un moment qu’elle les avait perdues et impossible de se rappeler où elle les avait rangées. Elle passe tous ses sacs au peigne fin, puis finit par les secouer les uns derrière les autres au-dessus du tapis du salon. Tout un bric-à-brac dégringole au fur et à mesure qu’elle secoue ses grandes besaces remplies de tout un tas de choses, à la fois inutiles et parfaitement indispensables, selon ses dires.
Enfin ! Les appareils audios finissent par apparaître.
Ils tombent sur le sol à côté de ses pieds. Elle se baisse pour les ramasser et découvre, légèrement cachée sous leur petite boîte, une carte de visite, que Gwendoline reconnaît d’emblée. Tandis qu’au même moment, la bouilloire se met à siffler, elle a l’impression d’entendre l’hymne de la victoire scandé.
Sur la carte bleue est inscrit en lettres élégantes et dorées : Franck Le Tonquédec, avocat pénaliste.
La tranche vient de sauter du grille-pain, comme un hourra ou une holà dans les tribunes d’un grand match. Assise sur le sol, elle sent son sourire s’élargir de part et d’autre de ses joues pâles, impossible à contenir. Puis des larmes de joie la secouent, la faisant rire et pleurer tout à la fois.
Voilà mon amour, j’ai désormais la preuve que nous sommes guidés et que l’Univers ne nous a pas laissés tomber.
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