Chapitre 67 : En sursis
— Richard ? C’est Gwen.
— Comment tu vas ?
— Aujourd’hui ? Très bien !
Après avoir plongé dans les profondeurs du doute et de l’auto-flagellation quelques heures auparavant, son humeur avait radicalement changé lorsqu’elle avait découvert la carte de visite de Frank Le Tonquédec. En moins d’une heure, elle avait cherché des informations sur l’avocat avant de le contacter par téléphone dans la foulée, puis était partie au bureau de tabac. Elle en était revenue les bras chargés d’une vingtaine de magazines, nécessaires à son nouveau projet.
Un immense sourire greffé au visage, elle est désormais assise en tailleur au milieu du tapis de son salon, sur lequel git l’intégralité de ses périodiques habituels : Gala, Public, Closer, Voici, Elle, Simple Things, Happinez, Flow, et quelques autres titres dont la couverture l’avait inspirée. Malgré la distance qui les sépare, Richard, à l’autre bout du fil, peut entendre son enthousiasme communicatif.
— J’ai du nouveau, renchérit-elle.
— Dis-moi.
— Franck Le Tonquédec, un avocat pénaliste qui vit à Paris.
— D’accord. Tu l’as trouvé comment ?
Elle lui raconte comment Erwann avait sauvé son gamin d’une potentielle noyade quelques temps auparavant, tandis que l’homme était en vacances en famille sur les bords de Loire. Il leur avait laissé sa carte de visite mais, comme souvent ces derniers temps, sa mémoire lui avait fait défaut et elle avait complètement occulté cet épisode. Force était de constater que seul le hasard lui avait permis de remettre la main dessus. Le hasard ? certainement pas ! Ce n’était pas une coïncidence, elle le savait. En développement personnel, on appelait cela une synchronicité. Et c’était tout ce qu’elle avait réclamé. À présent exaucée, elle ne pouvait que se montrer reconnaissante envers l’Univers.
— Je viens juste de retrouver la carte, explique-t-elle à Richard, toujours aussi joyeuse. Après avoir fait quelques recherches sur lui sur internet pour m’assurer qu’il était au top, je l’ai appelé pour lui parler de notre situation.
— C’est un bon ?
— C’est un super bon. Il gagne tous ses procès. On le surnomme « Le juste » dans le milieu. Et attends, tu ne sais pas le meilleur ! C’est un disciple de Jean Veil, le fils de Simone Veil, qui lui aussi est un immense avocat pénaliste. Nan mais Simone Veil, quoi, c’est mon idole ! Tu trouves pas ça dingue ?
À ce stade, les synchronicités s’enchainaient et elles ne pouvaient que valider ce que Gwendoline savait déjà : il leur fallait absolument cet homme providentiel !
— J’avoue, son profil me plaît. Tu m’enverras son nom par sms et j’irai voir ça. Et il t’a dit quoi ce Juste ?
Gwendoline s’empresse de lui relater le contenu de leur entretien téléphonique, qui avait duré une bonne demi-heure, au cours de laquelle elle avait évoqué l’incarcération abusive dont son compagnon était victime. Maître Le Tonquédec, qui lui avait semblé très motivé pour défendre Erwann, lui avait promis de se libérer une demi-journée très rapidement pour aller visiter le détenu à Rennes. L’avocat devait la rappeler dans la journée pour fixer une date. Il lui avait également proposé de le rejoindre là-bas, près de la prison de Vézin, pour qu’elle lui apporte le maximum d’informations sur la vie de son compagnon, ainsi que son livret de famille et ses books photo papier. L’homme de loi lui avait annoncé qu’il devrait prochainement avoir accès au site internet du photographe, pour connaître l’ensemble de son travail, et voulait que Gwendoline lui raconte de vive voix tout ce qui s’était déroulé à Brocéliande.
— Il veut tout son historique quoi, avait conclu Richard.
— Grosso modo. Mais j’imagine que c’est une bonne chose, non ? Ça veut dire qu’il s’implique.
— Effectivement. De toutes façons, à ce stade, c’est celui qui est le plus disponible donc il faut qu’on tente le coup. Je t’enverrai ce dont tu as besoin. Et Erwann, tu vas le voir quand ?
— J’ai appelé la maison d’arrêt aujourd’hui. J’y vais demain matin.
— Ok. Pas trop stressée ?
— Si très ! Mais bon, ça ira. Et toi de ton côté ? Des nouvelles ?
— J’ai rencontré son fils.
— Anthony ?
— Yep. J’espère que tu n’as pas un penchant pour les petits jeunes car le fils tient du père, y’a pas photo.
Et c’est peu de le dire ! pense Richard intérieurement.
Ce dernier avait été soufflé par la ressemblance du gamin avec son géniteur, mais pas seulement. Ce qui l’avait davantage bluffé, c’était son charisme et sa maturité. Erwann l’avait décrit comme réservé et peu expressif, mais son regard de père avait dû être biaisé car, avec Richard, il n’en avait pas été ainsi. Au contraire. Ce que Richard se garde bien de raconter à son interlocutrice, ne voulant pas lui mettre la puce à l’oreille au sujet du malaise qu’il avait ressenti vis-à-vis du gamin. Pourtant, Richard aurait eu grand besoin de se confier à propos de cette première rencontre déroutante. Mais il ne connaissait pas suffisamment la compagne d’Erwann pour lui révéler en quoi cette première entrevue l’avait perturbé.
Dissipant le trouble qui s’empare de lui à l’évocation d’Anthony, Richard reprend :
— Son fils a aussi fait une demande de droit de visite. S’il l’obtient rapidement, il ira le voir après toi. Je l’accompagnerai. Erwann me l’a demandé. Vu ce qui s’est passé avec Manon, il préfère prendre les devants.
— C’est compréhensible. Et c’est très bien qu’il fasse l’effort d’aller voir son père. Même si ce n’est pas le lieu idéal pour renouer, c’est une bonne chose.
— Tu as digéré l’information ?
— Oui.
À ce moment-là, Gwendoline crève d’envie de lui parler de sa grossesse accidentelle, dont malheureusement Erwann n’est pas à l’origine, mais se retient in extremis. Richard, bien qu’absolument adorable et, qui plus est, au courant de son ancien métier, ne peut être la première personne à qui elle s’en ouvre. Erwann doit d’abord en être averti. D’autant plus qu’elle redoute la réaction de ce dernier qui pourrait décider de mettre fin à leur relation sur un coup de tête. À cette pensée, son humeur redevient sombre aussi vite que la joie avait éclaté en elle peu de temps auparavant. Ces montagnes russes quotidiennes, qu’elles soient liées ou non à ses hormones de grossesse, sont toujours aussi déstabilisantes.
— Je dois te laisser, reprend-elle pour abréger la conversation.
Elle ne souhaite pas inquiéter Richard et sait qu’on lit en elle comme dans un livre ouvert, y compris probablement au téléphone.
— J’ai encore des choses à faire avant qu’Emma rentre de l’école.
— Bien sûr. Hey, Gwen, c’est merveilleux ce que tu viens de faire pour Erwann. D’avoir pris contact avec ce nouvel avocat, c’est sûrement sa meilleure chance. Merci pour lui.
— Je t’en prie. Prends soin de toi. On se tient au courant.
Richard a à peine le temps de lui retourner ses paroles qu’elle raccroche. Inévitablement, son attitude fuyante l’intrigue. Mais, au même titre qu’il n’avait pas évoqué sa vie privée, il ne veut pas se montrer intrusif envers elle.
Les yeux sur son smartphone, Richard aperçoit alors une nouvelle notification. En cliquant dessus, il découvre une demande d’ami Facebook en provenance d’Anthony Barra. Demande qu’il accepte avec empressement sans réfléchir. Avant de s’interroger sur la rapidité avec laquelle il répond à cette invitation. Invitation qui fait suite à un message qu’Anthony lui avait envoyé et que Richard s’empresse d’aller ouvrir. Message qui avait été supprimé avant qu’il ne puisse en connaître la teneur. S’apercevant qu’il est désormais frustré de ne pas savoir ce dont il s’agissait, Richard s’interroge encore : pourquoi donc est-il aussi déçu que l’expéditeur l’ait effacé ?
Leur rencontre n’avait pas duré longtemps, mais suffisamment pour mettre la vie du coiffeur sens dessus dessous.
Ce dernier avait dû se rendre à Quimper pour récupérer du matériel pour l’agrandissement de son nouveau salon. Sachant que le fils d’Erwann y résidait, il avait pris contact avec celui-ci, comme son meilleur ami le lui avait demandé, en prévision d’un futur parloir. Ils s’étaient donnés rendez-vous un soir, dans un bar grouillant, que tous les deux connaissaient, situé en plein centre-ville, une gageure pour s’y rendre à l’heure de pointe. D’autant plus que la journée avait été longue pour les deux hommes. L’un était harassé par cette première année d’études où il ne faisait que bûcher ; l’autre n’avait pas réussi à trouver ce qu’il était venu chercher et en était fortement contrarié.
Les deux s’étaient présentés d’une humeur massacrante, à l’heure dite pour le quadragénaire, un peu à la bourre pour le futur ingénieur. Richard avait patienté au comptoir, guettant l’apparition du fameux rejeton, qu’il s’attendait à reconnaître aisément, étant donnée la description qu’on lui en avait faite. Et Erwann n’avait pas exagéré. Son fils était son portrait craché, quoique son regard fût plus teigneux que celui de son géniteur. Cet air renfrogné était sûrement lié à l’adolescence et Richard ne s’en était pas offusqué. Au contraire, il s’était approché de lui pour se présenter, puis les deux hommes avaient pris place dans un recoin peu éclairé du troquet, à l’écart de la foule.
Passées les premières minutes d’échanges de banalités, le coiffeur avait senti l’atmosphère se modifier. La pénombre et l’exiguïté du lieu les avaient obligés à communiquer avec une certaine proximité, visiblement agréable pour Anthony, absolument dérangeante pour le coiffeur. Rapidement, cette étrange intimité avait mis Richard au supplice et il s’était efforcé de garder ses distances, ce qui était impossible. Le gosse avait dû le sentir et paraissait même en jouer, car il avait saisi toutes les opportunités pour se rapprocher davantage de son interlocuteur, à tel point que leurs épaules et leurs genoux avaient fini par s’entrechoquer. Profitant du brouhaha environnant, typique des happy hours, Anthony n’avait cessé de lui parler en collant sa bouche contre son oreille, ce qui n’avait pas manqué d’électriser le quadragénaire comme jamais. À son grand désespoir, chaque mot prononcé ainsi lui avait donné le sentiment d’être susurré, lui envoyant une décharge de frissons le long de la colonne vertébrale. Richard avait passé toute leur rencontre à lutter. À lutter contre quoi ? il n’osait même pas y penser, alors le formuler était inenvisageable !
Après une seule bière, ce dernier avait annoncé devoir rentrer, dérouté par les regards perçants et les rares sourires, plus proches de rictus, que lui adressait le gamin. Ils s’étaient quittés sur une poignée de mains virile, quoique trop moite et trop longue pour être innocente.
Au volant de sa voiture, Richard, toujours sidéré par l’aplomb et l’attitude ouvertement offensive d'Anthony, s’était repassé le film de la soirée, essayant de comprendre l’impensable.
Il en était arrivé à la conclusion que :
D’un, c’était un homme en sursis.
De deux, c’était un homme en sursis et pour très peu de temps.
Dès la fin de sa conversation avec le meilleur ami d’Erwann, pour se changer les idées et chasser sa morosité, Gwendoline s’attelle à la réalisation de son nouveau projet. Plongée depuis un moment dans son activité prenante, elle ne voit pas le temps passer. Lorsque la porte d’entrée s’ouvre dans un grand fracas, elle sursaute malgré elle, le souffle coupé, avant de respirer à nouveau lorsqu’une Emma très en verve apparaît :
— Mathéo est un con !
— Chérie, évite les gros mots, s’il te plaît.
— T’en dis bien toi !
— Je ne suis pas un exemple.
Faisant fi de ces remarques, l’enfant jette son cartable dans l’entrée, et se dirige dans la cuisine pour prendre trois sachets de pitchs au chocolat, qu’elle s’apprête à venir dévorer sur le tapis où sa mère est installée.
— Deux pitchs seulement, ma puce, on mange dans trois heures.
— Mais j’ai faim !
— Deux pitchs et une banane ou une pomme, et c’est mon dernier mot.
Emma s’exécute en ronchonnant et en trainant des pieds, mais revient aussitôt avec un goûter plus approprié pour raconter à sa mère comment Mathéo avait gâché sa journée. Tout en écoutant sa fille d’une oreille distraite, Gwendoline continue son découpage, ce qui ne manque pas d’interpeller la gamine :
— Tu fais un nouveau tableau de vision ?
Gwendoline acquiesce et continue de sélectionner les images et les morceaux de texte qu’elle trouve inspirants. Lorsqu’elle aura réuni assez de matière, elle pourra les coller sur le grand carton qu’elle a trouvé dans sa remise.
— Et comme tu peux le voir, explique-t-elle avec entrain, celui-ci sera entièrement consacré à la sortie prochaine d’Erwann. J’ai besoin de me recentrer et de concentrer mes idées sur du positif. Et uniquement du positif.
— Tu es sûre qu’il va sortir de prison ?
— Sûre et certaine. On a enfin trouvé un bon avocat. J’ai confiance en l’avenir, les choses vont se décanter. On est guidés.
— Et tu es sûre qu’il n’a rien fait ?
— Sûre et certaine, Emma. Je connais Erwann. Il est innocent.
La gamine sourit en dévorant sa dernière moitié de brioche, puis poursuit, la bouche pleine :
— Tu sais, je l’aime bien Erwann. J’étais en colère contre lui à cause du week-end annulé mais, en fait, j’ai trop envie qu’il soit mon beau-père.
— Ah ah. J’y travaille ma chérie, j’y travaille. Et ne t’inquiète pas, Disney, ce n’est que partie remise. On peut même n’y aller que toutes les deux pour le moment, ce n’est pas un problème. On l’a déjà fait.
— Nan, je préfère y aller tous ensemble. Avec Manon. J’ai hâte d’avoir une grande sœur.
— J’y travaille, j’y travaille.
— Tu travailles beaucoup maman, la taquine Emma, de bien meilleure composition.
— Oui, mais tu sais ce que je dis toujours : « Pas de repos pour les braves ! ».
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