Chapitre 68 : Les aveux, partie I
Ce n’est pas la première fois de sa vie que Gwendoline met les pieds dans une prison. Elle se souvient du déroulement des parloirs, comme si c’était hier. Pourtant, la dernière fois qu’elle y était venue remonte à une vingtaine d’années. Elle avait alors la moitié de son âge actuel. Mais rien n’avait changé depuis, et surtout pas l’ambiance sinistre qu’on y trouvait.
D’abord, la salle d’attente, toujours la moins accueillante possible, comme un avertissement de ce que les attendait derrière les portes. Ici, pas de magazine ou de jeux pour les enfants, ni même de machine à café ou de distributeur. L’endroit est austère à dessein. C’est avant tout une punition et il serait bon de ne pas l’oublier.
Assises sur des chaises, principalement des femmes. Beaucoup de compagnes, enceintes parfois, de mères, de sœurs ou d’amies, chargées de leurs gros sacs en toile, contenant des rechanges propres. Comme Gwendoline, elles ressortiront avec un cabas dont le contenu sera à mettre au sale. Manon et Richard s’étaient pliés au rituel lors de leur première visite, après que Gwendoline leur eut fourni les instructions concernant le trousseau autorisé. Tous les trois se relaient désormais.
Un à un, les visiteurs sont appelés par le nom de famille de la personne qu’ils viennent voir, jamais par son numéro d’écrou. Lorsqu’elle entend « Le Bihan », elle sait qu’on parle d’elle. Cela lui fait aussi bizarre qu’à l’époque. Comme si elle était sa femme, alors qu’ils ne sont pas mariés. Gwendoline Le Bihan, ça sonne si bien pourtant... Elle se lève et suit le troupeau, calme, docile. En prison, la seule chose à faire est d’obtempérer aux règles sans broncher.
Des portes, encore des portes, toujours des portes. À déverrouiller avec des trousseaux de clefs dignes de Fort Boyard, que les gardiens manipulent sans cesse, aguerris à leur fonction de geôliers.
Le détecteur de métaux à présent. Elle enlève sa ceinture, ses bijoux, ses chaussures, comme à l’aéroport, et tire la langue pour montrer son piercing, avant de se faufiler sous le portique. Après le mouchard, c’est le moment de la fouille succincte, bras et jambes écartées. Palpation de femme à femme, rapidement exécutée, du haut en bas. Rien de traumatisant, heureusement, les lieux le sont déjà suffisamment pour quiconque les découvre pour la première fois.
Et enfin, les « parloirs », succession de petites cabines étroites et vitrées, dans lesquelles chaque famille vient voir son protégé durant une heure. Les doubles parloirs ne sont possibles qu’en centre de détention, ou pour les personnes vivant au loin, et dont les venues sont rares. Ici, c’est une maison d’arrêt et, comme toutes les autres, elle est surpeuplée. Erwann devra se contenter de trois heures de visite par semaine, ce qui le place, néanmoins, parmi les privilégiés.
— Le Bihan, parloir dix, annonce le surveillant d’une voix monocorde.
Elle s’y dirige le cœur battant, empruntant un couloir étroit. Il s’agit du dernier. C’est un bon point, ils auront un peu plus d’intimité que dans les autres cabines. Elle rentre la première, toujours. Lorsqu’elle est installée, on vient l’enfermer à clef pour que personne ne s’évade. Elle attend. Après quelques minutes, Erwann se présente à l’autre porte. Jean foncé et sweat noir. Noir de chez noir, cernes et regard compris.
Lorsqu’il entre dans la cabine, Gwendoline est déjà assise et se lève pour l’accueillir. Il est plus stressé qu’il ne l’a jamais été, y compris le jour de leur première rencontre… Mais elle n’en mène pas large non plus. Le regard de son compagnon s’illumine lorsqu’elle lui sourit. Sans un mot, il la serre dans ses bras comme s’il voulait qu’elle se fonde en lui, l’absorber, elle et son amour, entièrement, pour ne plus avoir à la quitter. Il inspire le parfum de sa peau, expire son souffle chaud près de son oreille. Puis caresse ses cheveux, lui embrasse le front, les joues, et enfin, la bouche.
Elle tremble presque autant que lors de leur premier baiser. Erwann enroule sa langue autour de la sienne, avide de ces échanges qui lui ont tant manqué. Les yeux fermés, il savoure ces retrouvailles sous surveillance, sachant pertinemment qu’ils sont observés par des regards indiscrets. Tant pis, il fait avec cet inconfort, cette gêne. Bien que le désir monte en lui en la serrant si fort contre son corps, il n’ira pas plus loin. On n’aura rien à lui reprocher. Il relâche son étreinte et la regarde dans les yeux.
— Merci, chuchote-t-il contre ses lèvres. Merci pour tout. Tu as été incroyable.
Il le lui avait déjà dit dans ses courriers, mais ne peut s’empêcher de réitérer ses remerciements de vive voix. Elle acquiesce silencieusement, avant de replonger le visage dans son cou pour se soustraire à son regard. L’émotion l’envahit. Elle est si heureuse de le revoir, et de le découvrir à peu près en forme, bien qu’amaigri. Les larmes lui picotent les yeux. Elle se force à les contenir, tentant de s’apaiser en humant l’odeur musquée qu’exhale son homme. Ne pas craquer. Elle le respire longuement pour combler l’absence de ces deux interminables semaines écoulées depuis son interpellation. Il en fait autant, tout aussi ému. L’attente lui avait paru insoutenable depuis son arrivée ici.
Bien que leur étreinte soit chaleureuse, il la sent devenir fébrile contre son torse. Sa compagne est tendue, légèrement sur la réserve. Troublé, il s’interroge sur cette appréhension qu’il perçoit en elle. Est-elle venue pour lui dire qu’elle le quitte ? Ou lui apprendre autre chose ? Sa gorge se noue. Il n’ose pas encore poser la question, ayant trop peur de la réponse. Depuis sa discussion avec Ronald, il y repense tous les jours pourtant, envisageant tous les scénarios possibles, surtout les plus horribles... Il décide de repousser l’échéance jusqu’à l’ultime instant, lorsque la vérité scellera leur destin sans aucune possibilité de le fuir. Son cœur s’emballe à l’idée que ce qu’il redoute lui soit confirmé.
Lorsque les deux amants se détachent et prennent place de part et d’autre de la table, il a tout le loisir de la détailler de la tête aux pieds. Ses yeux sont immédiatement attirés vers sa poitrine, qui semble avoir explosé depuis leur dernière nuit.
Son ventre se contracte. Son cœur bat à tout rompre. Ses mains tremblent en tenant celles de sa compagne. Il ne peut y avoir d’autres explications. Elle est enceinte, mais pas de lui. Pourquoi serait-elle si effrayée de lui en parler autrement ? L’évidence de sa grossesse lui saute aux yeux depuis des semaines et il lui a déjà fait part de ses envies de paternité. Elle n’a donc aucune raison de ne pas s’en ouvrir à lui.
Il avait vu juste et craint le pire désormais.
Une angoisse sourde s’insinue sous sa peau, s’infiltre dans ses veines, mettant chaque parcelle de son corps sous tension. Que s’est-il vraiment passé ? Il observe ses cernes et son regard fuyant sans obtenir de réponse. Elle est au bord des larmes.
Merde.
Il prend son courage à deux mains, et se lance, une boule de bowling lui plombant le ventre :
— Gwen... ça fait un moment que je l’ai deviné. Je vois que tu ne veux pas me le dire... mais je ne comprends pas pourquoi...
Elle éclate en sanglot.
— Viens, réagit-il aussitôt.
Il l’attrape par la taille et la pose en amazone sur ses genoux, pour la serrer dans ses bras. Contre lui, le corps de sa compagne est secoué de violents soubresauts. Elle craque littéralement, comme il ne l’avait jamais vue auparavant. Elle porte sa main à sa bouche pour étouffer ses pleurs. Ses larmes torrentielles lui fendent le cœur. Il l’étreint de plus belle, veillant à lui faire sentir qu’il est là pour la soutenir. Il attend qu’elle reprenne contenance pour aller plus loin dans ses investigations. Il veut savoir, il veut comprendre.
Lorsqu’elle s’apaise au bout de quelques minutes, Erwann profite de cette accalmie :
— Dis-moi la vérité, s’il te plaît, la supplie-t-il. Depuis combien de temps sais-tu que tu es enceinte ?
Elle s’oblige à respirer plus calmement.
— Depuis le premier jour, j’imagine, répond-elle, toujours en sanglotant.
Au moins, il n’est pas complètement fou. Elle porte bien une nouvelle vie en elle. Mais pour le reste... Son espoir s’amenuise. Il caresse doucement sa joue posée contre la sienne. Passe la main dans ses cheveux d’argent et dégage les mèches rebelles qui viennent camoufler son visage ruisselant.
— Tu as fait un test, une prise de sang pour confirmer ?
Elle hoche la tête et ses pleurs redoublent. Il essaie de la rassurer :
— La situation est compliquée, bien sûr, mais je te jure qu’on va trouver une solution. Tu ne seras pas toute seule. Je serai là, d’une manière ou d’une autre.
Pas de réponse.
Même s’il aurait préféré faire autrement, voyant que ses sanglots s’estompent un peu, il tente une nouvelle approche. Prêcher le faux pour avoir le vrai.
— Ça date de notre première nuit, chez Richard, non ? C’est la seule fois où on n’a pas pris nos précautions...
Son ultime morceau d’espoir s’évapore lorsqu’elle se remet à pleurer plus fort.
Il n’y en a pas eu d’autres... avec moi.
Sa vue se brouille lorsqu’il entend, comme énoncé de loin :
— Peut-être pas la seule fois… me concernant.
Et voilà, nous y sommes.
Erwann la tient toujours tendrement dans ses bras mais son visage reste de marbre, sonné. Le cœur en lambeaux, déchiré de part en part, il essaie de refaire surface après cette plongée dans les abysses. Elle n’a plus besoin de lui dire ce que sous-entend son message codé. La voyant complètement effondrée, il la serre plus fort contre son corps comme si tous deux étaient en train de se disloquer. Réussira-t-il à ressortir entier de cette entrevue ? Il en doute. La douleur le terrasse. Comment est-ce possible ? Que s’est-il passé ?
Erwann repense à sa conversation avec Ronald, au malaise qui avait suivi lorsque, pour la première fois, il avait entraperçu la possibilité d’avoir été trahi par celle qu’il aime. Il avait essayé de se convaincre du contraire mais la vérité était belle et bien sous son nez. Et il doit l’entendre à présent. L’instant est arrivé. Pour éclaircir cette conversation nébuleuse, il met les pieds dans le plat :
— Gwen... est-ce que tu as vu quelqu’un d’autre depuis que nous sommes ensemble ?
— Non, affirme-t-elle en secouant la tête.
Le soulagement est bref, remplacé aussitôt par de nouvelles interrogations.
— Alors explique-moi, car je n’y comprends rien.
Il lui prend la main délicatement pour lui assurer que tout va bien et qu’il est calme, aussi calme que peut l’être physiquement quelqu’un qui vient de se prendre un trois tonnes en pleine tronche. Intérieurement, il est anéanti. Elle essaie de se ressaisir pour articuler le plus distinctement possible :
— Le client… je t’en ai parlé, cette nuit-là, chez Richard. Celui qui était prêt à me payer deux mille euros. Tu t’en souviens ?
— T’as couché avec un client sans capotes ?
— Non, dit-elle en reprenant son souffle. Non, bien sûr que non. Mais je crois qu’elle a pété.
Erwann ne dit plus rien, abasourdi, le ventre broyé, le cœur déchiqueté, la gorge bloquée. Il a froid, en dehors et en dedans. D’où vient ce souffle glacé qui l’envahit de la tête aux pieds, suivi de cette brûlure qui le consume pour le réduire en cendres ?
Gwendoline l’observe, dévastée. Elle s’en veut tellement de le mettre dans cette position infernale. La culpabilité la ronge comme l’acide sur une pièce de métal. Elle avait espéré que rien de compromettant n’arriverait. Lorsque les premiers signes s’étaient manifestés, elle s’était refusée à lui révéler la vérité, espérant encore un miracle. Peut-être aurait-elle pu faire une fausse couche... vu son âge, vu les médicaments qu’elle avait gobés. Mais elle avait dû se rendre à l’évidence. Son corps avait toujours été fait pour procréer. Les embryons, même indésirables, s’accrochaient à ses entrailles.
Il ne lui reste qu’une solution à présent mais, au fond d’elle, elle ne peut toujours pas si résoudre.
Le désarroi d’Erwann est palpable. Coi, il affiche des yeux brillants, insondables. Elle se déteste tellement de lui infliger ça. N’osant plus le toucher, elle cligne des paupières en direction du plafond pour éviter qu’une nouvelle salve de larmes s’abatte sur elle, puis essuie le mascara qu’elle sent s’étaler sous ses yeux. Elle attend son verdict, qu’elle devine implacable.
— Putain… souffle-t-il, désabusé. C’est vraiment de pire en pire.
Il glisse son visage dans sa main, comme s’il voulait se cacher, puis s’accoude à la table, le front posé contre son poing, le regard perdu dans le vague. Erwann réagit comme il l’avait fait lors de sa visite à l’hôpital, lorsqu’il avait compris que Gwendoline ne lui pardonnerait jamais.
Elle n’ajoute pas un mot. Qu’y aurait-il à dire ? Le voyant sidéré, complètement sous le choc, elle se morigène un peu plus intérieurement.
— Je suis désolée, finit-elle par dire. Tellement désolée.
Mais le Breton ne répond plus, l’air complètement ahuri, blasé des mauvaises surprises et autres découvertes toutes plus indigestes les unes que les autres. Au bout d’un moment, voyant qu’elle attend une réaction de sa part, il fait un effort pour exprimer ce qu’il a sur le cœur :
— Gwen... je suis en taule et tu m’annonces, non... je devine plutôt, parce que tu ne me l’annonces même pas, que tu es enceinte. Et comme si cela ne suffisait pas, tu me dis… que je ne suis pas le père de cet enfant… C’est à se taper la tête contre un mur… Je n’en peux plus de cette escalade. Ça ne s’arrêtera jamais.
— Je sais... je comprends ta colère et je ne te demande pas de m’épargner.
— Mais je ne veux pas être en colère contre toi. Et je veux t’épargner, évidemment. Mais là, je suis... largué. Je ne sais pas quoi te répondre...
L’impuissance d’Erwann transparaît dans sa posture voûtée. Ses épaules sont basses et son visage est tourné vers le sol.
— Je sais, Erwann, je ne te demande rien. Je sais dans quelles conditions tu es ici. Je suis vraiment désolée. Je n'ai encore rien décider concernant cette... grossesse, mais si tu veux rompre...
— Je ne veux pas rompre, intervient-il aussitôt.
Erwann reprend contenance et attrape sa main glacée qu’il enveloppe dans la sienne, large et tiède. Il doit faire face. Il doit réagir :
— Je ne veux pas rompre du tout, pas plus que je ne veux que tu avortes. C’est la merde, c’est vrai, mais ce n’est pas de ta faute. Et vu ma position actuelle, c’est toi qui serais en droit de me quitter.
— J’espérais vraiment que cet accident serait sans conséquence.
— Rien dans la vie n’est sans conséquence, soupire-t-il. Crois-moi, je l’apprends ici tous les jours à mes dépends.
— Mais j’ai quarante ans, bordel, s’énerve-t-elle. Je ne suis plus sensée être aussi fertile. J’avais toutes les chances de mon côté selon les foutues statistiques !
Repensant à un détail qu’il avait occulté jusque là, Erwann intervient dans un murmure :
— Tu parles de chance. Il y en a peut-être une.
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