Chapitre 60 : La liste rouge
Erwann émerge de sa nuit chaotique avec, en bruit de fond, l’agitation qui lui parvient du corridor. Entre l’éclairage des couloirs qui lui vrille les yeux et le remue-ménage permanent des locaux, il a l’impression de vivre dans une usine en perpétuel mouvement. Après le brouhaha de la journée, la nuit prend le relais, ponctuée de cris, hurlements ou appels de détenus insomniaques, mais aussi de l’écho des pas des surveillants faisant leur ronde nocturne à intervalle régulier.
Erwann sursaute dans son lit lorsqu’il entend sa porte être déverrouillée :
— Le Bihan, courrier.
— Quelle heure est-il, s’il vous plaît ? demande-t-il la voix râpeuse.
— Huit heures.
— J’ai un rendez-vous avec la psychologue à neuf heures. Comment ça se passe ?
— On viendra vous chercher. Vous avez reçu un virement. Voilà le bon de cantine. Rendez-le-moi dès que vous avez terminé.
— D’accord mais... heu... il est de combien le virement ?
— Cinq cent euros.
Le gardien dépose les lettres sur sa table avant de sortir et de claquer la porte de la cellule dans un bruit sourd. Erwann est stupéfait. Cinq cent euros, mais c’est énorme ! Il se lève et saisit les enveloppes avant de se rasseoir dans son lit. Trois lettres. Il n’en revient pas, allant, jour après jour, de surprise en surprise.
La première qu’il découvre provient de Manon-Tiphaine. Elle commence de la façon suivante : « Gwen nous a communiqué ta nouvelle adresse et ton numéro d’écrou... » Son cœur se serre. Est-ce vraiment une phrase qu’un enfant doit dire au sujet de son père ? Erwann soupire, désabusé. Il s’en veut tellement... En dépit de cette triste constatation, il remarque avec soulagement que sa compagne a pris le relais depuis son arrestation et qu’elle gère de son mieux à l’extérieur. Il lui en est tellement reconnaissant. Gwendoline a dû prendre les devants auprès de sa fille, pour la rassurer et lui expliquer le fonctionnement de la prison. Sa grande s’est probablement sentie épaulée dans cette épreuve.
Après une pause pour écouter son voisin se plaindre bruyamment, il replonge dans sa lecture. Assis sous la couverture, il lit et relit chaque ligne manuscrite. Manon-Tiphaine est plus bavarde qu’elle ne l’a jamais été. Elle lui dit de ne pas s’inquiéter, que Richard lui cherche un nouvel avocat pénaliste, que tout le monde s’active dehors pour lui. Le ton de sa lettre est joyeux, les mots réconfortants. Malgré la douleur de la séparation, il est heureux de constater que sa grande est forte, optimiste, courageuse. Il doit s’efforcer d’en faire de même.
La seconde enveloppe provient de sa mère. Plus courte, le contenu n’en est pas moins positif également. Une phrase revient encore : « On s’occupe de tout, prends soin de toi ». Pas de reproche, juste de l’affection, de la tendresse et beaucoup d’amour distillés entre les lignes.
Erwann s’oblige à abandonner sa lecture pour prendre sa douche et se préparer pour son premier rendez-vous avec la psychologue. Il réserve la lettre de sa compagne à un moment plus propice. Sa journée lui paraît un peu plus intéressante que celle d’hier. Ces deux premières lettres, porteuses de bonnes vibrations, l’ont mis de bonne humeur. Son moral remonte. Il faut qu’il tienne. Pour eux. Pour sa fille, pour Gwendoline, pour Richard et pour ses parents. Il le leur doit, coûte que coûte.
Juste avant de partir, il remplit son bon de cantine. Il a besoin de beaucoup de choses mais il doit tout d’abord se fournir en cigarettes, car il en doit plusieurs à ceux qui l’ont dépanné sur la cour de promenade. Comme partout, ici, les bons comptes font les bons amis. Et il va avoir besoin d’« amis » à l’intérieur.
Lorsque la commande est faite, il la donne au surveillant venu le chercher pour l’emmener à son rendez-vous. Erwann a hâte de parler, lui qui n’est pourtant pas connu pour être un grand bavard. Même s’il sait que cela ne suffira pas à rétablir la vérité, vider son sac lui fera du bien. Il a besoin de crier son innocence, de le dire, de le redire, et de le répéter encore et encore. Si la justice porte bien son nom, elle finira par lui donner raison.
— Monsieur Le Bihan, entrez.
Lorsque la femme d’une cinquantaine d’années lui demande comment il se sent, Erwann se définit comme : « révolté, choqué et complètement anéanti ». Après un bref état des lieux de sa situation, elle lui demande ce qu’il attend de ces séances.
— Pour le moment, j’aimerais parler des femmes qui m’accusent à tort, introduit-il fébrilement, de ce que j’ai vécu avec elles. J’aimerais connaître votre point de vue sur ce que j’ai fait, sur le comportement que j’ai eu, pour comprendre ce qu'il s’est passé, là où j’ai merdé. Car j’ai forcément merdé, sinon on ne m’accuserait pas de la sorte.
La thérapeute adhère à sa demande et lui propose de lui raconter les faits tels qu’il les a vécus.
Lorsqu’elle évoque les femmes qui l’accusent, elle se garde bien de les qualifier de « victimes », ce qu’Erwann apprécie. Cela lui évite de se sentir comme un bourreau. La psychologue lui fait d’ores et déjà bonne impression et le met à l’aise. Il est impatient de prendre la parole.
— Bien, dit-elle. Commençons.
Erwann admet d’emblée qu’il s’est très mal comporté avec ses « conquêtes », mais jamais au point de les forcer à faire quoi que ce soit. Il insiste dessus à plusieurs reprises, quitte à passer pour un vieux qui radote. Puis, il entre dans les détails.
La première des six de sa « liste rouge » s’appelle Marion Leblanc. C’est avec elle que tout avait débuté. Il l’avait rencontrée en avril, lors de son séjour à l’hôpital de Brest, où elle travaillait comme infirmière. Il venait de se faire opérer du visage et elle l’avait soigné durant sa convalescence. À cette époque, il souffrait davantage de sa rupture avec Gwendoline que de la blessure monstrueuse qui lui défigurait la moitié de la face.
Il était resté un mois dans son service. Le jour de son départ, Marion l’avait accosté à la sortie, en lui donnant son numéro de téléphone sur un bout de papier. Il n’y avait pas donné suite sur le coup, jetant le morceau déchiré dans la première poubelle venue. L’espoir fou que Gwendoline changerait d’avis et reviendrait sur sa décision l’animait encore.
Mais lorsqu’il était retourné à l’hôpital un mois plus tard, pour son rendez-vous de suivi médical, le courrier qu’il lui avait envoyé était resté lettre morte. La femme qu’il aimait ne voulait plus de lui et son cœur était définitivement brisé. La jeune et jolie infirmière avait réitéré ses avances, après l’avoir croisé dans le couloir. Blessé par la froideur de Gwendoline, Erwann n’avait pas eu le cœur de refuser la main tendue qu’on lui offrait si généreusement. Il avait enfin décidé de tourner la page, enfin... d’essayer de le faire.
Marion avait été délicate et prévenante envers lui, s’occupant de son pansement chaque fois qu’il en avait besoin. Lorsqu’ils faisaient l’amour, Erwann se rendait compte qu’il recevait beaucoup mais qu’il donnait peu en retour, mais la jeune femme ne semblait pas s’en offusquer. Il prenait ce qu’il avait à prendre sans trop se poser de questions, mais son cœur était fermé à toute implication sentimentale.
— À ce moment-là, même si je n’étais pas amoureux, j’arrivais encore à faire l’amour, précise-t-il. Je parvenais encore à être doux... même si ce n’était pas du tout comme avec Gwen.
En effet, il avait réussi à se montrer tendre sans effort, amoindri par ses blessures physiques et émotionnelles. Il avait apprécié leurs échanges câlins, la gentillesse dont elle avait fait preuve à son égard et sa volonté de l’aider à aller mieux. Elle possédait cependant un énorme défaut malgré toutes ses qualités : elle n’était pas Gwendoline, tout simplement. Marion lui avait confié ses sentiments naissants et attendait de la réciprocité. Mais Erwann, encore très épris de la nantaise, ne partageait pas cet attachement. Il conservait le secret espoir que Gwendoline lui revienne et ne voyait l’infirmière que comme un agréable passe-temps. Un jour, alors qu’elle avait voulu se projeter dans l’avenir avec lui, Marion avait eu le malheur de lui dire la seule phrase qu’il ne fallait pas, qu’Erwann n’était pas prêt à entendre.
— « Elle ne reviendra jamais », m’a-t-elle balancé à la gueule. J’avais envie de la gifler à ce moment-là, même si je ne l’ai pas fait, évidemment. C’était tellement mesquin de sa part, tellement... bas. Elle devait savoir qu’elle tirait sur une ambulance, que je n’étais pas prêt à encaisser cette vérité. Elle, qui avait fait preuve de tact tout au long de mon rétablissement, s’était soudain montrée cruelle ce jour-là.
Comme il le raconte, il était donc parti furax de chez elle, non sans oublier de balancer tout ce qui traînait sur la table où ils avaient pris un repas post-coïtal. Ces quelques mots maladroits avaient été le vrai déclencheur de son emportement, contrairement à ce qu’il avait annoncé au policier, lors de son interrogatoire. Lorsqu’il avait atteint sa voiture et posé ses mains tremblantes sur le volant, la haine lui brûlait la gorge et enflammait son ventre tel un feu grégeois.
L’infirmière l’avait relancé, avait fait amende honorable, l’avait prié d’oublier ces paroles malheureuses, mais Erwann, insensible à ses supplications, l’avait éjectée de sa vie, comme s’il avait eu peur d’être contaminé par ses pensées défaitistes, annonciatrices d’un mauvais présage. De plus en plus hermétique aux autres ou à leurs états d’âme, aveuglé par sa propre souffrance, il devenait de marbre, dur et froid.
— Je ne me suis jamais excusé d’avoir eu cette réaction excessive en envoyant tout balader dans son salon. Je n’avais plus de scrupule, plus de remords. Maintenant, en y repensant et en le racontant, évidemment j’ai honte. En plus, je savais qu’elle était dans une situation compliquée, avec un enfant handicapé et tout, mais sur le coup, j’étais devenu... un autre. Un enfoiré. Un vrai bon gros connard.
Après elle, toutes les autres femmes avaient été traitées avec discourtoisie, sans ménagement et sans égard.
— Je ne voyais plus en elles que de la chair fraîche, de la bidoche, voire pire encore.
— Pire ?
— Juste des chattes à baiser. Juste des corps à défourailler. Merde...
Erwann s’arrête, le visage soucieux.
— Ça vous ennuie quand je parle comme ça, peut-être ? s’inquiète-t-il en émergeant de ses souvenirs. Avec des mots vulgaires ?
— Non. Sentez-vous libre de parler comme vous le souhaitez. Si ce sont les mots qui vous viennent quand vous revoyez la scène, il faut les utiliser.
— C’est juste que c’est... la réalité. À cette époque, en tout cas, car je ne suis pas comme ça tout le temps, heureusement. Mais toute cette partie de ma vie est trash, et si jamais cela vous choque, je m’en excuse par avance.
— Aucun problème, Monsieur Le Bihan. J’ai le cuir dur, vous savez.
Il acquiesce, rassuré par le sourire qu’elle lui renvoie et amusé par la décontraction qu’elle affiche. Évidemment, elle a dû en entendre d’autres ici. Néanmoins, elle reste une femme, peut-être une féministe, et ce genre de discours doit forcément la révolter...
Voyant qu’Erwann se montre hésitant, elle l’encourage :
— Vous pouvez continuer ainsi.
Face au regard bienveillant de la psy, le détenu se détend et reprend. La seconde de la liste est une dénommée Clothilde Lepetit. Il se souvient d’elle. Une jolie métisse avec de superbes lèvres pulpeuses. Des yeux verts de chat qui s’étiraient en amande jusqu’à ses tempes dégagées. Une trentenaire qui se rêvait mannequin sur le tard. Très belle mais pas d’une conversation affriolante. Il l’avait invitée au cinéma pour éviter d’être obligé de discuter avec elle, mais le film n’avait pas retenu leur attention.
La jeune femme avait commencé à le branler dans la salle obscure, tandis qu’il avait glissé ses doigts entre ses cuisses. Sous le jupe courte et évasée, elle ne portait pas de culotte et mouillait abondamment. Pendant qu’il la doigtait innocemment, les yeux toujours rivés sur l’écran, elle s’était penchée sur son jean pour lui faire une flûte discrète. Bien cachés à l’ombre du dernier rang, il avait joui dans sa bouche. Il avait cru que leur séance privée s’arrêterait là mais, après une vingtaine de minutes, Clothilde était revenue à la charge.
Le film en était à plus de la moitié lorsqu’ils s’étaient éclipsés vers les toilettes. Il reconnait avoir adoré soulever sa jupe pour la prendre de dos, perchée sur ses échasses, ses jambes interminables gainées dans des bas de voile noire. Il l’avait baisée debout en lui cambrant les reins avant de s’enfoncer en elle comme un sauvage. Il l’avait bâillonnée de sa main autant pour la soumettre que pour lui éviter de gueuler. Certes, elle n’était pas aussi démonstrative qu’une autre de ses conquêtes, Anaïs, qui battait des records de décibels en la matière, mais ses gémissements sonores résonnaient fortement contre les murs carrelés. Il avait eu peur que leurs ébats ne couvrent le bruit des dialogues de la salle obscure et n’attirent des voyeurs. Il faut dire que leur petit scénario était bien plus excitant que celui qui passait sur grand écran.
— Malgré le fait qu’elle m’avait sucé un peu avant, j’ai réussi à venir en elle sans aucune difficulté.
— Utilisiez-vous des préservatifs ? demande la thérapeute en notant les informations.
— Toujours, sauf pour les fellations. J’en avais toujours un ou deux sur moi, dans mes poches ou dans mon portefeuille. J’étais devenu un vrai queutard, alors je prévoyais. Le sexe me permettait d’oublier le reste, ce qui n’allait pas. Et comme rien n’allait dans ma vie, je baisais tout le temps, jamais rassasié. Parfois, j’oubliais d’en prendre avec moi, mais mes conquêtes en avaient toujours au cas où, notamment l’autre fêlée d’Anaïs mais elle, on y reviendra plus tard.
Erwann ajoute qu’étrangement, il ne se masturbait presque plus, que cela ne l’intéressait plus. Il émet l’hypothèse que c’était une activité solitaire qui l’obligeait à se confronter à lui-même. Puis, suppose qu’il préférait s’en abstenir car la seule femme à laquelle il pensait lorsqu’il voulait se caresser était Gwendoline, ce qu’il devait à tout prix éviter, sous peine de sentir à nouveau son cœur se briser.
Lorsqu’il en a fini avec ses digressions, il reprend le fil de son histoire. Après cet épisode dans les toilettes du cinéma, il avait revu Clothilde trois fois avant de cesser tout contact. Bien que cette dernière ait souvent cherché à le rappeler, il avait fait le mort. Qualifiée de gentille mais opportuniste par le patient, elle lui avait semblé trop intéressée par l’aide qu’il pouvait lui apporter pour percer dans le mannequinat. Elle avait apparemment décrété qu’il allait la pistonner, étant en relation avec de nombreuses agences de la région. Mais Erwann n’avait voulu d’elle que son corps et n’était pas prêt à l’aider en quoi que ce soit d’autre qu’à lui faire prendre son pied.
— Et encore, ajoute-t-il à l’intention de la thérapeute. Même ça, je n’en avais rien à foutre.
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