Chapitre 52 : La première audition (partie II)

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Le lieutenant boit une nouvelle gorgée d’eau, retire ses lunettes, les nettoie et reprend, toujours sur le ton du maître d’école qui essaie de savoir pourquoi les devoirs n’ont pas été faits à la maison :

— Quand vous êtes avec une femme, qu’est-ce que vous lui faites, qu’est-ce qu’elle vous fait ?

Ça dépend qui est la femme, connard.

Erwann est écarlate. Rouge de honte et de colère, il sent ses joues le brûler. Sa cicatrice tiraille et le démange. Il la frotte doucement du dos de la main.

— Je ne sais pas quoi vous répondre. Les trucs habituels, j’imagine.

— Fellation, cunnilingus ? Toucher vaginal, anal ? Sodomie ? Ce genre de choses...

— Heu... Fellation, oui. Cunni, avec les femmes que vous m’avez citées, non, jamais. Toucher vaginal, oui, anal, non. Sodomie, une seule fois. Avec Mathilde, la serveuse de vingt-six ans. J’ai oublié son nom de famille.

Le lieutenant fouille dans ses dépositions et retrouve le procès-verbal concerné.

— Mathilde LeGuellec ?

— Oui, voilà. Elle, je l’ai sodomisée. C’est la seule. Je n’ai pas aimé. Ça me faisait mal.

— Pas de gel ?

— Non.

— Préservatif ?

— Oui. Toujours. Avec chacune et à chaque fois, quel que soit le rapport, sauf les fellations, bien évidemment.

Se faire sucer avec une capote, l’hérésie totale.

— Mathilde LeGuellec était couverte de traces de sperme lorsqu’elle a été se faire examiner par un médecin. Pourquoi ?

Ben déjà, pourquoi a-t-elle été voir un médecin, surtout ?!

— Elle m’a demandé d’éjaculer sur elle, sur ses seins.

Le visage impassible de l’officier ne trahit rien de ses émotions lorsqu’il retranscrit toutes les paroles de l’homme qu’il interroge. Il doit en entendre tous les jours des scénarios de cette facture. Ses oreilles ne doivent même plus y prêter attention.

— Êtes-vous sexuellement très actif ?

— Tout dépend. En ce moment ou à l’époque où je voyais ces filles ?

— Les deux.

— Actuellement, je suis en couple donc oui je suis actif. Normalement actif.

Erwann réalise que l’officier n’était pas là le matin-même, lors de son arrestation. Il reprend l’enquête en cours de route et n’a donc jamais fait la rencontre de Gwendoline. Il n’a pas non plus eu le plaisir de découvrir l’homme en face de lui complètement nu, ni de le cueillir au saut du lit alors qu’il était en train de se faire faire la plus belle pipe de toute sa vie.

Mauvais timing.

— Vous avez une compagne ? interroge l’officier, presque étonné.

— Oui.

— Depuis longtemps ?

Erwann se lance dans le récit de leur début de romance, puis de leur rupture qui avait duré cinq mois, durant lesquels avait eu lieu cette abominable période où il s’était transformé en sosie de Quentin, avant de redevenir lui-même lorsqu’il avait renoué avec Gwendoline. Dans un élan de franchise, il ajoute avoir eu de très nombreuses partenaires.

— Plus que six ? demande l’officier.

— Beaucoup plus que six.

— Combien ?

Le policier est sur le cul. Avec sa tronche fracassée, ce type arrive à lever des nanas aussi facilement ? Mais comment fait-il ? C’est insensé ! Il ferait peur à n’importe quelle femme avec un peu de plomb dans la cervelle ! Et elles s’étonnent après d’avoir des problèmes. Et pendant que les mecs gentils galèrent à décrocher un rendez-vous, ce genre d’énergumène serre tout ce qui bouge. Quelle bande de connes.

— Aucune idée, répond Erwann, sincère. Je sortais beaucoup. Plusieurs fois par semaine. Toutes les semaines.

— Dix, vingt, trente ?

— Franchement, je ne sais pas... peut-être... entre vingt et trente, je dirais.

Marylène Granjouan vient de découvrir le gros queutard que j’étais. Génial.

— Depuis que vous êtes en couple, vous voyez d’autres femmes ?

— Non, aucune.

Plutôt crever.

— Comment est votre sexualité avec votre compagne actuelle ?

Oulala, va pas sur ce terrain-là. Il est miné.

— Normale, répond-il, le regard plus noir que jamais.

— Pratiques ?

— Normales.

— Vous êtes accusé de viol, Monsieur Le Bihan, comprenez que toute votre vie sexuelle va être passée au crible, avec ou sans votre accord. C’est dans votre intérêt de parler.

— Caresses buccales, génitales, rapport vaginal, rien d’extraordinaire pour un couple.

En dehors du fait qu’avec elle, tout devient extraordinaire.

— Êtes-vous brutal ou agressif avec votre compagne actuelle ?

Erwann affiche un air offusqué. Son sang ne fait qu’un tour dans ses veines palpitantes.

Il est sérieux ce trou du cul ?

— Non, jamais de la vie. Bien sûr que non. Nos rapports sont ultra-soft.

Gwendoline s’en était assez plainte ces derniers temps pour savoir que son côté trop romantique l’avait vite gonflée. Non pas qu’elle s’attende à ce qu’il la prenne violemment comme l’autre siphonnée d’Anaïs, mais elle avait aimé son caractère impétueux au phare et le lui réclamait souvent désormais. Mais Erwann, encore dégoûté du comportement qu’il avait eu avec des dizaines de femmes, ne supportait pas l’idée d’être ainsi avec elle. Il ne voulait rien d’autre que de la douceur et de la tendresse entre eux.

Il avait voulu lui en parler à plusieurs reprises, mais les mots étaient restés coincés dans sa gorge. Il avait bien vu que cela la perturbait mais ne parvenait pas à lui confesser ses angoisses, ni leurs origines. Il avait encore trop honte. La seule fois où il avait réussi à être un peu plus... entreprenant, avait eu lieu la veille de son interpellation. Un comble. Vue la situation dans laquelle il se trouvait désormais, il n’arrivait même plus à imaginer à quoi allait ressembler leur intimité désormais... si toutefois ils la retrouvaient.

— Je suis très doux avec elle, très respectueux, mais demandez-le-lui, ce sera plus simple.

— Ce sera fait, rétorque le lieutenant. Mettez-vous bien dans le crâne que tout votre entourage va être interrogé Monsieur Le Bihan. Tout le monde, y compris votre famille, vos amis, vos clientes, vos modèles et même la boulangère chez qui vous achetez votre pain. On est bien clairs ?

Je m’en fous, je l’ai pas baisée, elle.

Erwann ne répond rien mais ses yeux plus perçants que jamais décochent des flèches invisibles. Le policier reste stoïque. Il est du bon côté, il s’en contrefiche de ses menaces silencieuses. Les doigts sur le clavier, il poursuit son audition :

— Les six plaignantes vous ont décrit comme une bombe à retardement. L’une d’entre elles, Gwénaëlle parle de manque de respect, d’insultes à son encontre, d’agressivité. Qu’avez-vous à dire ?

Ben déjà que c’est une sale fouine.

Il se souvient parfaitement de la petite blonde qui l’avait si bien pompé dans les toilettes du bar, lors de son billard avec Richard.

— Je n’ai pas le souvenir de l’avoir insultée, même si je reconnais que la situation était insultante pour elle. Je me souviens m’être énervé car elle me posait beaucoup de questions. Comme vous, là. Je lui ai dit que j’avais l’impression d’être chez les stups. Je l’ai dit en gueulant. Et j’ai quitté les toilettes en claquant la porte de toutes mes forces, oui. De l’extérieur, on aurait pu croire que j’avais été agressif avec elle, mais non.

— Vous étiez dans des toilettes tous les deux ? Pourquoi ?

— J’allais pas me faire sucer sur un billard, si ?

Bon, c’était peut-être pas le truc à dire. Calme et concis, putain. Désolé, Marylène.

L’enquêteur ne relève pas la remarque ironique et embraye :

— Marion Leblanc vous décrit comme violent chez elle. Vous auriez saccagé son appartement.

— Marion ? répète Erwann. Une infirmière, c’est ça ?

L’officier reprend ses notes et confirme.

— J’ai viré la table du petit-déjeuner, c’est tout. Je ne vois pas pourquoi elle dit ça.

— Ben si vous pétez tout chez elle, elle a peut-être des raisons de s’en plaindre, non ?

— Son appart, c’était déjà le bordel avant que j’arrive. De mémoire, elle a un enfant handicapé et elle avait l’air de bien galérer. J’ai juste dégommé la table.

— Pourquoi ?

— Je ne me souviens plus.

Je m’en souviens très bien mais je ne dirai rien.

— Si, je crois qu’elle avait fait une remarque sur ma cicatrice, un truc comme ça.

Le mensonge passe sans problème, étant donné que c’est une demie-vérité. Il en avait reçu un paquet de remarques désobligeantes sur sa balafre. Une de plus ou de moins...

— Toutes les femmes ont décrit des rapports brutaux. Avez-vous été violent ou agressif avec elles ?

— Violent avec Anaïs, l’une des plaignantes, oui. Brutal, ou plutôt sauvage avec les autres, oui, aussi. Je ne dirais pas agressif... non. Quand on agresse quelqu’un, on le menace, on le contraint, il me semble, donc non.

L’officier cherche la déposition de la plaignante numéro six, celle qui a le plus chargé le mis en cause. Anaïs Duval. Bien. Le procès-verbal sous ses yeux est très clair et assorti d’un certificat médical en bonne et due forme. Le photographe est cuit.

— Qu’entendez-vous par « violent » avec Madame Anaïs Duval ?

— Avec elle, c’était différent d’avec les autres. Elle aimait que je sois brutal au début de nos rencontres, puis violent vers la fin. Elle me demandait de la menacer, de lui faire peur, de la maltraiter.

— Vous l’avez fait ? Vous l’avez maltraitée ?

— Oui. Je lui ai mis des gifles fortes. J’ai mis un couteau sous sa gorge pendant que je la pénétrais. Et je l’ai fait uniquement parce qu’elle me l’a demandé. Je n’ai rien proposé, rien demandé, rien exigé.

— Vous avez pris du plaisir en faisant cela ?

Putain mais je te demande ce qui te fait bander toi connard !

Erwann est désabusé. Mais pour qui veut-on le faire passer sérieusement ? Sa gorge est sèche comme du papier de verre. Il réclame de l’eau, qu’on lui apporte. Menotté, il est détaché de sa chaise afin de boire son verre, tenu en respect par deux autres policiers. Puis, on l’attache à nouveau.

— Alors ? insiste l’officier. Vous avez pris du plaisir ?

— Pas forcément, dénie-t-il. Ça ne m’a pas excité plus que ça.

— Elle avait des marques après ?

— Juste des rougeurs, mais pas de bleus... Enfin, je n’en sais rien, je ne la voyais pas tous les jours, peut-être qu’il lui restait des marques légères, je ne sais pas, mais je ne la quittais pas blessée. Je ne l’ai jamais blessée.

— Vous la forciez ?

— Je faisais semblant de la forcer, à sa demande, nuance Erwann encore une fois. Toujours à sa putain de demande.

— Elle vous disait quoi, par exemple ?

Si tu savais ! Oh mais attends, tu vas savoir.

Le photographe ne ressent aucun remord à déblatérer sur Anaïs. S’il y en a bien une qui a dépassé les bornes, c’est elle. Les autres n’avaient jamais atteint son niveau, ni l’étendue de la folie qui habitait son ancien plan cul. Très distinctement, il énonce :

— Elle me disait : « cogne-moi », « tabasse-moi », « vas-y plus fort, connard », « défonce-moi »... ce genre de choses. La dernière fois que je l’ai vue... elle m’a même dit : « viole-moi ».

— Elle vous a dit : « viole-moi » ? répète l’officier, incrédule. Vous l’avez violée ?

— Bien sûr que non ! J’ai été... particulièrement... brutal... ce soir-là, oui. Je lui ai serré les poignets avec mes mains pour la maintenir en place. Je l’écrasais avec le poids de mon corps pour qu'elle ne bouge pas... je... je lui tirais les cheveux... mais je ne l’ai pas violée. Jamais ! Elle était d’accord, c’était une mise en scène et rien de plus. Si elle m’avait dit « arrête » ou « ça va trop loin », j’aurais tout stoppé, normal, quoi !

— C’est normal pour vous ça ?

Malgré toute la sincérité qu’il met dans ses explications, Erwann voit bien que chacune de ses paroles est jugée mensongère. Il a beau dire la vérité, en face de lui, le doute persiste. Peu importe que ses propos soient authentiques, depuis ce matin, six heures, personne ne veut le croire innocent. Son comportement est allé trop loin durant ces derniers mois. Il réalise que sa déposition n’a aucune valeur. Qui peut attester de la véracité de ce qu’il dit ? Elles sont six, il est seul. La peur au ventre, il prend la mesure de la situation et comprend qu’il est vraiment dans la merde. La panique le gagne, le faisant transpirer encore davantage.

Le policier boit son café froid et réitère sa question :

— Est-ce normal pour vous ce qui s’est passé avec Madame Duval ?

— Est-ce normal qu’une femme dise à un homme : « viole-moi » ?

— C’est moi qui pose les questions ici, Monsieur Le Bihan, le tacle l’officier. Est-ce que c’est normal pour vous de faire ça à une femme ?

— Non. Je ne l’aurais pas fait si elle ne me l’avait pas demandé.

— Donc vous reconnaissez que ce n’est pas normal ?

Erwann se tourne vers la porte, pour fuir le regard de celui qui l’interroge sans ménagement. Il se sent suffisamment mal comme ça depuis des mois pour qu’on vienne lui rappeler à quel point il a déconné. Ce flic, qui le regarde de ses yeux accusateurs, c’est comme si sa mauvaise conscience s’était matérialisée devant lui pour le rappeler à l’ordre.

— Monsieur Le Bihan ?

— Non, ce n’est pas normal, reconnaît Erwann, à bout. Bien sûr que non ! Mais elle était d’accord. Elle le voulait, et ça aussi c’est pas normal.

— Monsieur Le Bihan, Madame Duval nous a transmis la vidéo de son viol.

— Hein ? Quelle vidéo ?!

Son visage se décompose, lui laissant une couleur délavée de carrelage de salle de bain. Les yeux exorbités et les mains tremblantes, il attend fébrilement qu’en face de lui l’homme lui explique de quoi il retourne.

— Une vidéo qu’elle a réussie à faire lorsque vous étiez menaçant et qu’elle a eu peur pour sa vie...

— Quoi ?? tonne Erwann. Elle a eu peur pour sa vie ? Peur de qui, de moi ?

— À ce moment-là, vous êtes tous les deux chez vous, et vous l'empêchez de partir de votre villa de Crozon, voilà ce qu’elle a déclaré.

— Je l’ai surtout empêchée de venir chez moi, oui !

— Sur la vidéo, elle est chez vous Monsieur Le Bihan.

— Elle a fait une vidéo chez moi ? De nous en train de baiser ?

Mais cette meuf est complètement tarée, encore plus que ce qu’il croyait !

— Absolument, confirme le lieutenant. Elle explique qu’elle était séquestrée chez vous et...

— Séquestrée ? le coupe-t-il brutalement. Genre, je lui aurais dit : tu repars pas de chez moi ?

— C’est ce qu’elle déclare, oui.

— Alors que le lendemain matin, je l’ai quasiment virée à coups de pompe dans le cul pour la faire dégager, s’écrit Erwann le torse en avant. Cette meuf est complètement barrée, nom de Dieu !

Tandis que le policier continue de noter chaque mot qui sort de la bouche du mis en cause, un de ses collègues passe la tête dans l’embrasure de la porte. De toute évidence, les cris du mis en cause ont ameuté l’entourage. L’homme s’assure que tout se passe bien et reste debout dans l’encadrement de la porte, l’épaule appuyée contre le chambranle, les bras croisés. Tous les yeux sont tournés vers le Breton. Sentant la tension grimper d’un cran, l’avocate réagit et se redresse sur sa chaise :

— Je pense que mon client a besoin d’une pause.

— J’ai presque fini, argue le policier teigneux.

Son regard est froid et toujours aussi inquisiteur lorsque ce dernier reprend :

— Sur la vidéo, on vous voit en train de lui imposer des relations sexuelles brutales. Vous la menacez avec un couteau. Vous lui enfoncez votre sexe dans la bouche, vous...

— Heu, nan ! aboie Erwann, ulcéré. Elle me suce, c’est pas pareil !

— Sur la vidéo, vous lui enfoncez votre sexe dans la bouche de manière péremptoire.

— Putain mais c’est n’importe quoi ! Elle m’a dit : « fourre ta queue dans ma bouche, enculé ! » On l’entend pas ça dans la vidéo ???

Erwann s’époumonne mais l’officier face à lui reste impassible. Les mains au-dessus du clavier, il le regarde d’un œil suspicieux qui n’augure rien de bon. Le plus calmement possible, ce dernier annonce :

— Non, on ne vous entend pas, ni l’un, ni l’autre. Il n’y a pas de son.

— Ah bah tiens ! s’insurge le photographe en colère. C’est facile comme ça ! On fait dire ce qu’on veut aux images ! Génial !

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