Chapitre 53 : L’heure du choix
Lorsque la sonnerie de l’interphone retentit dans l’appartement, Gwendoline sursaute, le cœur battant. Il est presque onze heures. Elle abandonne le rangement qu’elle avait entrepris trois heures plus tôt et se dirige vers le Digicom, sur lequel elle appuie.
— Gwen, c’est moi.
— Monte.
Ne tenant plus en place, elle fait les cent pas sur le palier du huitième étage, le temps qu’il grimpe. Ce qu’il fait au pas de course, préférant utiliser les escaliers qu’attendre l’ascenseur, occupé. En la découvrant sur le seuil de la porte, le visage décomposé, les yeux rouges et gonflés, Richard repense à ce fameux jour de septembre où elle avait atterri devant son salon, blanche comme un linge. Erwann lui cause bien des malheurs, constate-t-il malgré lui. Avec un sourire forcé, il répond à son salut, puis la prend dans ses bras. Tremblante de froid et de nervosité, elle le laisse faire et lui rend son étreinte, appréciant la chaleur naturelle que dégage son corps robuste. Elle ferme les yeux, soulagée de se sentir enveloppée par cette présence rassurante, bienveillante, après ces heures glaciales passées seule à tourner en rond dans l’appartement vide. Elle le respire ouvertement, apaisée par son odeur de mâle, chaude et virile.
— Désolé si je suis crade, mais je n’ai pas pris le temps de me doucher ce matin. Et j’étais avec mon mec cette nuit.
— T’inquiète. Tu sens le fauve, j’aime bien.
Il sourit, amusé.
Aussitôt après l’arrestation d’Erwann, Gwendoline avait contacté son meilleur ami. C’était la seule personne de son entourage dont elle possédait le numéro de téléphone. Malgré l’heure matinale, à peine plus de six heure trente, Richard avait répondu aussitôt. Alban dormait encore à côté de lui, allongé sur le ventre, à peine troublé par la sonnerie du téléphone et la discussion à bâton rompu qui s’en était suivie. Elle lui avait tout raconté de manière décousue, entre pleurs et panique, et Richard l’avait tout de suite rassurée :
— J’arrive, avait-il dit en sautant dans un jean et un pull.
Une fois de plus, l’ami de toujours avait été réactif lorsqu’Erwann en avait eu besoin. Il avait confié l’ouverture et la gestion de son salon à sa collègue, avant d’enquiller trois heures et demi de route, pied au plancher. Sa Volvo gris métallisé avait tracé sans pause sur la nationale, et il était à peu près sûr de s’être fait flasher par un radar automatique.
Après son coup de fil à Richard, Gwendoline avait prévenu sa mère, qui gardait Emma depuis la veille. Surprise par cet appel matinal, la mamie avait reposé le café qu’elle s’apprêtait à boire, tandis que l’enfant dormait encore à l’étage. Sans vouloir donner la véritable raison de ce changement de programme, Gwendoline lui avait ordonné d’envoyer la gamine à l’école. Sa mère, déconcertée, avait demandé ce qu’elle devait dire au directeur :
— Explique-lui juste que nous avons eu un contretemps qui nous oblige à annuler nos projets.
— Et Emma ? Je lui dis quoi ?
— Rien, avait soupiré la maman. J'aurai une discussion avec elle plus tard.
Gwendoline ne pouvait quitter l’appartement et les rejoindre pour avoir cette conversation de visu, car elle ne savait pas comment fermer le duplex de son compagnon. Il était protégé par un système de sécurité ultrasophistiqué, verrouillé par un code à huit chiffres, que seul Erwann connaissait. Heureusement, Richard possédait une mémoire visuelle et pensait s'en souvenir, en ayant les yeux sur le boitier, comme il le lui avait indiqué au téléphone.
En attendant l’arrivée de ce dernier, Gwendoline avait envoyé un message à sa mère, à l’heure de l’ouverture de l’établissement scolaire, pour prendre des nouvelles d’Emma. Bien évidemment, en apprenant l'annulation de leur week-end, sa fille avait très mal réagi. Il aurait difficilement pu en être autrement. Contrainte de préparer son cartable plutôt que son sac Mickey, elle était partie à l’école en pleurs, ne comprenant plus rien à ce qui se passait. Elle s’était tellement réjouie de leur séjour à Disney que la déception était proportionnelle à son enthousiasme durant la semaine.
Gwendoline s’en voulait à mort. Mais aussi à Erwann. Elle ne pouvait s’empêcher de le maudire en pensant à la situation dans laquelle il les mettait tous.
Richard avait appelé Manon sur la route avec son kit main libre. Lui, en revanche, avait donné la véritable version de ce changement de dernière minute à l’adolescente, en essayant d’être le plus optimiste possible. Mais la jeune fille avait eu la même réaction qu’Emma et, au téléphone, ses larmes lui avaient fendu le cœur malgré la distance. Richard l’avait informée qu’il se dirigeait vers Nantes pour venir les chercher, Clara et elle, afin de les rapatrier sur la presqu’île.
— Mais d’abord, je passe chez ton père. Il faut que je parle avec Gwen de ce qui s’est passé. Elle était là, elle saura m’expliquer. Je reviens te chercher après.
— D’accord, avait répondu l’adolescente en reniflant.
Maintenant qu’il est sur les lieux, une Gwendoline encore ébranlée dans les bras, Richard essaie de comprendre. Il lui demande de lui raconter l’intervention des forces de l’ordre, ce qu’elle fait sans attendre, heureuse de pouvoir déposer une partie de son fardeau sur les épaules solides du coiffeur. Richard l’interroge patiemment, sans la brusquer. Question après question, elle répond le plus clairement possible, puis se détache de son corps et lui demande de rentrer dans l’appartement. Là, elle lui mime l’attitude de l’un ou l’autre des protagonistes, récitant les répliques de chacun pour mieux lui rejouer la scène. Richard hoche la tête au fur et à mesure, une main sur la bouche, les bras sur le torse. Muet, il affiche un visage soucieux mais concentré.
— Je suis sûre que c’est un coup de Quentin, termine-t-elle d’un ton brusque.
— Quentin ? répète-t-il, étonné. Mais qu’est-ce qu’il aurait à voir là-dedans ? On ne l’a pas revu depuis des plombes et cette semaine, son salon était fermé. C’est la première fois que ça arrive, d’ailleurs.
Sans le savoir, en disant cela, Richard ne fait qu’ajouter de l’eau au moulin de la rancœur de Gwendoline.
— Comme par hasard, renchérit-elle en colère. Quel pleutre ! C’est forcément lui qui est derrière tout ça ! C’est quand même étrange qu’il disparaisse en ce moment, justement quand Erwann se fait embarquer par les keufs.
— Nan, mais Gwen, je ne pige pas là. Ils ne se sont pas vus depuis des mois. Quel est le rapport ?
Elle passe ses mains sur ses joues pour essuyer les traces humides en train de sécher sur sa peau. Ses gestes saccadés trahissent son énervement.
— Ils ont passé huit jours ensemble ici, tu ne le savais pas ?
— De quoi ? rétorque-t-il sidéré. Ils se sont revus ?
Elle opine du chef, l’œil vif, ravie de son petit effet.
— Ah bah, tu m’en apprends une bonne ! Je n’étais pas du tout au courant, bordel ! Erwann ne m’en a pas parlé, il m’a seulement appris pour son fils !
L’espace d’un instant, une chape de plomb s’abat sur eux.
— Son fils ? répète-t-elle, stupéfaite, les yeux ronds comme des billes.
Putain de bordel de merde. La gaffe.
Son regard éberlué le fixe lorsqu’elle repose sa question :
— Quel fils ?
Le cœur de Richard rate un battement. Alors là, il a fait fort, le con, se morigène-t-il intérieurement. Gwendoline le dévisage, toujours stoïque, les bras ballants. A-t-elle bien entendu ? Une boule se forme au creux de son ventre au fur et à mesure que l’image d’un petit garçon naît dans son esprit... Erwann a déjà un fils... les mots résonnent en elle, dans un écho lancinant. Un fils... Elle pose machinalement les mains sur son ventre, ce qui n’échappe pas à Richard, toujours silencieux. Les femmes, les modèles... Erwann a déjà un fils ? À la recherche d’un détail qui lui aurait échappé, elle observe le visage de l’homme en face d’elle se décomposer. De ses yeux inquisiteurs, elle remarque son regard fuyant, ainsi que son teint de plus en plus blême. La culpabilité envahit la face du meilleur ami d’Erwann. Ce dernier secoue la tête.
— Merde... souffle-t-il entre ses dents.
— Quel fils ? réitère-t-elle, les cordes vocales vibrant dans les aigus.
— Gwen... J’avais oublié qu’Erwann ne t’en avait pas encore parlé... C’est pas à moi de le faire. Je ne peux rien dire.
— Quel fils ? insiste-t-elle, la voix cassée.
Le menton tremblant de plus belle et les yeux mouillés de larmes, elle attend une réponse, droite et raide, comme clouée à un pilori.
— Putain, quel con...
— Richard, s’il te plaît, dis-moi la vérité, le supplie-t-elle désormais.
Les larmes, nombreuses, dévalent le long de ses joues. Elle attend qu’il parle, le cœur en miettes, le regard noyé de désespoir. Elle doit savoir, elle doit comprendre. Voyant qu’elle n’en démordra pas, Richard se plie, de mauvaise grâce, au jeu dangereux des confidences :
— Erwann a reçu la visite d’un jeune homme l’autre soir... dimanche dernier, je crois. Le gosse est majeur et s’appelle Anthony. Erwann vient juste de découvrir qu’il était son père... tu te doutes bien que cela lui a fait un choc. Il préférait attendre pour t’en parler parce qu’il ne le connaît pas ce gamin. Il voulait te protéger, en attendant d’en savoir plus.
— Me protéger ? reprend-elle, ironique. En me mentant ?
Le sarcasme qui perce dans sa voix n'échappe pas à Richard, qui comprend sa déception.
— Ouais, je sais, confirme-t-il en se frottant le visage. C'était pas sa meilleure idée... Mais je t’assure qu’il l’a fait parce qu’il avait juste besoin de temps pour digérer tout ça... Il ne voulait pas... te cacher des choses.
Il jauge l’état de Gwendoline, complètement dévastée, coite, les larmes ruisselant sur sa peau, et s’approche lentement. Délicatement, il la reprend dans ses bras. Pose sa main sur sa tête et l’amène contre lui pour la consoler de nouveau. Elle fond en larmes dans une plainte déchirante. Richard imagine qu’aujourd’hui, pour elle, la coupe est pleine. Il resserre doucement son étreinte, caresse ses cheveux et... attend que ça passe. Ce qui finit par arriver lorsque, la joue posée contre son torse, elle déclare :
— Il n’a pas arrêté de me mentir.
— Gwen... Il ne l’a pas fait pour te faire du mal, je te le promets. Il avait juste peur.
— Il m’a menti aussi pour toutes ces femmes...
Ohlala terrain glissant.
Richard reste muet. Rien de ce qu’il dira n’aidera son meilleur ami. Il n’a aucune idée de la teneur exacte des propos qu’a tenu ce dernier à sa compagne, mais il sait qu’il avait minimisé les choses. C’est ce qu’il lui avait confié au lendemain de leurs retrouvailles.
Ressentant la crispation émanant de son corps solide, Gwendoline se dégage des bras puissants du coiffeur et commence à arpenter la pièce, son regard perdu se posant çà et là. Elle n’a pas tout remis en place dans le duplex et la trace du passage des policiers est encore visible. Tournée vers la baie vitrée, elle renifle en s’essuyant les yeux. Puis poursuit :
— D’abord les modèles qu’il m’a cachées, ensuite les flics... et maintenant un fils...
— Les modèles ?
Bon, que sait-elle ?
— Erwann a couché avec des modèles et ne me l’a jamais dit. J’ai attendu qu’il m’en parle, qu’il me dise la vérité de lui-même... je ne voulais pas lui tirer les vers du nez. J’espérais qu’il soit franc, mais il ne l’a pas fait.
— Il a eu peur. C’est la seule raison qui l’a poussé à agir ainsi, crois-moi.
Agacée de l’entendre prendre sa défense, Gwendoline attaque :
— Tu savais pour les modèles qu’il a baisées ?
D’abord hésitant, Richard décide de jouer cartes sur table, tout en se gardant bien d’en dire plus qu’il n’en faut. Pas question que sa compagne se détourne de lui à l’heure qu’il est. Erwann va avoir besoin d’elle et plus que jamais. À contrecœur, il reconnaît que pendant plusieurs mois, il avait assisté à un grand n’importe quoi de la part de son meilleur ami, qui n’allait vraiment pas bien. Il avait eu beau l’engueuler pour le ramener à la raison, Erwann ne l’avait pas écouté. Ou pas beaucoup, en tout cas.
— Alors, les accusations de viol sont vraies.
— Nan, réagit aussitôt Richard. Ça non, c’est faux !
— Tu l’as dit toi-même : il a fait n’importe quoi.
— N’importe quoi, mais pas ça. C’est pas Erwann, ça !
La voix s’élève, résonne dans le silence de l’appartement vide. Ils sont dans le salon, l’un en face de l’autre, se dévisageant en chien de faïence. Elle émet un rire sardonique.
— Qu’est-ce qu’on en sait ? demande-t-elle. Qu’est-ce qu’on connait de lui ? Moi, il m’a caché des choses, et à toi aussi, d’ailleurs... regarde, pour Quentin, il ne t’a rien dit. Tu vois bien qu’il nous mène en bateau.
— Gwen, tu es complètement sonnée par ce qui vient de se passer avec l’interpellation, et maintenant avec ce que je viens de te dire, et c’est tout à fait normal. Mais on parle d’Erwann, là. Tu peux lui reprocher beaucoup de choses, mais pas ça. Je le connais, il ne ferait jamais ça. Je ne sais pas pourquoi on l’accuse de telles horreurs mais je peux te jurer qu’il n’a jamais violé personne. Ça, j’en suis sûr et certain. Il s’est mal comporté, ok, mais pas à ce point-là.
Richard se tait un instant, les yeux brillants. Sa gorge se serre et s’assèche tant l’émotion le gagne. Il a du mal à déglutir sa salive. Il vient de réaliser la gravité de la situation dans laquelle est plongé son meilleur ami. Lui reviennent alors en mémoire les épisodes de ces derniers mois, le comportement jusqu’au-boutiste d’Erwann, plongé dans une dépression qui ne disait pas son nom. Il repense à ses yeux constamment perdus, à son attitude désœuvrée et à son vague à l’âme permanent. Sa tristesse ne l’avait plus quitté après le rejet de sa compagne. Richard avait eu peur pour son meilleur ami. Une peur sourde, pesante, dont il ne parlait pas, mais qui le hantait quotidiennement. Erwann avait perdu pied sous ses yeux, et rien n’avait semblé le faire remonter à la surface. Rien, hormis le retour de Gwendoline, in extremis.
Richard prend conscience du réel danger qui les guette. Des trémolos dans la voix, il continue :
— Si on le laisse tomber maintenant, Gwen... si tu le laisses tomber maintenant, c’en est fini de lui. Tu es libre de faire ce que tu veux, bien sûr. Tu es libre de le quitter sur le champ si c’est ce que tu souhaites, mais... je te le demande : si tu l’aimes, ne le fais pas. Moi, je ne l’abandonnerai pas. Et tu sais pourquoi ? Parce que si je l’abandonne, je sais qu’il se foutra en l’air.
Les mots se répercutent entre les murs, se glissent entre eux, en eux, tout comme l’angoisse qui les accompagne... Touchée par ces dernières paroles, Gwendoline se mord les lèvres, les yeux humides. Elle hoche la tête, vaincue. Dans un dernier effort, elle tente de retenir de nouveaux sanglots, mais abdique, submergée par l’émotion. Voyant que Richard écrase quelques larmes, elle se précipite dans ses bras.
— On ne peut pas le laisser dans ce merdier, parvient-elle à dire enfin.
— Je ne sais pas comment on va s’y prendre mais il faut qu’on le sorte de là, déclare-t-il à son tour. C’est une erreur, Gwen, je t’assure qu’il n’a jamais commis ce qu’on lui reproche. Pas Erwann. Tu peux avoir confiance en lui. Ils vont vite se rendre compte que toute cette histoire ne tient pas debout.
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