Chapitre 42 : La main tendue
— J’ai grandi avec lui, Gwen, il fait partie de ma famille, que je le veuille ou non.
Elle se retient de lui faire remarquer qu’il existe justement une expression selon laquelle on choisit ses amis, mais pas sa famille. Faisant fi du regard dubitatif de sa compagne, Erwann commence à déshabiller Quentin. Puis jette ses vêtements dégueulasses dans un sac poubelle.
— Je vais le laisser en caleçon.
— Oui, j’aimerais autant, plaisante-t-elle en lavant le tatoueur à l’aide d’un gant de toilette.
Une fois dévêtu et à peu près nettoyé, ils le portent à l’étage et l’installe dans la chambre d’ami. Peu occupée jusqu’ici, celle-ci affiche une décoration spartiate qui tranche avec le reste du duplex.
Quentin gît dans le lit, à moitié endormi, à moitié délirant, une cuvette propre posée à côté de lui. Erwann appelle SOS médecin mais ce dernier, après avoir écarté le risque d’un coma éthylique, ne peut proposer qu’une surveillance rapprochée. Une sérieuse gueule de bois n’est pas considérée comme un cas grave. Il leur conseille juste de le faire boire au maximum pour éviter la déshydratation.
Lorsqu’il raccroche, elle l’apostrophe :
— Va te laver s’il te plaît. Tu schlingues.
— Mais où est donc passée mon adorable compagne ?
— Elle s’est fait la malle à la minute où tu l’as laissé rentrer, lui, dit-elle en riant.
— Je vois ça, oui. Je ne te savais pas rancunière.
— Je ne le suis pas, réplique-elle en s’asseyant dans le fauteuil à droite du lit. Mais ce mec me sort par les yeux. Néanmoins, je vais veiller sur lui pour qu’il ne s’étouffe pas dans sa gerbe. Je ne voudrais pas avoir sa mort sur la conscience. Tu peux te doucher tranquille.
— S’il était branché à un respirateur, je ne te laisserai pas dans la même pièce que lui sans surveillance.
— Ah ah. Très drôle. Je ne fais pas de mal aux gens. Ils sont bien assez grands pour s’en faire eux-mêmes. La preuve.
Son regard explicite se pose sur le gisant, qu’elle détaille comme si c’était un tas de boue séchée.
Dans un effort pour faire passer la pilule de la présence de Quentin auprès d’eux, Erwann propose à Gwendoline de lui apporter son petit-déjeuner en haut, ce qu’elle refuse catégoriquement étant donné qu’on lui a coupé l’appétit, merci bien. Elle réclame juste le livre qu’elle a commencé la veille, en précisant qu’il est hors de question qu’elle perde son temps à regarder cet idiot dessoûler. Erwann le lui rapporte, tout sourire, avant de l’embrasser sur le front et de filer sous la douche, afin d’effacer cette abominable odeur pestilentielle qui s’accroche au bas de son corps.
Lorsqu’il en ressort, frais lavé et vêtu de fringues propres, il la trouve toujours au même endroit, le nez plongé dans son roman. Elle relève la tête, appréciant ce qui apparaît dans l’encadrement de la porte :
— Beaucoup mieux.
— Comment va-t-il ?
— Toujours pareil, répond-elle sèchement. Inutile.
Gwendoline pose sa main fraîche sur le front chaud et transpirant du patient, qui continue de geindre dans un demi-sommeil.
— Il n’a pas de fièvre.
— Pourtant, il a l’air de délirer, déclare Erwann en affichant un air inquiet.
— C’est pas comme ça quand on prend une cuite ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais été dans cet état-là.
— Tant mieux, c’est déplorable.
Erwann constate le mépris qu’elle a pour les personnes alcoolisées, sans parler de la panique qui l’a saisie avant l’arrivée de Quentin. Ses réactions excessives, dignes d’un traumatisme, et sa froideur l’interrogent. Quelque chose a dû la rendre hermétique à toute forme de compassion pour ceux qui picolent plus que de raison. Ou qui picolent tout court, d’ailleurs.
Il s’installe de l’autre côté du lit. Voyant que Gwendoline ne replonge pas dans son livre, il saisit l’occasion pour la questionner :
— Ton père buvait, non ?
— Oui. Comment tu le sais ?
— Je ne sais pas... tu détestes l’alcool et tu n’es pas à l’aise en présence de personnes ayant bu... Et ton discours est intransigeant. On sent que tu en as souffert.
— Mon père était alcoolique. Il s’est suicidé à quarante-cinq ans, mais en paraissait soixante-dix. La dernière image que j’ai de lui c’est celle d’un ivrogne avachi par terre dans un bus. Sans parler de mon frère mort dans un accident de voiture après une soirée trop arrosée. Tu crois que ça n’est pas suffisant pour me dégoûter à vie de la boisson ?
— Si, évidemment. Je ne savais pas tout ça et je suis désolé de l’apprendre... ça a dû te marquer.
Elle change de position dans le fauteuil où elle a élu domicile, ramène ses jambes contre sa poitrine et serre ses bras autour en expirant tout l’air de ses poumons.
— Je ne comprends pas cette société, Erwann, dit-elle, la voix dure. On glorifie une substance qui ne cause que des malheurs sous couvert de convivialité, de bonne ambiance, de fête... c’est ridicule.
— Tu n’as pas besoin de me convaincre, crois-moi. Alice buvait pas mal quand je vivais avec elle et j’ai commencé à suivre le même chemin, même si cela ne me plaisait pas. J’ai arrêté par la suite.
— Pourquoi l’avoir fait alors ?
— Aucune idée. Par conformisme, j’imagine. Parfois, je ne comprends pas mes réactions. Je ne suis pas comme toi, avec ta force de caractère qui te permet d’imposer tes points de vue aux autres, en te contrefichant de ce qu’ils pensent. J’admire le fait qu’il te soit si aisé de faire des choix peu orthodoxes, de les assumer et de les revendiquer, mais tout le monde n’a pas cette force. Moi, le premier.
— Bien sûr que tu l’as. C’est là où tu te trompes. Tout le monde l’a en réalité. Mais il faut en avoir conscience et l’exploiter plutôt que se laisser porter par la vie telle une girouette qui tournoie au gré du vent.
— Tu vois, j’ai vu juste. Tu m’as traité de girouette quand je suis venu te voir à l’hôpital et c’était la vérité. Je suis sensible à l’opinion des gens, plus sensible que toi, visiblement. J’ai honte de ma cicatrice, je buvais pour faire comme mon ex-femme, sans parler de l’homosexualité de ma fille qui me dérange.
— Sérieusement ? demande-t-elle surprise. Pourquoi ?
— Elle sera toujours regardée de travers et tu le sais très bien.
— Oui, mais il faut que ça change, non ?
— Bien sûr et je la défendrai, évidemment, mais, à choisir, je la préfèrerais hétéro.
— C’est un vrai défi, je comprends. Dès qu’on ne rentre pas dans les petites cases, tout devient compliqué.
Gwendoline reporte son attention sur Quentin qui s’agite sur sa couche.
— Il a trop chaud, il transpire. Je vais chercher une bassine d’eau froide.
Elle revient, armée de ses ustensiles d’infirmière, et trempe le gant de toilette dans l’eau fraîche, avant de le lui appliquer sur le front dont elle dégage les mèches rebelles. Le tatoueur est brun aux yeux bleus et même s’il n’est pas à son avantage aujourd’hui, elle peut voir que c’est un bel homme. Avec son visage fin et bien dessiné, elle comprend qu’il plaise aux femmes.
Erwann lui avait présenté Quentin comme le plus dragueur et le plus instable de ses deux meilleurs amis, tandis qu’il avait défini Richard comme un romantique refoulé. Quentin a l’air très mal dans sa peau. La séduction n’est qu’un moyen pour ceux qui ont une piètre image d’eux-mêmes de se rassurer. C’est une façon d’oublier leur mal-être, leur vide intérieur. Chacun utilise ses méthodes pour panser ses blessures. La souffrance du tatoueur suinte par chacun de ses pores. Si elle n’était pas aussi en colère contre lui, elle ressentirait de la peine à son égard.
Erwann se lève et ouvre la fenêtre de la chambre pour laisser l’air frais entrer, ce qui soulage la pièce qui commence à empester la maladie. La brise automnale amène une bouffée de fraîcheur agréable et chasse l’odeur nauséabonde qui s’est répandue autour d’eux. Il se rassoit et pose son menton dans sa main, dans une posture désabusée.
Il repense à la conversation qu’il avait eue avec Richard, juste avant son premier shooting avec Gwendoline, en avril. Ce dernier lui avait fait remarquer que Quentin buvait beaucoup plus que d’ordinaire et qu’il n’avait pas l’air dans son assiette. Mais Erwann avait été plus intéressé par sa romance naissante que par ses problèmes d’alcoolo, et n’avait pas pris le temps de lui en parler, ce qu’il regrette désormais.
— Il a forcément appris quelque chose de grave, commente-t-il d’un air coupable.
— Comme ?
— J’en sais rien... On lui a peut-être décelé un cancer ou un truc de ce style. Une MST incurable, le dass, n’importe quoi qui fout le moral en l’air. J’aurais dû m’en inquiéter avant. En tant que pote, je n’ai pas été très présent. J’ai même été franchement à chier.
— Donc tu te rattrapes aujourd’hui... suppose-t-elle.
— Je ne peux pas le laisser comme ça, Gwen. Je sais qu’il a été odieux avec toi et je ne l’excuse pas, tu le sais bien, j’en porte la preuve sur le visage... mais pour le reste, c’est mon ami d’enfance... Il a ses défauts mais...
— Il t’a aidé après ton divorce, termine-t-elle pour lui.
Elle connait le rôle qu’ont joué les deux amis d’Erwann à cette époque difficile.
— Mais quand vous vous êtes battus, il n’y a que pour toi que les choses ont mal tourné.
— Non, lui aussi était mal en point. Il a eu la mâchoire fracturée et plusieurs côtes pétées.
— Ah oui, quand même, rétorque-t-elle avec des yeux ronds.
Sauvage.
— Comment l’as-tu su ? demande-t-elle.
Richard avait tout raconté à Erwann après son opération du visage, en salle de réveil. Il lui avait montré le sms écrit par Quentin, qui n’avait plus eu que cette option de communication au vu de sa mâchoire démontée. Alerté par le message lui intimant de venir de toute urgence, Richard avait abandonné son salon et débarqué au domicile saccagé du tatoueur pour porter secours aux deux combattants amochés. Il avait d’abord emmené Erwann jusqu’à sa voiture, le visage sanguinolent de celui-ci pendant de part en part de la coupure, avant de les conduire tous les deux en trombe jusqu’à l’hôpital. Erwann était évanoui sur la banquette arrière, tandis que Quentin, sur le siège passager, hurlait à chaque passage de dos d’âne qui réveillait la douleur de ses côtes brisées.
Erwann interrompt son récit lorsque Quentin se met à remuer. Il gémit et baragouine quelque chose d’incompréhensible. Les deux gardes malades se penchent vers lui et tendent l’oreille mais aucun ne saisit ce qu’il dit.
Gwendoline attend la suite de l’épisode, impatiente de découvrir le fin mot de l’histoire. Erwann n’avait pas l’air décidé à lui en parler jusqu’ici, mais il semble aujourd’hui plus bavard. Embarqué dans ses souvenirs, celui-ci poursuit : lorsqu’il avait repris connaissance, il était perfusé, défoncé à la morphine, la tête comme un ballon de baudruche presque entièrement bandé et Richard se tenait là, telle une bonne fée penchée au-dessus de son lit. Quentin avait exigé du coiffeur qu’il reste auprès d’Erwann. Après ça, le tatoueur était parti se faire opérer, n’espérant personne à son chevet.
La voix plus émue qu’il ne l’aurait voulu, Erwann déclare :
— Sur le coup, aveuglé par la souffrance de t’avoir perdue, je lui en voulais à mort. Mais, quand je réalise ce que je lui ai mis dans la tronche, sa réaction ensuite, sachant qu’il m’a secouru alors qu’il aurait pu me laisser crever, c’est à moi que j’en veux désormais.
— C’est toi qui as commencé ?
Erwann opine du chef, l’air encore plus coupable que précédemment. Les yeux sur le convalescent, il raconte comment il avait débarqué chez Quentin, après sa visite au CHU de Nantes. Fou furieux, il avait commencé par mettre sa baraque à sac, avant de s’attaquer à lui refaire le portrait à coups de poing. Quentin avait essayé de l’arrêter en lui jetant des morceaux de verre brisé. Son objectif avait été de le stopper dans sa folie destructrice, pas de le défigurer. C’était de la légitime défense, renchérit Erwann. Quentin n’avait par la suite jamais porté plainte contre son agresseur, prétextant que les deux amis s’étaient bagarrés avec une bande qui voulait les dépouiller. Satisfaite par ces explications, la police n’avait pas ouvert d’enquête et l’histoire en était restée là.
— Malgré le fait que je l’ai tabassé, Quentin m’a... protégé, conclut Erwann, dépité.
— Oui... évidemment. Ça pèse dans la balance, j’imagine.
— C’est à mon tour de faire quelque chose pour lui. Je pense qu’il a traversé une mauvaise passe mais comme personne ne l’a aidé, il a sombré. Si tout le monde me tournait le dos, je sombrerais aussi.
— Ça n’arrivera pas. Par contre, il faut que tu te fasses accompagner. Toi non plus tu ne vas pas bien. Encore que tu ailles nettement mieux que celui-là.
Elle se fend d’un rire jaune en désignant le convalescent d’un mouvement de tête.
— Parce que je t’ai toi, ainsi que Richard et ma fille, évidemment. Sans parler de mes parents qui sont toujours là pour moi. Mais lui est en froid avec sa famille, il n’a pas de meuf et personne en dehors de nous, ses potes. Et on l’a abandonné.
Quentin s’agite et grogne dans son état de semi-conscience. Gwendoline rapproche la cuvette, prête à dégainer, au cas où. Fausse alerte.
— Je veux connaître la raison de son état. Il a maigri, il boit trop. Il était sans cesse bourré ou en train de cuver les dernières fois où je l’ai vu. Il ne picolait pas autant avant. Enfin... si, il picolait grave, avec Richard, mais il tenait mieux l’alcool. Soit il a augmenté les doses, soit son corps supporte de moins en moins... Je ne sais même pas comment il est parvenu à continuer à travailler dans ces conditions.
Et pourtant, nombreux sont ceux qui y arrivent, pense-t-elle pour elle-même. Jusqu’au jour où la machine s’enraille et où un accident grave met fin au problème, en ruinant toutes les vies concernées de près ou de loin. Ce qu’elle se garde bien de préciser à Erwann qui a besoin de vider son sac et de redorer le blason de son meilleur ennemi.
Le visage rempli de nostalgie, Erwann se remémore combien Quentin, promulgué parrain de Manon-Tiphaine, avait été prévenant avec sa fille lorsque le photographe partait en déplacement pour le travail. Jouant son rôle à la perfection, il emmenait régulièrement la gamine au fast food, pour lui changer les idées et lui offrir une présence masculine salutaire. L’enfant l’appréciait énormément, et Quentin se reconnaissait certains talents pour amadouer les gosses, les divertir en faisant le clown et leur apprendre un langage un peu trop fleuri au grand dam des parents.
— Et maintenant ? demande Gwendoline, curieuse. Ils ne sont plus proches ?
— Moins depuis qu’elle a grandi et que Bud est devenu son confident. Et puis, le comportement ordurier de Quentin envers la gent féminine lui a posé problème, tu t’en doutes. On ne peut pas la blâmer. Mais tu vois, même ça, j’ai eu mon explication. Quentin a été très amoureux d’une femme, comme quoi tout arrive.
Il rit malgré lui, avant d’ajouter que la femme en question l’avait quitté pour son frère avec lequel elle était désormais mariée.
— Bien sûr, ça ne justifie pas qu’il se soit comporté ainsi avec les autres, mais aujourd’hui, avec ce que j’ai traversé, je ne peux plus lui jeter la pierre. J’ai agi exactement comme lui. Peut-être même pire que lui. Sauf que toi tu m’acceptes encore. C’est ce qui m’a sauvé. Sinon, je serais où à ton avis ? Dans le caniveau, crois-moi.
— Donc, selon toi, il a besoin d’une compagne ?
— Si déjà il avait pu compter sur ses amis, il n’en serait peut-être pas là aujourd’hui.
— Tu n’en sais rien. Il aurait pu rejeter votre aide.
— Mais personne ne lui a tendu la main...
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