Chapitre 43 : Meilleure amie
La séance commence par les habituelles respirations conscientes durant lesquelles Gwendoline se reconnecte à son corps physique. Elle se concentre sur ses pieds bien ancrés dans le sol, sur son dos reposant contre le canapé, sur ses fesses soutenues par l’assise moelleuse et accueillante. Puis, la thérapeute, vêtue d’un pantalon large vert gazon et d’un haut moulant noir à encolure bateau, la regarde paisiblement. Elle attend le coup d’envoi de la rencontre, une première remarque après la semaine écoulée ou un constat sur les ressentis de ces deniers jours. Mais rien ne vient et le silence perdure, assourdissant. Voyant que la patiente reste muette, Véronique se lance :
— Rien à dire aujourd’hui ?
Gwendoline soupire si longuement que l’air vient à lui manquer.
— En dehors du fait que je suis blasée, non, rien malheureusement.
— Être blasée est une émotion, Gwen. Peut-être pas très agréable, mais bien réelle. Qu’est-ce qui vous fait ressentir cela ?
Nouvelle expiration interminable, avant d’entamer son récit. La patiente relate sa violente dispute avec sa meilleure amie, qui avait eu pour point de départ le comportement inacceptable d’Erwann, comportement sur lequel Gwendoline avait fermé les yeux, préférant balancer à Manuella ses quatre vérités. Elle ne l’avait pas épargnée, et avait reçu la même chose en retour, ce qui semblait avoir mis un terme définitif à leur amitié de très longue date. Face à l’intransigeance de son amie, Gwendoline avait dû faire un choix entre elle et son amant, mais ce dernier lui avait beaucoup coûté, évidemment. La raison en était simple : Manuella avait toujours été sa seule véritable confidente, Gwendoline ayant toujours eu du mal à nouer des relations amicales sincères et authentiques. Tout en expliquant cela à Véronique, une boule de frustration se forme au creux de son ventre et monte en elle, faisant poindre quelques larmes. Face à cette montée de sanglots, la thérapeute interroge :
— Vous regrettez d’avoir défendu Erwann ?
— Bien sûr que non... mais lui, en revanche, a choisi son pote à mon détriment.
— Comment cela ?
La voix tremblante, Gwendoline se met alors à raconter comment Erwann était présentement en train de renouer avec son pire ennemi, qu’il avait rebaptisé « son frère », suite à l’intrusion aussi inattendue que désagréable de ce dernier, deux jours auparavant. Inquiet au sujet de l’état de délabrement avancé du tatoueur, Erwann s’était mis en tête de le remettre sur pieds afin de connaître l’origine de cette décrépitude, ce qu’elle trouvait à la fois généreux et complètement stupide. Mais surtout très injuste envers elle, qui venait de sacrifier son amitié avec Manuella au profit de sa relation amoureuse.
— Quentin, c’est bien celui qui l’a défiguré ? intervient Véronique.
— Absolument. Erwann est un saint. Il a suffi que Quentin ressurgisse de nulle part pour qu’il passe l’éponge sur tout ce qui s’est passé entre eux. Il réagit comme ça par culpabilité, car c’est lui qui est à l’origine de leur baston. Il veut essayer de réparer les pots cassés, ok mais moi, cela me blesse, et je ne crois pas qu’il s’en soit rendu compte. Je suis jalouse en fait. Jalouse de leur lien indéfectible, jalouse de cette amitié si forte qu’elle surmonte tous les accrocs. Je les envie. Et j’ai peur aussi : si Quentin continue de se montrer hostile envers moi, qui me dit qu’Erwann ne changera pas son fusil d’épaule pour finalement m’écarter ? C’est déjà arrivé une fois. Quentin l’avait influencé et on a vu le résultat...
— Vous êtes dans vos peurs, Gwen. Des peurs irrationnelles qui vous conduisent à douter des intentions d’Erwann, de Quentin, mais surtout de vous. Et rien ne dit que Manuella et vous ne renouerez pas dans le futur.
La patiente opine du chef à contrecœur, peu convaincue par cette possibilité.
— Vous vous êtes fâchée avec Manuella mais peut-être n’était-ce pas envers elle que vous aviez du ressentiment. Peut-être en vouliez-vous à une autre meilleure amie... une amie imaginaire mais bien réelle, qui vous a privée pendant longtemps d’avoir la relation honnête et authentique dont vous rêviez.
— Ah bon, qui ?
— N’y a-t-il rien par le passé qui a fait office de meilleure amie pendant des années ? Qui a été votre béquille, un soutien indéfectible et une soupape de sécurité ? Qui a accueilli vos faiblesses et vous a consolée à chaque moment difficile ?
Gwendoline éclate d’un rire franc quoiqu’un peu jaune.
— Nan, ça c’est le rôle qu’a joué la boulimie pendant longtemps, pas Manuella !
La thérapeute arque un sourcil.
Nous y voilà.
— Voulez-vous bien me parler de votre relation avec la boulimie, de ce qu’elle représentait pour vous ?
Un silence s’installe, un peu pesant, mais pas malaisant pour autant. Gwendoline cherche ses mots. Après quelques instants de réflexion, elle s’en ouvre à sa psy, en toute confiance. La vérité c’est que la boulimie ne la jugeait pas, contrairement à Manuella. Elle ne la décevait pas, contrairement à Erwann. Elle ne l’insultait pas, contrairement à Quentin. Elle ne lui reprochait rien, contrairement à sa mère. Elle était plus fiable et rassurante que n’importe qui.
— Jusqu’à ce qu’elle me trahisse à son tour, assène-t-elle. Jusqu’à ce que les crises me détruisent réellement, jusqu’à ce que mon corps en souffre tellement que j’ai failli en mourir. Mais à une époque, elle m’a permis de survivre, vous comprenez.
C’est la première fois qu’elle s’entend parler de son addiction ainsi, en la couvrant d’adjectifs positifs. Pendant des années, elle n’en avait dit que du mal, souhaitant par tous les moyens s’en débarrasser, dénigrant violemment sa présence dans sa vie. Et soudain, elle réalise à quel point elle était attachée à elle et l’avait appréciée.
— Je trouve fou de dire ça à propos d’une maladie, constate-t-elle avec sincérité.
— Je comprends Gwen, mais pourtant c’est ce que vous ressentiez. C’était votre compagne de route, votre amie fidèle, toujours présente et disponible pour vous. Une amie qui vous rendait de nombreux services, qui vous faisait du bien, pendant un moment, au moins.
— Oui, c’est exact.
— Et c’est parfois difficile de se séparer de quelqu’un avec qui on a partagé tant de choses, n’est-ce pas ?
— Si j’en juge par le comportement d’Erwann, qui a dû mal à tirer un trait sur son amitié avec Quentin, oui.
— Vous aussi, Gwen.
— Ah.
— Vous aussi, vous avez du mal à tirer un trait sur cette relation avec la boulimie, et pourtant, cela faisait de nombreuses années qu’elle vous faisait plus de mal que de bien, vous l’avez dit vous-même. Il faut du temps pour réaliser que la relation est toxique. On s’y accroche, de peur de la perdre. Vous voudriez qu’Erwann se débarrasse de Quentin, mais je crois que celle que vous aimeriez voir disparaître, c’est la boulimie.
— Mais elle a disparu !
— Vraiment ? N’avez-vous pas peur qu’elle réapparaisse au même titre que Quentin a ressurgi de nulle part ? Cela alimente vos doutes à l’encontre d’Erwann. Mais ce n’est pas en lui que vous n’avez pas confiance, c’est en vous. En vous et en votre guérison définitive.
Vaincue par ces paroles pleines de bon sens, Gwendoline hoche la tête en signe d’assentiment. Puis, ne voyant aucun moyen tangible pour mettre fin à ses doutes, demande à Véronique ce qu’elle doit faire.
— Bonne question. Vous dites avoir mis un terme à votre relation avec Manuella. Mais peut-être n’était-ce pas la bonne personne.
— Mais qui alors ?
Véronique l’observe, circonspecte, les yeux bienveillants, le visage lumineux.
— Il faut que je rompe avec la boulimie ?
— « Le premier pas pour avoir ce que tu veux, c’est de quitter ce que tu ne veux plus. » Ce n’est pas de moi, c’est de Pablo Picasso.
Gwendoline se met doucement à rire, amusée par cette idée. La psy reprend :
— Avez-vous rompu avec elle ?
La patiente éclate de rire de plus belle. Bien, c’est peut-être la praticienne qui devrait s’allonger sur le divan, aujourd’hui. Elle semble un peu perchée.
— Avec la boulimie ? répète-t-elle. Heu... Non, parce que bon, ce n’est pas un être humain, voyez-vous.
— Mais c’était votre meilleure amie, c’est comme ça que vous l’avez décrite, n’est-ce pas ?
— Effectivement.
— Peut-être que Manuella ne peut pas avoir de place dans votre vie car vous aviez déjà une meilleure amie très envahissante... et qui pourrait ressurgir à tout moment... comme Quentin.
Le visage de la patiente affiche soudain un sourire triste, trahissant son angoisse latente. Puis, elle opine du chef, entre résignation et incrédulité.
— Voulez-vous bien qu’on essaie quelque chose ? propose la thérapeute.
Faisant fi de l’air sceptique de Gwendoline, qui acquiesce néanmoins, la praticienne prend une chaise transparente en plexiglas et la place face au canapé.
— Voici votre meilleure amie, Gwen, déclare-t-elle en désignant le siège vide. Je vous invite, si vous le voulez bien, à rompre avec elle aujourd’hui. Mais vous le savez, quand on décide de rompre avec quelqu’un, on y met les formes. Vous pouvez lui dire ce que vous avez sur le cœur, la remercier pour ce qu’elle vous a apporté et puis... lui annoncer votre décision.
Un nouveau silence s’installe, seulement entrecoupé par le bruit d’une porte qui s’ouvre à l’extérieur du cabinet. La patiente, dubitative quant à l’intérêt du processus, se tourne néanmoins vers la chaise inoccupée. Elle la regarde attentivement et, soudain, portant ses mains à son visage, éclate en sanglots.
Plus aucun mot ne sort. Il n’y a plus que les larmes qui s’écoulent. Véronique reste à sa place mais parle à sa patiente et la rassure. Elle l’invite à pleurer, à lâcher cette douleur qui l’habite. À accueillir sa souffrance et à l’accepter. À lui ouvrir les bras et à l’étreindre. Il n’y a rien d’autre à faire, après toutes ces années passées à la nier.
Se forçant à respirer, Gwendoline se calme peu à peu, bien que les larmes continuent de rouler sur ses joues, brûlantes et acides. Elle se concentre sur le siège vide et son occupante imaginaire.
— Qu’avez-vous envie de lui dire, Gwen ? Qu’avez-vous envie que votre meilleure amie sache pour la laisser partir ?
— C’est difficile de rompre avec elle parce qu’elle m’a beaucoup aidée, vous savez. Plus que n’importe qui à vrai dire. Et puis…
Elle regarde sa psy, les yeux embués et remplis d’incertitude, et lui avoue qu’elle n’ose pas dire ce qu’elle pense réellement. Véronique réagit aussitôt :
— Pourquoi ? Croyez-vous qu’on puisse rester si longtemps avec quelqu’un si on ne l’a pas aimé ? Je pense que cela vous ferait du bien à toutes les deux de le dire. Ici, vous avez le droit, même quand cela vous semble inapproprié.
Gwendoline acquiesce. Elle hésite, puis, le regard tourné vers la chaise, se lance. Oui, elle l’avait aimée. Elle l’avait aimée car la boulimie avait été la seule à ne jamais la juger, la seule à ne jamais l’avoir laissée tomber, à ne jamais l’avoir abandonnée. Elle lui avait sauvé la vie, en lui permettant de surmonter la mort de son père et de son frère. Le choc avait été si rude, si violent, qu’elle avait cru que la souffrance allait la tuer. Mais manger l’avait aidé à supporter l’horreur de ce que qu’elle vivait et endurait. Cela avait soulagé le vide de l’absence et l’avait consolé avec douceur, au milieu de toutes ces tragédies. Cela avait été comme une pommade appliquée sur une plaie à vif. La nourriture lui avait donné l’impression d’étouffer la douleur, de camoufler les émotions négatives jusqu’à croire qu’elles n’existaient plus, au moins pour un temps, un temps précieux, le temps de la reconstruction. Et Gwendoline lui en était infiniment reconnaissante pour cela, pour avoir rendu acceptable l’inacceptable et lui avoir permis de continuer malgré tout...
Sa voix se meure dans le murmure des pleurs qui se tarissent.
— Gwendoline, votre meilleure amie, la boulimie, a bien entendu ce que vous vouliez lui dire et elle en est très émue. Elle est touchée par vos remerciements et vous en est reconnaissante également. Vous pouvez rompre désormais.
Rassérénée par les paroles réconfortantes de Véronique, la patiente se tourne à nouveau vers la chaise et poursuit :
— Je te remercie, je te remercie vraiment mais, aussi nécessaire que fût notre complicité, je n’en ai plus besoin désormais. Je peux me débrouiller autrement… Je choisis de rompre avec toi. C’est fini… je te laisse partir et je décide de tirer un trait définitif sur notre relation.
Véronique hoche la tête à la fin du monologue de sa patiente, consciente de l’importance de cette discussion à cœur ouvert. Cela faisait un an et demi que la thérapeute attendait cette rencontre, qu’elle espérait que Gwendoline voie la beauté de ce lien qui l’avait uni à son addiction. Qu’elle comprenne qu’aujourd’hui, elle était capable de s’en défaire.
— C’est parfait, Gwen, dit la thérapeute, émue. C’est une belle rupture, pleine d’amour, de compréhension et de respect.
La patiente sent sa gorge se serrer et pleure à nouveau à chaudes larmes, envahie par la tristesse qui traverse tout son corps, qui se localise dans sa poitrine, dans son ventre et dans son cœur. Ses pleurs tracent des sillons ininterrompus le long de ses joues, comme de petites rigoles. Face à Véronique, elle se sent en sécurité et accueille les vagues douloureuses qui remontent à la surface. Se concentrant sur sa respiration, elle les laisse venir sans les repousser.
La thérapeute lui demande de faire un geste vers sa meilleure amie. Gwendoline joue le jeu et se saisit d’une main virtuelle qu’elle sert comme si elle était bel et bien réelle. Puis pleure à nouveau, le cœur brisé. Dire Adieu une nouvelle fois est plus dur qu’elle ne l’avait imaginé.
— Quand une relation s’arrête, elle laisse la place à de nouvelles opportunités pour combler l’espace vacant. C’est une des lois de l’Univers, voyez-vous. L’Univers n’aime pas le vide. Ce principe s’applique à toutes choses, y compris aux relations. Si une porte se ferme, une autre s’ouvre. La fin d’une chose signe automatiquement le début d’une autre. La fin de la guerre signifie le début de la paix.
Véronique s’approche et s’assoit à côté d’elle sur le grand canapé. Elle saisit la main que la patiente avait donné à son amie fantasmée et la lui serre en lui offrant un sourire d’une grande douceur.
— Qu’importe vos relations avec Manuella, ou même avec Quentin, il y a une personne plus précieuse avec vous désormais.
— Ah oui ? dit-elle en reniflant.
— Oui. Cette personne, c’est vous. Gwendoline, à présent, vous êtes votre meilleure amie.
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