Chapitre 77 : État des lieux
Au bout de la presqu’île de Crozon, Richard est, comme tous les jours, pendu au téléphone avec l’un de ses nombreux artisans. Il est à peine neuf heures mais c’est déjà le troisième appel auquel il répond. Ce début de journée s’annonce épique. Il n’a même pas eu le temps de boire le café qu’il vient de se faire couler. C’est peut-être aussi bien, pense-t-il. Ses gestes saccadés lui indiquent qu’il est suffisamment à cran. Quand il raccroche, les volutes de son petit noir se sont dissipées, mais pas sa mauvaise humeur. Pourtant, quelques secondes plus tard, une bulle de conversation Messenger apparaît sur l’écran de son smartphone. Sa tension s’évapore aussitôt.
Comme souvent, Anthony est le premier à solliciter le coiffeur. Il saisit toutes les opportunités à sa disposition pour entamer la discussion. Parfois, il se contente d’une boutade ou d’un même comique. Ou lui partage un lien susceptible de l’intéresser. Lorsque l’inspiration lui manque, le jeune homme s’enquiert simplement de l’état de santé de son père ou de sa sœur. Il demande également si cette dernière est enfin prête à le rencontrer. Richard lui répond à chaque fois, même s’il reste persuadé qu’il ne le devrait pas. Mais il apprécie ces interactions spontanées qui égaient sa journée. Ce matin ne déroge pas à la règle. C’est impatient et curieux qu’il ouvre le message d’Anthony :
« Comment tu vas ? Des nouvelles d’Erwann ou de ma sœur ? »
« Bien, débordé comme d’habitude. Et toi, comment tu vas ? Ton père m'a écrit. Il est en forme et a hâte de te revoir. Ta sœur ne m'a pas encore donné son accord. Je continue de préparer le terrain. »
Richard clique sur envoi, et observe, les yeux rivés sur son portable, la missive être délivrée. Accusé de réception validé. Message lu. Maintenant, il cherche une excuse pour s’éclipser. N’en trouve pas. Alors il prend sa tasse de café et laisse ses pas le guider vers le couloir. Bien qu’étant le patron de son salon de coiffure, une sournoise culpabilité l’accable à l’idée d’abandonner son poste. Surtout pour communiquer en toute discrétion avec le jeune homme. C’est pourquoi il affiche un regard fuyant lorsque Julie, l’une des deux coiffeuses-visagistes, l’interroge :
— Où te sauves-tu comme ça ?
Richard, la langue chargée du poids du mensonge, lève son smartphone bien haut. Puis, d’un geste de la main en direction de son oreille, il prétexte le bruit environnant pour téléphoner à l’écart du brouhaha.
— Coup de fil important au chef d’équipe qui s’occupe des travaux, explique-t-il à la petite assemblée qui l’entoure.
Cette excuse bidon leur a déjà été servie moults fois mais il est à court d’idées. Pour se faire entendre par-dessus l’animation de la salle, il ajoute un peu plus fort :
— J’entends rien ici.
Cette remarque suffit à remettre son équipe au travail. Il est vrai que le salon est bruyant, avec cette radio qui diffuse en continu ses playlists rythmées, auxquelles s’ajoutent les appels incessants des clients et les conversations mondaines de ses salariés. Sans parler de l’aspirateur que Julie tient à la main ou du sèche-cheveux qui ne va pas tarder à vrombir. Richard s’en tire à bon compte. Julie reprend son remue-ménage et, tandis que Mathilde, l’autre coiffeuse, retourne à la décoration de sa vitrine de Noël, Clément, l’un des trois barbiers, se prépare à accueillir son premier rendez-vous de la journée. Voyant que plus personne ne lui prête attention, il se retire vers le fond de l’établissement, muni de son café froid.
Bien que son projet d’agrandissement soit l’alibi idéal pour couvrir ses absences inopinées, c’est la peur au ventre d’être surpris en flagrant délit de mensonge qu’il s’enferme dans la remise. C’est ici que sont stockés les arrivages de produits capillaires. Il s’y installe, les fesses posées sur un morceau de carton jeté à même le sol. Son mug et son téléphone à ses pieds, il souffle un bon coup pour chasser l’air vicié accumulé dans ses poumons. Comme si les bobards incessants dont il se rendait coupable l’étouffaient ou l’empoisonnaient.
Pourquoi se sent-il aussi fautif ? En vérité, il désire seulement échanger avec son interlocuteur secret en toute tranquillité. Qu’y a-t-il de mal à ça ?
À peine cette question a-t-elle effleuré son esprit que les raisons abondent les unes derrière les autres pour l’accabler. Sa morale lui dicte que c’est mal parce que son correspondant mystère n’est autre que le fils d’Erwann ; Erwann qui le tuera dès qu’il entendra parler d’une éventuelle attirance entre son ami d’enfance et son fils ; fils adolescent, à peine âgé de plus de dix-huit ans et encore étudiant ; étudiant en ingénierie qui doit potasser ses cours mais passe une partie de son temps à lui envoyer des messages de plus en plus ambigus plutôt qu’à réviser.
Puis s’égrènent d’autres justifications qui enfoncent Richard un peu plus dans les remords. C’est mal parce que depuis quelques jours, le coiffeur est aussi attentif à son travail qu’un enfant de trois ans souffrant d’un déficit de concentration; concentration dont il a pourtant expressément besoin pour mener à bien son projet d’agrandissement du salon; salon duquel il est le patron et dont le succès repose entièrement sur ses épaules; épaules qu’il sent s’affaisser sous le poids de ses responsabilités, mais surtout de sa mauvaise conscience lorsqu’il pense à Manon-Tiphaine et Alban, les deux dernières victimes collatérales de ces mauvais agissements.
Malgré ce chapelet d’auto-reproches qui résonne en lui et souligne sa déloyauté à l’encontre de son entourage, Richard balaie ses scrupules d’un revers de la main. Il sait qu'en jouant sur plusieurs tableaux, il s’adonne à un jeu dangereux, mais ne peut s'en empêcher. Il n’a pas la conscience tranquille mais ne souhaite pas non plus reculer. Alors c’est l’esprit torturé que, d’un côté, il correspond par lettres avec son meilleur ami en prison, et de l’autre, par messagerie instantanée avec le fils de ce dernier.
Dans les deux cas, au cœur de leurs échanges, la future rencontre entre Manon-Tiphaine et Anthony, les deux enfants du photographe. Autrement dit, une occasion rêvée pour Richard de revoir le gamin sans passer outre les barrières de la bienséance. Des barrières que l’adolescent incandescent s’évertue sans cesse à dépasser, comme le soulignent les derniers messages que les deux hommes se sont échangés. Ces messages que Richard a l’habitude de relire chaque jour en douce, comme un toxicomane s’adonnant à son addiction préférée.
C’est donc complètement shooté qu’il remonte le fil de leur conversation Messenger au début. Sans surprise, les discussions virtuelles entre le quadragénaire et l’adolescent s’étaient enveloppées au fur et à mesure de cette saveur sulfureuse, propre aux relations inconvenantes qui ne demandent qu’à déraper. Cette impression d’être en train de glisser sur une inexorable pente savonneuse lui saute aux yeux lorsqu’il relit une énième fois la conversation depuis leur tout premier échange. Celui-ci avait eu lieu le lendemain de la nuit où Anthony avait dormi chez lui. C’est l’adolescent qui, dès le matin suivant, avait relancé Richard en premier :
« Encore merci pour hier. J’ai réfléchi et je pense que je retournerai voir mon père au parloir. »
« C’est une bonne chose. »
« À une condition. »
« Laquelle ? »
« Que l’on se revoit. »
« On se reverra forcément. Tu es le fils de mon meilleur ami. »
« C’est tout ce que tu as à me proposer ? »
« Malheureusement, oui »
Richard se souvient combien cela lui avait coûté de repousser les avances d’Anthony, l’obligeant à déployer des montagnes de self-contrôle pour esquiver cette alléchante proposition de rendez-vous clandestin.
Le lendemain de ce premier échange équivoque, Anthony était revenu à la charge :
« Je sais que tu es très pris par le taf en ce moment mais est-ce que tu serais partant pour m’accompagner au parloir la prochaine fois ? »
« Bien sûr, tu sais bien que je le ferai avec plaisir. »
« Avec plaisir ? Ce n'est pas mon impression vu comment tu t’es défilé. »
« Pas ce genre de plaisir-là. »
« Quel genre de plaisir alors ? »
« Celui de converser avec toi. »
L’adolescent n’avait rien répondu sur le coup, probablement vexé de ne pas réussir à faire céder aussi facilement son interlocuteur inflexible. Mais, plus tard dans cette même journée, il avait relancé le coiffeur :
« Tu as fait quel genre de promesse à Erwann pour t’interdire de vivre ce que tu désires vraiment ? »
« Aucune. »
« Qu’est-ce qui t’en empêche alors ? »
« Ma loyauté. »
« Ce serait déloyal de t’autoriser "ça" ? »
« Je sais que tu ne connais pas encore très bien ton père, mais "ça", pour lui, c’est inenvisageable. »
« Il nous faut son autorisation ? »
« Sachant que tu es son fils, je parlerai même de bénédiction. »
« Retour au moyen-âge. C’est pas un peu réac’ comme vision en l’an de grâce 2022 ? »
Richard se souvient avoir ri derrière son écran. Et s’aperçoit d’ailleurs qu’il sourit encore en relisant la pique envoyée par l’adolescent. Il lui avait répliqué :
« Être vieux jeu a parfois du bon. On appelle ça avoir des principes. »
« Comment peux-tu accepter d’agir selon ses volontés ? T’es pas sa marionnette, bordel. »
« Juste son meilleur ami. »
« Les meilleurs amis ne se souhaitent-ils pas le « meilleur » entre eux ? »
« Je ne peux pas faire ça. Je n’ai même pas le droit d’y penser. C’est trop risqué. »
« Le seul risque que tu encoures c’est de le perdre et si c’est le cas, c’est qu’il ne te mérite pas. »
« ... »
« Tu sais que j’ai raison. »
« Le cœur a ses raisons que la raison ignore. »
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