Chapitre 78 : Dans de sales draps
— Hey Patron, t’en as encore pour longtemps là-dedans ? lui demande Julie à travers la porte fermée.
Cette dernière l'appelle Patron uniquement pour le plaisir de voir son chef lever les yeux au ciel devant ce sobriquet. Pourtant, étant donné que Richard est enfermé dans la remise, elle ne le voit pas, ce qui est aussi bien, car le visage de celui-ci affiche un air exaspéré.
— On me demande ? s’enquiert-il, impatient qu'on lui fiche la paix.
— Nan, mais on vient de nous livrer du matos et tu squattes la réserve depuis dix minutes.
— Il pleut dehors. Je ne peux pas passer mes coups de fil sur la terrasse extérieure. Laisse-moi encore cinq minutes.
— À vos ordres, Patron ! marmonne Julie, en ne masquant pas son mécontentement.
Richard l’entend grommeler à travers la cloison mais ne s’en offusque pas. Il est habitué à gérer les humeurs de ses employés. Et puis il sait bien qu’il est en tort. La prochaine fois qu’il voudra un peu de tranquillité, il déguerpira carrément des lieux plutôt que de se terrer ici, comme un gosse qui voudrait éviter d’être grondé.
Il soupire bruyamment puis enfonce sa tête entre ses mains moites et quelque peu tremblantes, complètement abattu. Il ne sait plus quoi faire pour ne plus ressentir ce qu’il éprouve au fond de lui. Il aimerait se débarrasser de tous les sentiments ambivalents qui l’assaillent constamment. Ne plus être à la merci de ces émotions contraires qui lui donnent l’impression de devenir fou.
Tout son univers semble se déliter sans qu’il parvienne à garder le contrôle. Cloîtré dans son cagibi, il n’arrive plus à faire face et se maudit lui-même devant tant d’immaturité, devant tant d’indécision. Où est donc passée l’époque où il savait ce qu’il faisait, où il allait et ce qu’il devait penser ? Comment en est-il arrivé là, à fuir le monde qui l’entoure et à faire preuve d’autant de lâcheté ?
Pour s’extraire de cette séance d’auto-flagellation intérieure, Richard reprend la lecture des anciens messages échangés avec Anthony, là où il s’est arrêté à l’arrivée de Julie.
Deux jours après leur ultime rencontre, dès le réveil, il avait découvert avec plaisir une nouvelle missive en provenance du jeune homme. Celui-ci avait tenté une autre approche, que Richard n’aurait pas qualifiée des plus subtiles :
« Pour la rencontre avec ma sœur, tu as des nouvelles ? »
« J’y travaille mais il faut y aller mollo avec elle. Elle a été pas mal perturbée par la découverte de ton existence. Sans parler de l’incarcération de votre père. Ça fait beaucoup à encaisser pour une adolescente de son âge. Je préfère y aller en douceur et prendre le temps de la rassurer. »
« Ok. Vas-y en douceur. Dans certaines circonstances, la douceur a du bon. »
Richard se rappelle qu’il n’avait rien répondu à ces mots ambigus, mais avait senti ses joues s’empourprer comme une vierge effarouchée. Un trouble hors du commun l’avait envahi, comme un tsunami débarquant de nulle part pour tout ensevelir sur son passage. Un étrange état dans lequel il se retrouve désormais de plus en plus souvent plongé. Obnubilé par un homme dont il n’a pas le droit de s’amouracher, Richard se sent à l’agonie...
Anthony, Anthony, Anthony...
Cette réunion de famille que le coiffeur doit présider en l’absence d’Erwann ressemble à s’y méprendre à un guet-apens. Pourquoi n’a-t-il pas refusé de l’organiser ? se demande pour la énième fois le quadragénaire acculé. Peut-être parce que cette rencontre autour d'un verre, il l’espère autant qu’il la redoute ?
De toute façon, à présent, il n’a plus le choix, il s’y est engagé. Mais ce qu’il croyait être un défi de taille n’est en réalité qu’un problème insoluble tant la situation lui paraît compliquée. Trop de paramètres entrent en ligne de compte. D’un côté, Anthony, qu’il soupçonne d’utiliser ce prétexte pour le revoir, ne cesse de lui faire des avances. De l’autre, Manon-Tiphaine, qui ne s’est pas encore remise du choc provoqué par la découverte de son demi-frère, cherche par tous les moyens à reculer. Et par-dessus le marché, Erwann qui attend des nouvelles et fait toujours du sur-place, impuissant derrière ses barreaux. Ce dernier compte sur lui.
Richard a envie de hurler. Si seulement il pouvait se dérober. Mais c’est impossible. Il sait qu’il est la clef de voute sur laquelle repose le succès de cette délicate mission que lui a confié son ami. Il ne peut pas le décevoir.
Non, seulement le trahir, apparemment...
Richard sent qu’il va s’arracher les cheveux, un comble pour un coiffeur. Une fois encore, il réfléchit à s’en faire un claquage au cerveau. Et s’il se trompait au sujet d’Anthony ? Celui-ci est peut-être sincère lorsqu’il se montre désireux de faire la connaissance de sa demi-sœur. Mais une chose est sûre : Manon-Tiphaine, quant à elle, a encore besoin de temps pour venir à bout de ses réticences. Un temps légitime que Richard peine à lui accorder, dévoré par son envie de revoir le jeune homme. Pourtant, Richard adore Manon-Tiphaine et ne lui souhaite que du bien. Il ne veut pas lui mettre la pression.
Non, seulement la manipuler, apparemment.
Depuis que cette dernière avait appris l’existence de son grand frère, son opinion n’avait eu de cesse d’osciller entre la peur et la curiosité. Sans la brusquer, Richard avait essayé de la convaincre du bien-fondé de cette entrevue. Pour atteindre son but, il avait choisi d’officier en coulisses. Il n’avait pas hésité pas à la relancer en douceur, en lui vantant les mérites de cette nouvelle filiation.
— C’est seulement un verre, lui avait-t-il dit, un soir en passant la chercher pour l’emmener au cinéma. Cela ne t’engage en rien, ma puce. Et Anthony est cool. J’ai passé un certain temps avec lui et c’est un garçon plaisant.
Plaisant, le mot est faible. Obsédant serait un terme plus approprié.
L’adolescente lui avait promis d’y réfléchir sérieusement. Mais le temps passe et Richard craint d’échouer à parvenir à la faire changer d’avis. Pourtant, il connaît le pouvoir qu’il détient sur elle ; pouvoir dont il a l’intention d’user à mauvais escient, en profitant de la confiance qu’elle lui témoigne. Car Manon-Tiphaine l’estime beaucoup et l’opinion de Richard compte énormément à ses yeux. Si la jeune fille conserve jusqu’ici une attitude réservée et craintive, Richard espère qu’à force d’insidieuse persuasion, elle s’adoucisse peu à peu et s’ouvre à l’idée de cette présentation redoutée.
À peine a-t-il terminé de mettre au point son projet diabolique qu’il s’en veut déjà d’imaginer de tels stratagèmes.
— T’es vraiment un bel enfoiré, se morigène-t-il à voix basse.
D’un coup, Richard se lève pour chasser l’engourdissement qu’il ressent dans les jambes. Il s’étire et fait craquer son dos. Tout son corps le fait souffrir mais pas autant que sa tête qu’il sent prête à exploser. Ou que son cœur constamment tiraillé.
Lui, que l’on connaît comme un homme bien, un homme bon, un ami fidèle et loyal, dont on loue la fiabilité, se découvre aujourd’hui en odieux manipulateur. Jamais il n’aurait cru ça de lui. Jamais il n’aurait cru non plus tomber raide dingue d’un adolescent ayant la moitié de son âge. Jamais il ne se serait cru capable d’envisager de trahir la confiance de son meilleur ami. Jamais il n’aurait pensé user de son ascendance sur une adolescente influençable. Son comportement immoral l’écœure et la honte l’envahit lorsqu’il repense à ses desseins machiavéliques.
Pourtant, bien que submergé de remords, Richard ne désire pas faire machine arrière. Il en est tout bonnement incapable. Ainsi, toujours calfeutré dans sa remise, il envoie un texto à Manon-Tiphaine pour lui proposer une sortie le week-end à venir. Avec un peu de chance, elle sera libre et dira oui. Il en profitera pour escamoter son plan.
Une fois le SMS envoyé, Richard poursuit la relecture des messages échangés avec Anthony. La seule chose qui lui fait du bien en ce moment. Il en est rendu à ceux qu’ils s’étaient envoyés avant-hier soir, juste au moment du coucher :
« Lors de mon prochain parloir, je peux dormir chez toi à nouveau ? »
« Bien sûr, sans aucun problème, tu es toujours le bienvenu. »
« La lampe a été réparée ? »
« Non. Pas eu le temps de m’en occuper. Vu comme tu t’es écroulé la dernière fois, cela n’a pas dû trop te perturber. »
« Non, effectivement. Ce n’est pas ce qui m’a le plus perturbé, je te le confirme. »
« Tu parles de ton sauvage de père ? »
« Non. »
« Je vois. »
« Tu as changé les draps ? Si ce n’est pas le cas, laisse-les comme ça. »
« Je n’ai pas changé les draps. »
« Tu as dormi dedans ? »
« ... »
« Alors ne les change pas. »
Il était tard, ce soir-là. En découvrant cet ultime message d’Anthony, le quadragénaire avait souri sans rien ajouter de plus. Ces dernières paroles avaient conclu agréablement sa soirée. Épuisé par sa longue et rude journée, il n’avait plus eu qu’une hâte : fermer les yeux. Pour une fois, son esprit lui avait paru libéré de ses tourments habituels, comme si sa mauvaise conscience avait enfin accepté de le laisser tranquille. À moins qu’il n’ait tout simplement plus eu la force de lutter contre ce qu’il était, contre ses sentiments ou ses désirs. Quelle qu’en fût la raison, ce répit avait été grandement apprécié. Sa tête s’était écrasée comme une masse sur l’oreiller. Il en avait humé le parfum, apaisé. Puis s’était endormi aussitôt, dans le lit où il se couchait chaque soir depuis la visite d’Anthony : celui de la chambre d’ami.
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