Chapitre 79 : Pétage de plomb

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Au souvenir de cette demande d’Anthony à propos de ses draps, Richard sourit encore. Son ventre se contracte. Un frisson délicieux lui parcourt l’échine de bas en haut. L’adolescent l’a démasqué. Oui, il a fait ce que le jeune homme a soupçonné. Il n’a d’ailleurs pas attendu longtemps pour s’adonner à cette nouvelle habitude. Le lit où Anthony a dormi est devenu, dès le lendemain de sa visite, le seul endroit où Richard voulait s’assoupir. Était-ce à cause de l’odeur musquée que le jeune homme a laissé sur l’oreiller ?

Sans aucun doute.

Le coiffeur ne sait pas ce qui lui avait fait le plus de bien ce soir-là : les derniers mots sibyllins écrits par son interlocuteur ou le parfum de son corps abandonné entre les draps ? Les deux à égalité, probablement. Quoi qu’il en soit, après ça, bercé par les effluves masculins ayant imprégné le linge propre, Richard a dormi comme un bébé. La vérité, c’est que depuis que le gamin a séjourné chez lui, le quadragénaire ne supporte plus de passer une nuit dans un autre du lit que celui de la chambre d’ami. Qu’il s’agisse de son propre plumard, ou de celui d’Alban, d’ailleurs.

Surtout celui d’Alban.

Ce dernier a été récemment remercié. C’est sans préambule et après l’avoir fui des jours durant, qu’après une journée interminable, Richard lui a annoncé leur rupture brutale. Sous le regard perplexe de son amant, il a cousu de fil blanc une histoire à dormir debout selon laquelle l’agrandissement imminent de son salon était la cause de cette décision aussi précipitée qu'inattendue.

— J’ai trop de boulot actuellement, s’était justifié un Richard de mauvaise foi. Et je ne suis pas sûr que toi et moi, ce soit une bonne idée. Je n’ai rien à offrir pour le moment.

— Je ne t’ai jamais rien demandé, avait rétorqué Alban, dépité.

— Je sais, mais tu vois bien que je ne suis plus du tout disponible. Je cours partout et depuis qu’Erwann est au placard, le peu de temps qu’il me reste lui est consacré.

— C’est pas plutôt Erwann le problème ? Pourquoi est-ce qu’il t’en demande autant ? Il croit que t’as que ça à faire ou quoi ?

— En dehors de moi, à qui peut-il demander une telle faveur ? À ses parents qui ont soixante-dix ans, à sa gamine de seize ans ou peut-être à Alice, son ex-femme infidèle, ou bien, non, mieux encore, à un fils qui vient à peine d’apparaître dans sa vie ?

La question était purement rhétorique et le ton employé par Richard n’appelait aucune réponse. Énervé, le coiffeur voulait juste en finir avec cette histoire sans se trahir. Alban ne devait pas découvrir les vraies raisons de cette soudaine défection. Richard avait noyé le poisson en priant pour que la vérité ne remonte jamais jusqu’aux oreilles d’Erwann. Celui-ci lui ferait passer à coup sûr son goût prononcé pour la traitrise et le double jeu.

— Bien, je vois que t’as pris ta décision, avait conclu Alban, vexé.

C’est sur ces derniers mots que sa silhouette athlétique avait disparu du champ de vision de Richard. À la suite de quoi, ce dernier, fraîchement célibataire, avait osé enfreindre, pour la première fois, son code de conduite. En effet, c’est dans la foulée de cette séparation qu’il avait interrogé Anthony de but en blanc :

« Tu as un mec ? »

« Et toi, tu en as un ? »

« Ah ah. On n’a pas le droit de répondre à une question par une autre question. »

« J’en prends le droit. »

« Effectivement, j’ai remarqué que c’était ton truc ça. »

Anthony était le genre de personne qui n’avait visiblement aucune difficulté à s’affranchir des règles qu’on lui imposait. Pour autant, il semblait beaucoup se soucier de l’image qu’il renvoyait au coiffeur, car le jeune homme lui avait demandé aussitôt :

« C’est un reproche ? »

« Simple constat. »

« Pour répondre à ta question, je n’ai pas de mec actuellement. Et toi ? »

« Non. Plus maintenant. »

« Mon père m’a parlé d’un Alban. Tu as rompu ? »

« Oui. »

« Pourquoi ? »

« Il le fallait. »

« Étrange. »

« Je suis peut-être étrange. »

« Étrange, mais pas déloyal. »

« Qui sait ? Je suis peut-être des tas choses que je ne devrais pas être. »

« Il me tarde de le découvrir. »

En relisant ces messages, Richard se sent toujours aussi troublé. Il alterne sa lecture avec le visionnage d’une série d’images d’Anthony dont il avait fait une capture d’écran sur son téléphone. Adossé contre un gros carton dans le cagibi, le coiffeur jette un œil dessus, comme plusieurs fois par jour. Il en ressent toujours le même plaisir, toujours la même excitation.

En réalité, dès qu’une pensée surgit au sujet d’Anthony, que ce soit par le biais d’une photo ou d’un écrit, le coiffeur a l’impression qu’une volée de papillons s’élance au cœur de ses entrailles. Mais cette sensation légère et agréable finit toujours par être ensevelie sous la honte et les remords. Pourtant, personne ne le juge en dehors de lui-même. Personne n’est au courant de l’existence de ces contacts épistolaires équivoques. Ils se déroulent à l’abri des regards, en toute impunité. Alors pourquoi Richard se sent-il constamment épié, comme si des yeux réprobateurs le scrutaient en permanence ?

Les yeux de ma mauvaise conscience ? suppute-t-il, narquois.

Si leurs dialogues ambigus le sont presque toujours à l’initiative d’Anthony, le quadragénaire reconnaît sa part de responsabilité. Il avait indéniablement suivi et encouragé ces petits dérapages. Il a beau appuyer les deux pieds sur la pédale de frein en refusant de le revoir en dehors du cadre légitime que pourrait être un parloir ou la présentation à sa sœur, il sait qu’il n’est pas blanc comme neige dans cette lente progression vers l’interdit. En outre, l’une et l’autre de ces rencontres étant en bonne voie, il n’a aucune idée du temps qui lui reste avant de céder aux sirènes de la tentation. Les nombreux appels du pied virtuels d’Anthony commencent sérieusement à éroder sa carapace, qu’il sent de plus en plus fragile et prête à se fissurer.

Richard arrive de moins en moins à se raisonner. Emporté par sa nouvelle passion, ses ultimes scrupules semblent se dissoudre, comme le sucre au contact de l’eau. Les derniers sursauts de bon sens qu’il a encore sont peu à peu balayés par le désir de plus en plus pressant de revoir le jeune homme ; un désir brûlant qui le dépossède petit à petit de ses facultés mentales ; un désir qui fait vibrer son corps d’une excitation incontrôlable ; un désir qui le rend complètement dingue et lui fait perdre la boule.

Richard se rend compte qu’au fil des jours, l’ombre obsédante du gamin a recouvert son petit monde bien rangé d’un voile opaque, lui dictant ses paroles blessantes, ses décisions prises à l’emporte-pièce, ses émotions confuses, et altérant jusqu’à ses relations. Malgré l’impression inquiétante d’être sous l’emprise d’un gosse à peine majeur, Richard ne veut ni ne peut faire marche arrière. Désormais officiellement célibataire, le coiffeur se sent libre de plonger la tête la première dans ce qu’il pressent être une énorme connerie.

Lorsqu’enfin une notification lui annonce l’arrivée d’un nouveau message d’Anthony, son sourire extatique le trahit. Son regard se trouble d’un voile de concupiscence. Sans attendre, Richard ouvre l’application de ses doigts fébriles et lit, le cœur battant :

« J’ai pris rendez-vous pour la prochaine visite. Le 4 décembre. Je ne peux pas avant, trop de boulot avec les partiels. C’est bon pour toi ? »

« C’est parfait. »

« Ça te stresse ? »

« Ça devrait ? »

« Non. Tu assisteras au parloir cette fois ? »

Non, évidemment que non, pense aussitôt Richard. Pour les mêmes raisons que la dernière fois.

« Je préfère vous laisser seuls pour apprendre à mieux vous connaître. J’irai voir Erwann avec Manon une autre fois. »

« D’accord. J’ai quelque chose à te demander. »

Le cœur battant, Richard tressaille.

« Dis-moi. »

« Ne répare pas la lampe. »

Richard sourit.

« Je ne l’ai pas fait. »

« Ne change pas les draps. »

Richard sourit de plus belle.

« Je ne l’ai pas fait. »

« Dors dedans. »

Richard éclate de rire.

« C’est déjà fait. »

« Tout est parfait alors. »

Richard soupire.

« Si seulement c’était vrai. »

Jamais il n’avait ressenti par le passé un élan aussi irrépressible envers quelqu’un. Même sa relation avec son ex, Benjamin, ne l’avait pas autant chamboulé. Richard a conscience de sa faiblesse, de son impuissance à résister. Mais Anthony détient sur le quadragénaire un pouvoir dont ce dernier arrive à peine à saisir la mesure. Et ce pouvoir est si puissant qu’il semble capable de le transformer en une tout autre personne.

Soudain, on toque à la porte. Richard, affaissé contre une haute pile de carton, sursaute. Il décolle son épaule de son appui et redresse le buste d’un coup, comme s’il devait se mettre au garde-à-vous. Son téléphone lui échappe des mains et atterri sur sa chaussure, avant de finir sa course sur le morceau de carton étalé sur le sol. Contrarié, Richard le ramasse et vérifie qu’il n’y a pas de casse. Au même instant, de l’autre côté du mur, une voix d’homme se fait entendre :

— Mais qu’est-ce que tu fous dans ce cagibi, putain ? s’insurge Clément, en frappant de plus belle contre la paroi de bois. Ça fait une demi-heure que t’es là-dedans ! Y’en a qui bosse ici et on a besoin de la réserve.

Le sang du patron ne fait qu’un tour et c’est hurlant de l’autre côté de la cloison qu’il répond :

— Mais vous allez me foutre la paix, bordel de merde ??!

C’est officiel, il ne se reconnait plus.

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