Chapitre 81 : La non-demande
Erwann lui explique qu’en dehors de Quentin et Jocelyn, les deux seules personnes avec qui il a eu des mots récemment, il ne voit pas du tout qui peut lui en vouloir autant. Surtout qu’avec Quentin, il a l’impression d’avoir réparé les pots cassés en l’hébergeant chez lui pour lui redonner forme humaine. Bien sûr, depuis, il n’a plus de nouvelles de lui, ce qu’il ne comprend pas. Richard l’a informé que Quentin n’avait pas réouvert son salon depuis sa convalescence chez Erwann. Le coiffeur a, quant à lui, essayé de reprendre contact avec lui, sans succès. Et comme le tatoueur ne répond ni aux sms, ni aux appels de ses deux amis, il semble s’être volatilisé dans la nature. Personne de leur entourage proche ne sait ce que devient ce dernier, au grand désespoir d’Erwann qui ne peut s’empêcher de s’inquiéter pour lui. Cela est d’autant plus suspect qu’en marge de son studio de tatouage, sa maison a également été fermée, comme si Quentin avait décidé, du jour au lendemain, de changer de vie. Néanmoins, malgré cette étrange attitude de déserteur, Erwann l’imagine mal en train de fomenter quoi que ce soit à son encontre.
— Il ne manquerait plus que ça, peste-t-il le visage crispé. Après tout ce que j’ai fait pour lui !
— Espérons qu’il n’a rien à voir avec ça effectivement, renchérit Gwendoline. J’en viendrais presque à regretter de l’avoir veillé celui-là. Et Jocelyn ?
Aux yeux de tous, Jocelyn peut être considéré comme un ennemi potentiel, au vu de ce qui s’est passé entre lui et Erwann. Mais ce dernier est sceptique. Malgré le fait que le photographe salement amoché lui en avait beaucoup voulu d’avoir pris la défense de sa compagne sur leur shooting de Brocéliande, il ne l’imagine pas à la tête d’une telle machination. Les représailles lui paraissent démesurées pour deux coups de poings dans la figure.
— La raclure, assène Gwendoline, en repensant à ses remarques déplacées lors de leur séance photo.
— Manuella, sors de ce corps, plaisante Erwann, pour détendre l’atmosphère.
Elle s'esclaffe de bon cœur, ravie de cette échappatoire au milieu de leurs problèmes. L’humour est bien la seule chose qu’il leur reste encore avec l’amour dans cet environnement sordide. Gwendoline ne lui a pas encore raconté l’embrouille qu’elle avait eue avec Manuella, au sujet de son partenaire à la main leste. Dans un nouvel élan de franchise, elle s’en ouvre à lui et lui relate leur dernière entrevue houleuse, au cours de laquelle Gwendoline n’avait pas été tendre avec sa meilleure amie. Ni Manuella avec elle, par ailleurs.
— Là, ça va clairement être compliqué de redorer mon blason auprès d’elle, soupire Erwann, désœuvré d’apprendre que sa compagne s’est mise à dos son amie pour le défendre. Et puis, quand Manuella apprendra où je suis, elle aura toutes les raisons de ne plus pouvoir m’encadrer.
— Erwann, ne recommence pas, s’il te plaît.
— Tu encouragerais ta meilleure amie à fréquenter un mec en taule accusé de viol, toi ?
— Les erreurs judiciaires existent.
— Oui, on le sait tous, les prisons sont remplies d’innocents. On dirait Amir, tiens ! À l’écouter, c’est toujours la faute des autres.
— Il y en a malheureusement. C’est bien pour ça qu’on a aboli la peine de mort en France. Dans le doute… on ne peut pas prendre le risque. Erwann, tu ne me facilites pas la tâche, arrête de m’éparpiller dans tous les sens.
— Je ne le fais pas exprès, se défend-il, c’est juste que tout est confus pour moi. Du jour au lendemain, je suis derrière les barreaux, accusé de viol, et tu me parles maintenant de machination. On dirait un épisode d’Esprits Criminels. Il y a de quoi perdre la boule, sérieux !
— Je sais, je sais, mais il faut qu’on garde la tête froide pour avancer. Bon, reprenons. Avec combien de modèles as-tu couché ? En dehors de moi, s’entend.
Erwann lève les yeux au ciel en écoutant sa compagne. Il lui demande expressément de ne plus jamais se comparer avec ses dernières conquêtes d’un soir, ces relations sans lendemain qui n’ont absolument pas compté pour lui, et dont il ne tire aucune fierté, seulement de la honte. Puis déclare que leur histoire d’amour n’a rien à voir avec ces coucheries, étant donnée la nature de leurs sentiments, sans parler du fait qu’eux deux n’avaient conclu pour la première fois que six mois après leur shooting. Ainsi, à ses yeux, sa relation avec Gwendoline est à l’opposé de ce qu’il avait vécu avec les autres auparavant.
— Je sais tout ça, Erwann, concède-t-elle, ravie de se l’entendre dire. C’est vrai pour nous, mais pour l’enquête, je serai sûrement amenée à témoigner en tant que modèle, car c’est ainsi que l’on s’est connus.
— Peu importe. Tu es ma femme. C’est différent.
— Je ne suis pas ta femme au sens juridique du terme, le corrige-t-elle aussitôt. Tu ne pourras pas le dire devant la justice, sous peine de passer pour un mytho de première. Je suis ta compagne.
— Tu es plus que ça, Gwen... Tu es tout pour moi.
Sa voix éraillée le trahit lorsqu’il reprend :
— D’ailleurs, je voulais t’en parler depuis longtemps mais...
Elle pose prestement un doigt sur sa bouche, le sommant de ne pas continuer. Le regard d’Erwann est rempli d’une émotion qu’elle a déjà vue chez lui. Il arbore la même expression que lors de son premier « je t’aime ». Ses yeux noisette flamboient d’une lueur dorée. Les mots deviennent superflus, inutiles, car Gwendoline devine le fond de ses pensées. Elle se met à sourire et à rougir, flattée par ses intentions. D’un geste de la tête, elle le remercie silencieusement mais conserve néanmoins son index sur ses lèvres scellées, l’obligeant à taire ce qu’il était sur le point de confier. Son attitude est affectueuse et c’est avec douceur qu’elle énonce :
— Pas ici, pas maintenant, et pas tant que tu seras entre quatre murs.
Une ébauche de sourire se dessine sur le visage d’Erwann, camouflé par le doigt tendu de sa compagne, encore posé sur sa bouche. Il prend sa main et l’embrasse, avant de se lever, poussé par un élan de désir. Les yeux brûlants d’envie, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, Erwann l’attrape par le buste pour qu’elle se mette debout à son tour. Il colle son corps au sien et la fait reculer jusqu’au mur en placo, contre lequel elle appuie son dos. Glissant sa main derrière sa nuque, il lui offre ses lèvres entrouvertes, qu’elle dévore avidement, consumée de passion. Malgré le bruit des conversations environnantes, du cri aigu d'un enfant qui s’impatiente et des allées et venues des matons, leurs bouches se mêlent avec ardeur, chassant, l’espace de quelques instants, les tensions inhérentes à leur discussion.
À l’abri des regards, entre deux passages de surveillants, ils se reconnectent corps et âmes. Leurs lèvres se goûtent avec voracité et s’unissent en même temps que leurs cœurs se font écho silencieusement. Leurs corps échauffés se serrent l’un contre l’autre, à tel point qu’elle sent le sexe de son homme dressé contre son bas-ventre. Les yeux pétillants de malice, son compagnon plonge son regard dans le sien, cherchant à sonder le fond de ses pensées. Il l’embrasse de nouveau, pris d’un nouvel accès d’amour, la poitrine résonnant du tapage de son cœur. Leur visage se touchent, leurs mains se caressent, tandis que leurs soufflent se mêlent entre deux baisers profonds. Au creux de son oreille, la voix grave et chaude d’Erwann lui murmure :
— Ce que j’allais te dire... ce n’était pas une nouvelle faveur tu sais...
— Je sais, confirme-t-elle en s’empourprant de plus belle, avant de baisser les yeux vers le sol, troublée par l’intensité se dégageant de son compagnon.
— Si je comprends bien, quand je ne serai plus ici, tu seras... d’accord ?
— Erwann...
Il lui fait relever le menton pour retrouver ses pupilles dilatées de plaisir au milieu de ses iris verts. Puis caresse ses joues rosies par l’embarras.
— Pas ici, pas maintenant, et pas tant que je suis en taule ? répète-t-il.
Elle incline la tête en signe d’assentiment, incapable de prononcer un mot.
— Tu me le promets ?
Essayant d’avaler sa salive, elle hoche la tête doucement et tente d’articuler, la gorge sèche :
— Je te le promets, oui.
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