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                — Donc on attend quoi, là, au juste ?

                Harold et Michelle étaient assis à une grande table en bois dans une salle de conférence depuis une demi-heure en compagnie des professeurs Dupont, Allit et N’Guyen, et le militaire commençait à perdre patience, aidé par l’ambiance tendue liée par la présence du couple séparé et de l’ancienne maîtresse du professeur Dupont.

                Celui-ci, un quinquagénaire encore très bel homme, aux tempes grisonnantes et dont les yeux s’ornaient de pattes d’oies, au maintien droit et en costume trois-pièces, tourna un regard remplit d’intelligence vers Harold avant de lui répondre.

— On attend le Colonel Vespal. Aucun sujet concernant le protocole C-7 ne peut être abordé sans lui. Cela vous pose-t-il problème ? C’est la seule solution pour vous de connaître les réponses aux questions qui vous préoccupent.

— Bah, s’il pouvait arriver avant mon décès, ce serait bien.

                Une porte s’ouvrit dans son dos et une voix puissante et pleine d’autorité s’éleva.

— Alors, espérons que vous ne décédiez pas dans la seconde, Sergent.

                Harold ouvrit de grands yeux étonnés avant de se redresser en pivotant et en se mettant au garde à vous.

— Sergent Harold Pointrance, à vos ordres Mon Colonel.

                Face à lui, un homme en uniforme lui sourit avant de lui rendre son salut.

— Repos Sergent, rasseyez-vous.

                Harold acquiesça et obéit tandis que l’homme faisait le tour de la table pour saluer tout le personnel médical, Michelle incluse, avant de s’asseoir à l’exact opposé du Sergent puis d’ouvrir une mallette dont il sortit un ordinateur qu’il brancha au bureau, ce qui alluma un rétroprojecteur.

— Bien, j’ai cru comprendre que vous aviez rencontré quelques déboires récemment, et que de fait vous exigiez d’être plus au fait de ce qui est en jeu.

                Harold opina du chef.

— On peut dire ça comme ça, oui… J’ai eu un drôle de rêve, puis des hallucinations auditives et une perte totale de contrôle, sauf qu’apparemment c’est lié à un précédent patient… Un certain Ahmed Saïd…

                Le Colonel dévisagea Dupont et Allit tour à tour, et ceux-ci hochèrent la tête.

— Bien, soit… Voilà qui est problématique, en effet… Alors, dites-moi, que voulez-vous savoir ?

                Harold planta un regard sérieux dans celui du Colonel avant de se pencher en avant et de répondre d’un ton décidé.

— Tout. De cette boîte Enlia jusqu’aux tréfonds du projet C-7.

                Le Colonel acquiesça lentement avant de hausser les sourcils.

— Voilà qui nous promet une journée chargée… Après ce que vous allez apprendre, vous serez plus que liés à nous. Définitivement. Êtes-vous certains de vouloir aller jusqu’au bout ?

                Michelle prit la main d’Harold sous la table avant de répondre.

— Oui.

                Le Colonel se tourna vers les deux scientifiques.

— N’Guyen, pouvez-vous nous préparer du café ?

— Oui monsieur.

                Le scientifique se rendit dans le fond de la pièce pour lancer la grande cafetière alors que le Colonel pianotait sur son clavier pour lancer une série d’images sur le rétroprojecteur faisant la publicité de l’entreprise Enlia.

— Pour répondre à votre première question, Enlia est une société-écran appartenant au gouvernement français, approuvée et subventionnée par les Nations Unies, ce qui explique les origines diverses et variées du personnel travaillant ici. Elle développe depuis près d’un siècle et demi des technologies de pointe, et c’est elle qui a notamment permis le développement et l’essor de l’informatique et des télécommunications, des véhicules à moteur, de l’aéronautique, et la conquête spatiale aurait été impossibles sans elle, de même que l’émergence du nucléaire.

                Michelle ouvrit de grands yeux étonnés.

— Alors pourquoi n’en avons-nous jamais entendu parler ?

                Vespal l’observa en souriant.

— Parce qu’il fallait que cela reste secret. Le peuple n’est pas prêt à accepter tout ça. Il a besoin de gens qui réussissent, ça les inspire et les fait rêver.

                Harold et Michelle échangèrent un regard consterné avant de hausser conjointement les épaules, et le Colonel reprit, dépité.

— Passons… Toujours est-il qu’avec l’évolution des technologies et des sciences, Enlia a pu commencer à se concentrer sur des aspects non explorés de notre… Savoir. Le clonage de chèvre, c’était nous par exemple. Et les premières greffes de membres ou d’organes aussi. Sans parler des prothèses robotisées.

— Et les cellules souches.

— En effet, Sergent.

— Et il y a eu des antécédents d’effets secondaires. Mais de quel genre ?

                N’Guyen déposa une tasse de café chaud devant tout le monde puis un paquet de sucres en morceaux au milieu de la table tandis que le Colonel enfonçait de nouvelles touches sur son clavier. Un dossier nommé C-7 apparut, et le pointeur de la souris l’ouvrit avant de se placer sur une toute petite icône nommée 01, mais le Colonel n’ouvrit pas le fichier image, préférant boire quelques gorgées de son café. Quand enfin il eut reposé la tasse, il se pencha en avant.

— Je vous préviens, ce que vous allez voir est… Moche… Dégueulasse même… Ce sont des cas de mutations physiques suite à l’injection du sérum C-7… Je vous les expliquerais au fur et à mesure… Vous êtes prêts ? Dernière chance de faire machine arrière…

                Michelle et Harold pinèrent tous les deux du chef.

— Comme vous voulez…

                Il ouvrit la photo qui fit apparaître un homme nu au corps parcouru de taches brunes, et Harold rigola.

— Vous avez raison, cette photo est vraiment dégueulasse.

                Le Colonel sourit.

— Ça, c’est quand il a intégré le programme. Monsieur Julien Bardage, retraité français atteint d’un très fort cancer de la peau. Et voici son état après six mois de traitement.

                La photo changea pour laisser apparaître un corps boursouflé et recouvert de grosses croûtes marron-noir le défigurant tandis que certains de ses membres s’étaient tordus sous le développement des excroissances. Lentement, le sourire d’Harold disparut, faisant naître celui du Colonel.

— Je vous avais prévenu.

— Mais que lui est-il arrivé ?

— Son cancer de la peau s’est résorbé, et pendant trois mois tout s’est bien passé. Puis subitement, il a vu Ahmed en rêve, et les tumeurs sont revenues. Son corps en a développé en masse, sur la peau les organes et les os, mais sans que son pronostique vital soit engagé.

                Harold fronça les sourcils.

— Jusqu’à ce que ?

                Le Colonel pinça les lèvres.

— Jusqu’à ce que l’une d’entre elles écrase totalement son cerveau.

— Donc il est mort ?

— Mort cérébrale. Son corps vit toujours. Nous l’utilisons dans le cadre de nos recherches de lutte contre le cancer.

                Michelle serra la main d’Harold un peu plus fort alors que l’Officier supérieur reprenait.

— Sujet Deux. Elliza Carantes, philippine, trente-six ans, née avec la maladie des os de verre.

                La photo dévoila un corps déformé par les nombreuses fractures subites tout au long de sa vie.

— Elle avait déjà eu une vie plutôt longue pour une personne atteinte de cette pathologie, mais elle comptait sur nous pour changer sa vie. Et ça a fonctionné au-delà de nos espérances, regardez.

                La photo suivante montra un corps humanoïde recouvert d’une étrange carapace recouvrant son corps sans pour autant bloquer les articulations, et Michelle se raidit à sa vue.

— Merde ! Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ?

                Le professeur Dupont prit la parole.

— Son organisme a développé sa masse osseuse de manière extrêmement ordonnée pour renforcer son squelette fragile, puis petit à petit recouvrir chaque zone vulnérable, ce qui signifie aussi les corps moues et l’épiderme. Pour faire simple, c’est un tatou humain…

— Mais elle vie encore ?

— Oui. Et j’ai eu de longs entretiens avec elle. C’est d’ailleurs à elle que je dois ma théorie selon laquelle la mentalité, la personnalité et le moral de chacun des sujets jouent sur son évolution. Pour Un, il s’est laissé sombrer quand les tumeurs sont revenues, et elles ont donc pris le pas sur le reste. Pour Deux, c’est l’inverse. Elle a vu son corps se renforcer et s’est battue pour continuer à guérir, quitte à devenir… Ce que vous voyez à l’image…

                Harold secoua lentement la tête.

— Vous êtes vraiment des enfoirés…

                Le Colonel le dévisagea en fronçant les sourcils.

— Je vous demande pardon ?

                Harold se releva en lâchant la Main de Michelle pour abattre les siennes sur la table.

— Vous avez joué avec les espoirs de ces gens, vous leur avez vendu du rêve, tout ça pour les transformer en monstres ! Et après, vous les conservez dans un frigo pour continuer à les étudier ! Vous me faites gerber !

                Allit coupa.

— Elle n’est pas dans un frigo. Tous les sujets ne sont pas morts, Huit et vous en êtes la preuve.

                La pointant du doigt, Harold hurla.

— Elle a un prénom ! C’est un être humain, nous sommes tous des êtres humains, et pas simplement vos cobayes !

                Inspirant un grand coup, il reprit plus calmement.

— Où sont les sujets encore vivants ?

                Le Colonel et les scientifiques échangèrent tous un regard rapide puis le Colonel reprit.

— Tout en bas, au niveau zéro.

                Allit soupira.

— Vous leur donnez trop d’informations. Vous oubliez que ce ne sont que des sujets, pas des scientifiques.

                Le gradé la fusilla du regard avant de répondre, acerbe.

— En attendant, elle n’est pas contaminée par l’Esprit Unique, et lui a su y résister ! Alors ils sauront peut-être nous expliquer comment ça fonctionne et nous aider à régler ce problème à l’avenir !

                Cette fois-ci, la scientifique hurla.

— Elle n’est pas contaminée à cause de sa tumeur au cerveau, et lui y a cédé tout à l’heure !

                Michelle les coupa.

— Oh, minute ! Une tumeur au cerveau ?

                Allit grogna.

— Vous l’aviez avant votre accident, et elle a disparu à la création de l’extra cortex, empêchant le développement de celui-ci et vous rendant de fait insensible à l’Esprit Unique.

                Harold pointa Allit du doigt.

— Ça ! C’est quoi, ça ? Ahmed m’en a parlé !

                Le Colonel ouvrit un nouveau fichier, et tout un lot d’images d’IRM cérébrales apparut tandis que N’guyen venait au tableau de projection.

— L’extra cortex, c’est cette partie du cerveau qui se crée pendant le processus de réparation du C-7. Il relie les trois cortex cérébraux, accroît les aptitudes psychiques des patients et les connecte tous via ce que le Patient Zéro a appelé l’Esprit Unique. Et nous avons gardé le nom.

                Michelle, encore chamboulée par la nouvelle de sa tumeur, demanda.

— Et pour moi ?

                De nouvelles images apparurent et N’Guyen reprit.

— Sur cette image, votre cerveau. Vous voyez la boule, là ?

— Oui.

— C’était votre tumeur. Mais si vous regardez l’image à ma droite, vous pouvez constater qu’elle a disparu, détruite par l’extra cortex qui du coup s’arrête à sa hauteur. Notre déduction logique est que l’extra cortex vous a sauvé la vie, mais que votre tumeur l’a stoppé.

                Harold, le regard sévère, se rassit en serrant Michelle dans les bras puis embrassa ses cheveux avant de se tourner vers les scientifiques sans la lâcher pour autant.

— Et Ahmed alors ?

                Dupont répondit le premier.

— Mauvais choix de candidats. Nous ignorions encore que la personnalité pouvait influer sur les résultats.

                Allit le contredit immédiatement.

— Au contraire. Sa personnalité nous a permis de découvrir le palier ultime de l’évolution humaine.

                Harold papillonna quelques secondes des yeux avant parler.

— Va falloir m’en dire plus, là, parce qu’entre Frankenstein qui dit que c’est de la merde, et la fiancée de Frankenstein qui nous explique que c’est un futur dieu, c’est difficile à comprendre…

                Le Colonel fronça les sourcils.

— Si je ne m’abuse, Sergent, vous aviez postulé pour les FAS ?

                Michelle dévisagea Harold, cherchant à comprendre, et celui-ci lui sourit.

— Forces d’Actions Spéciales. Des super commandos.

— Ah, OK.

                Refaisant face au Colonel, il reprit.

— Affirmatif. J’avais passé les épreuves sportives et présenté les entretiens préliminaires, pourquoi ?

— Les résultats psys vous décrivaient comme quelqu’un d’humain, humble, franc, déterminé et plein de convictions. Le Patient Zéro était un peu comme vous, et quelque part diamétralement opposé à vous.

— Je ne comprends pas…

                Un dossier de personnel s’ouvrit à l’écran tandis que le Colonel expliquait.

— Double Zéro était un soldat de Daesh qui a pris un obus en Syrie. Il a été fait prisonnier, et quand son état a été stabilisé, on l’a réquisitionné pour le programme. Les tests psys ont montré une personnalité tout aussi franche et déterminée, mais aussi particulièrement sombre, jusqu’au-boutiste et particulièrement bien radicalisée. Nous pensions qu’un tel battant serait prêt à tout encaisser, nous n’aurions pas pu prévoir ce qui a suivi…

                Il afficha une nouvelle photo qui glaça Michelle et Harold d’effroi. La créature à l’image ne pouvait être d’origine humaine. Un œil cyclopéen à l’iris fendu et jaune, la peau noire et écailleuse, un nez et des oreilles absents, des dents aiguisées comme des couperets et une mâchoire inférieure pouvant se détacher à hauteur du menton. Michelle demanda d’une voix tremblante.

— Mais bordel, qu’est-ce qu’il s’est passé ?

                Dupont s’assit en expliquant.

— Le sérum exacerbe les traits de caractère. Les battants se battent plus encore, les dépressifs deviennent suicidaires, et ainsi de suite.

                Harold le coupa.

— Alors je dois me préparer à une brillante carrière d’humoriste ?

                Allit haussa un sourcil.

— Ne misez pas trop là-dessus… Je ne voudrais pas que vous soyez déçu…

                N’Guyen ricana tandis que Dupont reprenait.

— Dans le cas de Zéro, le sérum a fait ressortir toute la noirceur de son âme… Ses membres se sont régénérés, son œil encore valide s’est déplacé alors que le second orbite s’est refermé, sa peau brûlée s’est renforcée. Comme l’explosion lui avait crevé les tympans, ses oreilles sont tombées, mais il a retrouvé l’ouïe, et pareil pour son nez. Son sadisme a explosé, et face à sa violence extrême il a fallu l’enfermer. C’est là qu’a été le niveau zéro, un étage en contact avec le sol sous-marin, qui peut être cloisonné par des portes blindées étanches, inondé et détaché du complexe par des explosifs.

                Harold siffla.

— Putain, vous voyez vraiment une grosse menace en lui.

— Je vois le diable en personne.

— Foutaise !

                Allit intervint, très en colère.

— Il n’est pas le diable ! Il est le plus combatif de tous, et si nous trouvons le moyen de juguler son tempérament, il est le summum de l’évolution, l’apogée de notre travail ! L’aboutissement de l’humanité !

                Harold se retint de lui jeter sa tasse au visage, préférant se tourner vers le Colonel.

— Je veux le voir.

— Pardon ?

                Le gradé le regardait avec de grands yeux surpris, et le Sergent reprit.

— Il m’a dit que notre connexion, notre résonnance a-t-il dit, était forte… Aujourd’hui, il m’a dit qu’il ressentait ce que je peux éprouver… Il m’a dit avoir éprouvé ma… Frustration…

                Michelle le dévisagea en haussant un sourcil, et il la regarda en faisant timidement de même avec ses épaules.

— Bah quoi ?

— Frustré ?

— Hey, je te rappelle que même si le complexe pense qu’on baise comme des castors, tu m’as clairement dit qu’il ne se passerait rien entre nous !

                Allit ricana.

— Je vous ai connu moins prude, Palia.

                L’infirmière se leva, prête à lui sauter à la gorge, mais Harold la plaqua sur sa chaise d’une puissante main posée sur son épaule, avant de reprendre.

— Bon, puisque Professeur Connasse a fini de cracher son venin, je reprends. Compte tenu de tout ce qu’il m’a dit, je veux le voir.

                Le colonel le dévisagea, interloqué.

— Vous me donnez un ordre ?

                Harold se leva de sa chaise en répondant.

— Oui, je sais déjà tout ce qu’il me faut pour l’atteindre. Niveau zéro, troisième couloir à droite, code d’accès quarante-deux trente-huit. À vous de voir si j’y vais seul ou accompagné.

                Le Colonel porta les deux poings serrés à ses lèvres en silence, puis répondit au bout de quelques secondes.

— Soit… Nous allons vous conduire.

                Souriant, Harold opina du chef.

— Je vous remercie.

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