Chapitre XIV
Chers amis,
À mon grand regret, ceci est un adieu. Je quitte la civilisation et m'en vais vivre en autarcie dans un écrin de verdure, loin des mégapoles polluantes, loin des publicités plaçant les mots consommation et gagnante dans la même phrase, loin de Google et de ses algorithmes, loin de l'information BFMisée et de ses mensonges influencés par les lobbys, loin des stratégies marketing basées sur la peur, loin des banquiers et de leur humeur indexée sur le CAC 40 ; loin des débats politiques s'apparentant désormais plus à de la branlette intellectuelle qu'aux anciens clivages droite/gauche, loin du progrès technologique qui nous éloigne les uns des autres.
Je renie l'humain, cette espèce en régression qui s'est petit à petit éloignée du chemin que lui montrait la Terre et qui court à sa perte en s'imaginant naïvement que tout s'achète. Je déserte cette société bancale fondée sur un système de profit à court terme, au détriment de l'état de la planète que nous laisserons en héritage. Tout ceci s'effondrera un jour, bien sûr : quand Dame Nature estimera que la farce a duré assez longtemps. Peut-être alors, s'apercevra-t-on que certains films tels que Mad-Max ou Waterworld tenaient plus de la prophétie que de la science-fiction mais il sera trop tard ! Beaucoup le savent mais tout le monde semble s'en foutre comme de sa première chaussette. Je trouve cela effrayant et c'est surtout ce déni collectif qui est devenu insoutenable aux yeux de l’idéaliste que je suis. Je ne trouverai la paix que dans l'isolement.
Adieu donc, Facebook et applications chronophages, adieu amis virtuels, adieu talk-shows soporifiques, adieu télé-réalités jaugées sur le nombre de larmes versées, adieu temples de la surconsommation, adieu chroniqueurs s'écoutant parler, adieu politiques véreux, adieu roi crapuleux conchiant le peuple du haut de sa tour d'ivoire. Adieu peuple soumis : je me garderais bien de te blâmer si tu étais aveugle mais non !!! Tu vois, tu sais... mais tu te contentes de fermer les yeux pour supporter ce monde en perdition. C'est intolérable ! Adieu pays des droits de l'Homme où l'humain n'a plus sa place... Adieu enfin, chers camarades et amis de chair et d'os, c'est bien vous qui me manquerez le plus.
À propos de droits de l'Homme, un dernier élan de militantisme s'empare de moi. Je tiens donc à vous remémorer le trente cinquième et dernier article de la déclaration universelle de 1789, dans sa version originelle. Sait-on jamais, des fois que cela en inspire quelques-uns d’entre vous...
"Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs."
Bizarrement, cet article et quatre autres un peu gênants ont disparu depuis bien longtemps, au fur et à mesure des mises à jour. La déclaration de 1948 n'en contient plus que trente. Sachez, chers concitoyens, que désobéir est la responsabilité de tout Homme qui aspire à un monde meilleur ! En ce qui me concerne, je pense avoir fait ma part d'insurrection mais j'ai l'impression, depuis plusieurs années déjà, de pisser dans un violon… tel un soliste incontinent abandonné par le philharmonique qui l'accompagnait jadis ! La résignation et la servilité de mes compatriotes sur fond d'injustice ont eu raison de mes convictions.
Adieu, donc... La misanthropie s’empare de moi. Faîtes ce qu'il vous plaira de ce monde. Brûlez-le, faîtes-le péter ou tout ce que vous voudrez. Je n'en serai sans doute plus d'ici que vous y parveniez mais dans un accès d'égoïsme, je m'en éloigne et vais m'en rêver un plus à mon goût.
Bien à vous,
Jacky Pavé
Jacky exécuta un copier/coller de l'éditeur vers son mur Facebook puis, après une dernière relecture, appuya sur la touche « Entrée » avec solennité. Il attrapa machinalement l'anse de son Mug et but une gorgée sans détourner le regard de l'écran. Le café était froid. Il décida alors de faire également ses adieux à son jeu de casse brique. Il cliqua sur l'icône l'air coupable en se pinçant les lèvres. Après tout, c'était là sa dernière session, il pouvait bien s'accorder cela ! Comme pour le rappeler à l'ordre, la sonnerie du téléphone posé sur le bureau lui arracha un sursaut.
— Allô ?
— Salut Jacky. Alors, Prêt pour le départ ?
— Salut Yves. Plus ou moins, oui... Je viens de terminer mon sac.
— Bien... Tu viens dîner à la maison ce soir ? On mangera de bonne heure car demain, départ à l’aube.
— C'est gentil mais je préfère rester peinard, faire le point et me retrouver seul. Tu compr......
— Ça va ne te justifie pas, je comprends... Un besoin d'introspection est tout à fait naturel. Bon, on te prend demain matin. Six heures tapantes devant chez toi, ok ?
— Pas de problème. Merci et bonne soirée. Bises à Françoise.
Jacky raccrocha. Considérant l'appel de son ami comme un signe, il se déconnecta et décida d'utiliser le peu de temps qui lui restait de manière plus appropriée. L'après-midi avançait. Il fit un tour au jardin, rempota les semis de tomates et récolta les premiers radis pour les offrir à Françoise le lendemain. De retour à l'intérieur, il boulota encore quelques restes devant les informations régionales. Mais l'appétit comme la curiosité sur ce que ses congénères faisaient de ce monde lui faisaient défaut. Il éteignit la télé, se servit un scotch, alluma une cigarette et enclencha Passenger de Iggy Pop dans la platine CD. Il s'affala dans son fauteuil et, fermant les yeux, tenta de ne penser à rien d'autre qu'à la musique. Il y parvint pendant le premier couplet mais au refrain, son imagination vagabonda jusqu'au bord d'un fleuve de la forêt amazonienne. Le blanc entre la fin du morceau et le début du suivant le ramena à la réalité mais pas pour longtemps... Son esprit était ailleurs. Inconsciemment, Jacky avait déjà traversé l'Atlantique.
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