Chapitre XIX
Au petit jour, la pluie avait cessé et toute la forêt, chœur des cigales en tête, semblait fêter cette accalmie dans une cacophonie tonitruante. Le soleil perçait la canopée çà et là en de superbes rais lumineux auréolées de brume. Sous le feu d'un de ces projecteurs, indifférent aux braillements taquins d'un groupe de singes hurleurs, un varan patibulaire fouillait l'humus de sa langue fourchue. Une odeur de sous-bois flottait dans l'air, entremêlant des fragrances d'herbe mouillée, de lichen et de champignons. Malgré les courbatures qui le rongeaient, cette scène matinale plongea Jacky dans une béatitude contemplative presque niaise. Comme s'il venait de prendre conscience que cet environnement serait désormais sa maison, sa compagne, son garde-manger, mais également sa télévision... Il s'extirpa de son sac de couchage et ramassa ses chaussures pour les enfiler.
— STOOOOP !!!
Surpris, Jacky tourna une moue interrogative vers son mentor. Yves ne semblait pas plaisanter.
— Tape systématiquement tes godasses avant de te chausser, mon vieux... Araignées, scorpions et autres intrus en tous genres adorent s'y abriter.
Jacky obéit sans sourciller. Rien à signaler dans ses croquenots pour cette fois. Il se leva et, imitant les gestes de son ami la veille, préleva quelques feuilles de corossolier pour préparer de la tisane, qu’ils accompagnèrent de biscuits secs. Yves s'assura du cap à suivre en dépliant carte et boussole. Ragaillardis par le soleil et le petit-déjeuner, ils levèrent le camp.
À mesure qu'ils s'enfonçaient dans la forêt, la végétation devenait de plus en plus dense. Muni de son coupe-coupe, Yves ouvrait la marche. Trempé de sueur, les épaules meurtries, Jacky s'arrêta soudainement, déboucla la ventrale de son sac et le balança au sol avant de s'effondrer dessus sans préavis. Alerté par le bruit, Yves comprit avant même de se retourner. Il revint sur ses pas, déposa son sac et s'accroupit pour fouiller dans une poche de côté. Il en ressortit un paquet de figues séchées et en tendit une à sa recrue. Après un court moment, il lança d'un ton doux et empathique :
— Ne t'assieds pas trop longtemps ma poule... Ça coupe les pattes !
Dépité, Jacky leva yeux dans un soupir de découragement.
— J'y arriverai jamais... J'en peux déjà plus ! marmonna-t-il dans sa barbe.
— Mais si... Tu t'en tires plutôt bien. Rien de plus normal que tu galères, c'est l'acclimatation. Ça ira mieux dans quelques jours. Sincèrement, je pensais que tu réclamerais une pause plus tôt, ça fait une bonne heure qu'on marche par trente degrés avec une hygrométrie proche de cent pour cent ! Avec une trentaine de kilos sur le dos, c'est un bon début, je t'assure...
— Un bon début, mon cul ! On est à peine partis que j'ai besoin d'une greffe de poumon !
— Arrête tes conneries... Sérieux, j'ai vu des gars de la moitié de ton âge craquer avant ça la première journée ! Allez, mange encore quelques figues. Les vivres de course, c'est ça le secret ! S'alimenter en sucres rapides et en fibres régulièrement, c'est essentiel !!!
Jacky obtempéra sans dire un mot. Après quelques minutes, il sentit un léger regain d'énergie opérer, comme une tiédeur partant du ventre pour se diffuser dans tous ses membres. Les figues faisaient leur effet. Jungle Noodle avait raison, une fois de plus... Il appuya les paumes sur ses genoux et se releva péniblement.
— Allez, vogue la galère... éructa-t-il.
Yves soulagea le sac de son ami par le dessous pour l'aider à enfiler les bretelles.
— Surtout, n'hésite pas à réclamer une halte dès que tu en ressens le besoin, avant le coup de pompe... Il est préférable de s'arrêter régulièrement quelques minutes plutôt qu'une demi-heure quand tu n'en peux plus ! recommanda-t-il.
— T'avais raison pour les clopes... J'en ai vraiment aucune envie, là ! reconnut Jacky.
Yves lui lança un clin d'œil complice avant de repartir. Après une centaine de mètres seulement, il stoppa net. Recouvrant son sens de la dérision, Jacky lança d'un ton enjoué :
— Dis-donc, s'arrêter souvent d'accord mais faut tout de même pas ex......
Yves le coupa en posant l'index devant sa bouche. Perplexe Jacky s'approcha en silence.
— Regarde, chuchota Yves en désignant une branche d'arbre. Tu la vois ?
— Oh punaise ! s'exclama Jacky.
— Mygale arboricole, reprit l'ancien légionnaire. Elle est pour ainsi dire inoffensive, tant qu'elle ne se sent pas en danger. Les Guyanais l'appellent Matoutou et cohabitent volontiers avec elle.
— Ça alors, quelle drôle d'idée ! Ils n'ont donc pas de chats ou de chiens, ici ?
— C'est juste qu’elles affectionnent particulièrement les toitures et les jardins. Elles sont donc appelées à côtoyer l'Homme...
— Quand tu dis inoffensive, on peut la prendre dans nos mains comme ils font à la télé ?
— Les plus jeunes, oui mais en vieillissant, leurs poils sous l'abdomen deviennent urticants. Celle-ci a déjà au moins cinq ou six ans.
Ravi qu'il ne soit pas possible d'évaluer son courage sans risquer une crise d'urticaire, Jacky feignit cependant une certaine déception et ils repartirent. En cette saison, les pluies nourricières vivifiaient la nature et les ramifications verdoyantes resplendissaient. Par deux fois, Yves surprit Jacky en train d’empoigner des branches lui barrant la route sans même regarder où il posait la main.
— Jacky, putain !!! Y a pas que des mygales dans les arbres... On y trouve aussi plusieurs espèces de serpents, tous plus venimeux les uns que les autres. Pour couronner le tout, les plus petits sont souvent les plus dangereux. Fais gaffe et regarde où tu poses les mains autant que les pieds, bordel !
Après encore deux courtes pauses, ils débouchèrent sur une sommière et décidèrent de s'y arrêter un peu plus longuement pour le déjeuner. Charcuterie et fromage les ravigotèrent mais la boule de pain achetée sur la route de l'aérodrome avait pris l'humidité.
— Beurk ! Qu'à cela ne tienne, c'est pas perdu pour tout le monde ! s'exclama Yves en la balançant à quelques mètres. C'est toujours ça de moins à porter...
Ils terminèrent avec deux bananes et s'octroyèrent une petite sieste réparatrice avant de repartir.
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