Chapitre XVIII
Comme pour profiter une dernière fois du confort urbain, Jacky dormit à poings fermés jusqu'à dix heures trente. Reposé, il s'étira d'aisance dans un long bâillement avant de prendre conscience que le service du petit déjeuner venait de prendre fin. Cette sentence inéluctable lui rappela ses grasses matinées d'adolescent, lorsque sa mère le tirait du lit à l'approche du sacro-saint déjeuner dominical. Il descendait alors penaud, toisé par le regard inquisiteur du patriarche dégustant son anisette hebdomadaire dans le fauteuil du salon. Encore ensommeillé, Jacky tira les rideaux et scruta le ciel avant de filer sous la douche. Les pluies diluviennes avaient repris...
Après avoir soldé la note de l'hôtel, ils déjeunèrent sur le pouce dans une gargote du côté de Montjoly, puis achetèrent quelques bricoles de dernière minute au supermarché d'en face. Yves réussit à en caser la plupart en les répartissant dans diverses poches de son sac. Cependant, même rigoureusement saucissonnés, les kayaks monopolisaient l'essentiel de l'espace... Les cinq kilos de riz en prévision des jours de disette durent rejoindre le fardeau de Jacky. Avec le casque, sa pagaie télescopique et le plein d'eau, son barda atteignait désormais vingt-neuf kilos.
Un petit détail avait échappé à Jacky en réservant leurs places pour Saül. Ce vol interne n'autorisait que dix kilos de bagages par voyageur. À eux deux, ils cumulaient donc trente-neuf kilos d'excédant, surpoids qui le délesterait de trois-cent-quarante-cinq euros à l'enregistrement, alors que les billets lui avaient coûté soixante euros chacun. En affichant des prix d'appel aussi attractifs, la compagnie comptait sans doute sur ces extras. En effet, qui se hasarderait au cœur de la forêt amazonienne avec dix kilos de matériel ? Quelques randonneurs séjournant à Saül une nuit ou deux pour s'imprégner de l'ambiance, peut-être, mais certainement pas les amateurs de sensations fortes, scientifiques, et autres aventuriers désireux de s'engouffrer au plus profond du poumon de la planète. Le fait que le voyage coûte plus cher en soute qu'en cabine excéda Yves qui sortit de ses gonds. Jacky le tempéra en lui glissant à l'oreille que cet argent ne lui manquerait pas là où il se rendait. De plus, la charmante préposée n'y pouvait rien, elle ne faisait que son travail et il trouvait injuste de s'en prendre à elle.
À peine installés dans l'avion, la voix du commandant de bord saturée par les haut-parleurs les informa qu'ils s'envoleraient avec une demi-heure de retard. On attendait une fenêtre météo pour le décollage. Pour tuer le temps, Yves échangea quelques banalités avec deux jeunes biologistes suisses installés sur les sièges voisins. Ils menaient une étude sur une race de chauve-souris encore inconnue trois ans auparavant. Un spécimen de Ptéronotus Alinotus aurait été repéré à une dizaine de kilomètres au nord de Saül deux nuits auparavant, lors d'un comptage au filet. Jacky trouvait ces deux branleurs d'éprouvettes un peu prétentieux, ils s'écoutaient parler. La biodiversité pour les nuls, contée par deux énergumènes fumeurs de pétards, très peu pour lui. C'est donc sans le moindre sentiment de culpabilité qu'il se tourna de côté, ferma les yeux et s'assoupit.
L'annonce criarde de l'atterrissage fit sursauter Jacky. L'avion planait déjà en dessous du plafond nuageux. À travers le hublot se dévoilait Saül, îlot de civilisation noyé dans un océan de verdure. Tout autour, la forêt s'étendait à perte de vue. Yves salua ses camarades de causette avant de les quitter pour rejoindre son ami en bas de la passerelle. Ensemble, ils remontèrent l'unique piste du minuscule aérodrome jusqu'à l'intérieur du hall. Ils profitèrent de cet abri providentiel pour enfiler les ponchos et dérouler les sur-sacs imperméables. Ainsi équipés, les deux compagnons se mirent en route et traversèrent les rues désertes de la bourgade. À la lisière de la forêt, Jacky marqua un temps d'arrêt pour reprendre son souffle, il transpirait à grosses gouttes. Lisant sur les rides dégoulinantes du front de son ami comme dans un livre, Yves le réconforta.
— C’est le premier jour, mon Jacky. C'est le métier qui rentre, ça va aller ! Pour ce soir, on s'éloigne juste un peu du village, histoire de s'imprégner de l'ambiance et on monte le camp avant la nuit, ok ?
Jacky opina du chef sans un mot et après une courte pause, ils se remirent en route. Grondant au loin, l'orage et ses coups de tonnerre rythmaient la douce mélodie du ruissellement de la pluie, ponctuée çà et là par divers bruits de bestioles non identifiées. L'oiseau sentinelle siffla, prévenant ainsi tous les habitants de la jungle que des intrus venaient d'entrer. Jacky remarqua alors que l’ambiance de la forêt équatoriale était tout sauf calme, rien à voir avec ses homologues métropolitaines où l’on randonnait en silence, surtout par temps de pluie. Quelques minutes plus tard, l'incontournable grand fromager fût prétexte à une nouvelle pause. L'arbre sacré de Saül, plusieurs fois centenaire, crevait le plafond de la canopée et s'élevait vers les cieux. D'ici, on ne distinguait même pas la cime et sa circonférence au sol frisait les vingt mètres. Jacky plongea dans une sorte de recueillement et ne put retenir une pulsion. Comme il aimait le faire chez lui avec les chênes centenaires, il s'approcha pour l'enlacer et se sentit soudain petit, tout petit... Ému, il se laissa glisser à genoux sans relâcher son étreinte, embrassa l’écorce puis se tourna vers son ami en chuchotant :
— On est peu de choses tout de même…
Attendri, Yves approuva d'un battement de cils en souriant, puis il préleva un petit morceau d'écorce à la base du tronc avec son couteau.
— Mais qu'est-ce que tu fous, bordel ? demanda Jacky perplexe.
— Tu le sauras très bientôt, répondit Yves mystérieux en rangeant le larcin dans sa poche. Ne t'inquiète pas, c'est pour la bonne cause et ce grand gaillard aura tôt fait de se remettre de cette meurtrissure.
Ils se remirent en route. Après une demi-heure de marche en direction du sud-est, Yves repéra un emplacement idéal pour le campement.
— Je crois que nous dormons ici ce soir, mon Jacky…
Soulagé savoir sa journée de marche achevée, Jacky laissa choir son sac et s'effondra dessus dans un bruyant soupir de soulagement. Impatient de partager son savoir-faire, Yves entreprit sur le champ la formation son apprenti. Première leçon : installation d'un bivouac. L'ex-instructeur exposait son raisonnement en temps réel, expliquait chaque geste, enrichissant au passage son discours de généralités sur la survie en milieu hostile. Avide de connaissances, Jacky écoutait, observait, piochait dans son sac, passait les outils... Un vrai petit soldat, volontaire et discipliné !
Yves avait repéré quatre arbres qu'il jugeait parfaitement disposés. Ils commencèrent par débroussailler l'intérieur du carré à la machette. Comme il l'avait jadis enseigné à des centaines de recrues, l'ancien légionnaire indiqua la posture correcte à son ami, afin de rentabiliser l'effort au maximum en toute sécurité. Le dos bien droit, la lame toujours vers l'avant, il envoyait des revers de bras en diagonale à la hauteur souhaitée. Une fois l'emplacement dégagé, ils installèrent les hamacs puis étendirent la grande bâche par-dessus le tout. Enfin, chacun ancra son rabat de toiture au sol, sur le flanc externe de son hamac, grâce aux œillets prévus à cet effet.
— Hé ! Prends pas toute la couette ! taquina Yves qui trouvait son côté un peu court.
Les deux compères fignolèrent quelques ajustements en plaisantant avant de s'accorder un instant de répit sous leur abri de fortune. Assis sur son sac, Yves sortit alors le morceau d'écorce de fromager de sa poche et se mit à peler de minces filaments avec son canif.
— Vas-tu enfin me dire ce que tu comptes faire avec ça, bon Dieu ! réclama Jacky.
— Du feu... répondit l'autre sourire aux lèvres en levant les yeux vers son ami.
— Quoi ? Du bois y'en a partout autour de nous ! Tu ne vas pas me dire que t'as martyrisé cet arbre ancestral pour allumer du feu ? s'emporta Jacky.
— Tu ne crois pas si bien dire ! L'écorce de fromager est sans doute le meilleur amadou que l'on puisse trouver en forêt amazonienne...
— Le meilleur quoi ?
— Le meilleur amadou, le meilleur allume-feu si tu préfères... Et sous cette pluie battante, ça ne sera pas du luxe, crois-moi ! expliqua Yves en continuant de détailler des cheveux d'anges avec son couteau.
— ...
— Tout est trempé en cette saison. C'est pourquoi je me suis permis de nous octroyer ce petit morceau d'écorce salutaire. Un vieil amérindien m'a affirmé un jour que la nature n'est pas rancunière si l'on ne prélève que ce dont on a besoin. Pour commencer, il va nous falloir du petit bois, en quantité et le plus fin possible. Ensuite, nous augmenterons progressivement le diamètre des branchages.
— Je vois... Allez va, je m'y colle ; la nuit sera bientôt là, lança Jacky en se levant. Oh hisse ! Putain, je redécouvre des muscles et des articulations dont je ne me souvenais même plus !
Quelques minutes plus tard, Jacky déposa un fagot de brindilles devant son mentor pour inspection. Celui-ci avait terminé son ouvrage. Les mains sous le poncho, il s'affairait à sécher les zestes d'écorce en les frottant contre lui.
— Parfait ! approuva Yves. Il nous en faut d'autres, je t'accompagne. Continues avec cette taille, je cherche quelques rameaux un peu plus gros.
Après quelques allers-retours, ils jugèrent le stock de bois suffisant. L'ancien légionnaire sortit un plastique opaque de l'une des poches de son sac et le déballa religieusement. Bientôt apparût une plaque de taule toute rouillée de forme rectangulaire. Préférant garder ses interrogations pour lui, Jacky se contenta d'observer. Yves posa le morceau de ferraille au sol, le recouvrit de quelques feuilles mortes, disposa par-dessus les précieux filaments une sorte de méli-mélo très aérien, et parsema le tout de fines brindilles. Au troisième coup de firesteel, quelques flammèches de fromager s’empourprèrent. Affalé sur le sol, Yves soufflait délicatement sur les braisettes pour attiser le foyer. Soudain, la boule s'enflamma.
— Victoire ! s’écria Jacky.
À mesure que le foyer s’avivait, Yves l’alimentait avec des branchettes de plus en plus conséquentes. Quand la braise lui parut suffisante, il fit glisser la taule d'un délicat coup du pied jusqu’à la limite de l'abri, de manière à ce qu'ils puissent se tenir devant le feu sans se mouiller et que celui-ci ne menace pas leur toit d'un soir.
— Je vais nous trouver des bûches un peu plus grosses pour qu'elles aient le temps de sécher un peu. Veille bien sur le feu, ma poule... Ici, le feu c'est la vie ! lança Yves en s'éloignant muni de sa frontale.
Silencieux, Jacky détaillait son ami avec admiration. En à peine une heure, Jungle Noodle lui avait appris les rudiments du coupe-coupe, avait mené l'installation du camp de main de maître et avait allumé du feu sous des trombes d’eau. Respect ! Ils disposèrent les quelques souches en demi-cercle autour du brasier puis étendirent leurs vêtements. En caleçon et chaussé de ses sandales, Jacky préleva un peu de braises pour le poêle Rocket et mit de l'eau à bouillir pour la cuisson du riz. Yves songea un instant à le raisonner, la forêt pouvait leur fournir de quoi manger. Cependant, il eut pitié de son ami épuisé qui avait déjà quantité d'informations à mémoriser. Un pas après l'autre, la leçon de prospection de nourriture serait pour plus tard. Comme pour corroborer ses pensées, Yves remarqua à cet instant un corossolier à quelques mètres, arbre célèbre pour son fruit délicieux. La tisane qu’on extirpait de ses feuilles était un narcotique apaisant, tel la camomille ou le tilleul chez nous. Pour ce soir, une écuelle de riz, une infusion et une bonne nuit de sommeil suffiraient. Le lendemain, une longue et harassante journée de marche les attendait.
Annotations
Versions